lundi 15 septembre 2025

Lire Lolita à Téhéran (Azar Nafisi)

[...] Cette histoire leur avait plu, voilà tout.


Entre l'essai littéraire et le récit autobiographique, la professeure Azar Nafisi nous invite à réviser nos classiques et la révolution iranienne.

L'auteur, le livre (432 pages, mai 2024 chez Zulma, 2004 chez Plon et 2003 en VO) :

Azar Nafisi est née en 1947 à Téhéran dans une famille privilégiée et lettrée (son père fut maire de Téhéran lorsque le Shah régnait et reçut la Légion d'honneur des mains de De Gaulle). 
Après avoir été exclue de l'université où elle enseignait la littérature occidentale puis réintégrée, elle finira par démissionner et réunira clandestinement chez elle quelques jeunes femmes, tous les jeudis matin pendant près de deux ans, notamment pour leur faire Lire Lolita à Téhéran.
En 1997, elle choisira l'exil aux États-Unis.
Ce livre autobiographique raconte cette expérience et un film en a été tiré cette année, réalisé par l'israélien Eran Riklis avec Golshifteh Farahani dans le rôle de l'auteure et professeure Azar Nafisi.
Un film qu'il faut sans doute relier au Cercle des poètes disparus ou au Sourire de Mona Lisa.

À l'heure où les femmes afghanes ont volé la vedette aux iraniennes, à l'heure où certains voudraient ré-écrire des œuvres du passé jugées non conformes et où d'autres voudraient interdire le port du voile chez nous, il n'est peut-être pas inutile de lire ou relire Azar Nafisi. 
La traduction de l'anglais (États-Unis) est signée par Marie-Hélène Dumas.

Le pitch et ... les livres :

Laissons Azar Nafisi nous résumer elle-même ses mésaventures de professeure iranienne :
« [...] À l’automne 1995, après avoir démissionné de l’université, j’ai décidé de me faire plaisir et de réaliser un rêve. J’ai choisi sept de mes étudiantes, parmi les meilleures et les plus impliquées, et je les ai invitées à venir chez moi tous les jeudis matin pour parler littérature.
Le séminaire avait pour thème les rapports de la fiction et de la réalité.
Nous lisions les classiques persans, comme Les Mille et Une Nuits de Schéhérazade, notre dame de la fiction, et ceux de la littérature occidentale, [...] ceux de Jane Austen, de Nabokov et de Flaubert. »
Au cœur de cet érudit gynécée littéraire, les meilleurs moments sont sans doute les arrivées des jeunes femmes le jeudi matin, chacune leur tour, quand elles retirent leur uniforme imposé, voile et robe sombre, dévoilant les couleurs de leurs vêtements occidentaux. 
« [...] Quand elle a enlevé sa robe et son foulard, je suis restée pétrifiée. Elle portait un T-shirt orange rentré dans un jean moulant, et des bottes marron, mais le plus impressionnant était encore la masse luisante de cheveux brun foncé qui flottait maintenant autour de son visage et qu’elle secoua de droite à gauche. »
Bien loin d'être une simple collection d'anecdotes personnelles, le livre, découpé en plusieurs parties ou sections, est un véritable essai littéraire : n'oublions pas que l'auteure est tout de même professeure de littérature !
Chaque épisode est l'occasion de décortiquer minutieusement l'un des grands romans de la littérature étasunienne (heureusement Wikipédia nous propose d'excellents résumés !) et de nous immerger dans l'une ou l'autre des périodes de la révolution iranienne

 La première partie est consacrée à la Lolita de Nabokov, à Téhéran c'est la fin des années 90 avant que Azar Nafisi ne quitte l'Iran pour les US, c'est l'épisode du fameux gynécée littéraire.
À première vue le parallèle est assez limpide : si Humbert (le héros solipsiste de Nabokov) tentait de façonner sa Lolita à l'image de sa fiction sexuelle, les imams iraniens voulaient modeler les femmes du pays selon leur propre fiction.
« [...] Un régime totalitaire qui s’introduisait constamment jusque dans les moindres recoins de nos vies privées et nous imposait sa fiction sans pitié. »
Fiction, c'est bien le mot-clé pour Azar Nafisi et c'est le thème de ses séminaires, de ses conférences et de son enseignement littéraire.
Quand à l'âge de la trop jeune Lolita victime de son prédateur...
« [...] Cette enfant, si elle avait vécu sous la République islamique, aurait été depuis longtemps bonne à être mariée à des hommes plus vieux que ne l’était Humbert. »
 Lorsqu'elle s'attaque à Gatsby (Le magnifique de Fitzgerald), l'auteure revient sur la révolution islamique des années 79 et c'est peut-être la partie la plus intéressante où l'on va redécouvrir ces événements, vécus de l'intérieur.
 Ce sera ensuite le tour de l'écrivain Henry James et des années 80, celles de la guerre Iran-Irak et des raids aériens sur Téhéran.
 Enfin, nous revoici dans les années 90, Khomeiny est décédé, réactionnaires et réformistes s'affrontent sans que s'améliore beaucoup la condition des iraniennes et le lecteur retrouve le gynécée littéraire qui entreprend cette fois l'étude des romans de Jane Austen, avant que vienne le temps de l'exil.

♥ On aime :

 On peut s'étonner du succès de cet ouvrage atypique qui tient plus de l'essai littéraire que du classique récit autobiographique. Il faut se laisser promener entre deux par la très belle plume d'Azar Nafisi, qui laisse son lecteur picorer de ci ou de là, mais j'avoue en avoir appris beaucoup plus sur la littérature que sur l'Iran. 
Peut-être parce que l'auteure se met délibérément en retrait des convulsions politiques qui ont secoué son pays.
Mais c'est assurément un livre écrit au féminin, avec ces jeunes iraniennes au cœur d'une histoire racontée par une femme qui s'intéressent beaucoup aux personnages féminins des romans des auteur(e)s cité(e)s plus haut.
 Et puis bien sûr, il est impossible de ne pas succomber au charme de ces étudiantes et leur professeure, celles qui ouvrent et referment le livre, ce gynécée littéraire, ce cercle des poétesses disparues [clic et clac]. 
C'est avec elles que l'on va (re-)découvrir les grands classiques de la littérature anglo-saxonne et/ou (re-)visiter les épisodes de la révolution iranienne.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes et la littérature.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Zulma (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

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