vendredi 10 janvier 2014

Dernière nuit à Montréal (Emily St-John Mandel)

Gens du voyage, SDF.

Cette transition 2013-2014 était sans aucun doute placée sous le signe des disparitions : après le final émouvant de la série islandaise Erlendur, après les évaporés de Fukushima, voici maintenant Dernière nuit à Montréal de la canadienne Emily St-John Mandel(1).
À sept ans, Lilia a été enlevée par son père américain : la mère québécoise semble avoir été une mauvaise mère et le demi-frère semble rassuré d'avoir vu sa sœur s'échapper. Depuis, Lilia et son père, fuyards permanents, courent les routes des États-Unis. Un road trip sans issue dont on aura seulement quelques bribes au fil du livre. Un voyage sans fin, à tel point que devenue adulte, Lilia poursuivra seule sa fuite éperdue et abandonnera régulièrement ses petit(e)s-ami(e)s. Sans attache, sans domicile.
Le livre se construit autour de Lilia ... mais pratiquement sans elle : c'est l'arlésienne et l'on devine son portrait en creux à travers les quelques personnages qu'elle a obsédés.
Eli, le dernier petit-ami en date, un new-yorkais désemparé qu'elle vient de larguer.
Christopher, un détective privé québécois qui pourchassa les fuyards à travers les routes US, obstinément et pendant des années.
Michaela, la fille de ce détective qui sacrifia femme et enfant à son idée fixe.
Tous errent dans le sillage de Lilia, emportés par leur obsession, se retrouvant comme elle sans domicile fixe. Errant tels des gens du voyage (certains ont encore les gènes du cirque dans le sang), mais d'un voyage sans but, sans autre but que l'insaisissable Lilia.
Voilà un roman bien étrange(2), plein de mystères qui semblent insondables : la figure fantomatique et inquiétante de la mère de Lilia, la famille désintégrée du détective (telle un miroir déformé de la famille de Lilia), le mystérieux accident de Christopher, ...
Un bouquin plein de bonnes trouvailles, à la fois littéraires et scénaristiques, comme le travail de Eli sur les langues qui disparaissent, les acrobaties de funambule de Michaela ou encore les petits mots que griffonnait la petite Lilia dans les bibles des motels lorsqu'elle était en cavale avec son père.

[…] Elle griffonna rapidement en travers du texte : "Je n'ai pas disparu. Arrêtez de me chercher. Je veux rester avec mon père. Arrêtez de me chercher. Laissez-moi tranquille". Elle signa de son prénom, d'une main qui tremblait, parce qu'il y avait encore dans le monde des gens qui voulaient qu'on la retrouve : elle laissait pourtant ses messages dans des bibles depuis si longtemps, si longtemps, mais personne ne les recevait. 

Au fil des aller et retour entre passé (qui s'éclaire peu à peu) et présent (de plus en plus complexe), l'auteure nous fait croiser de beaux personnages, intrigants et complexes, troublants et troublés.
Une histoire où l'on s'attache à la personnalité insaisissable de Lilia tout autant qu'aux destins désemparés des êtres qu'elle a croisés et obsédés, ...
Un roman triste et mélancolique(3), poignant et plein d'émotions. Original également.
Vous l'avez compris, c'est notre coup de cœur de ce début 2014.
C'était en  2009 (en VO) le premier roman de cette jeune auteure (chapeau !) et un autre ouvrage est désormais disponible en français : On ne joue pas avec la mort (mais pas encore en poche, ni en ebook). Nul doute qu'on reparlera de cette canadienne.
(1) - Emily St-John Mandel est une anglophone de Colombie-Britannique qui a vécu quelques années à Montréal, ce qui explique certains passages (un peu appuyés à notre goût) sur la "solitude" des anglophones chez leurs cousins du Québec !
(2) - ce n'est pas vraiment un psycho-thriller, encore moins un polar, tout au plus un roman à suspense même si ce n'est pas le but premier de l'auteure
(3) - on pense parfois au film de Philippe Lioret avec Mélanie Laurent, peut-être sous l'association des prénoms


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Pour celles et ceux qui aiment les voyages sans but.

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