Affichage des articles dont le libellé est histoire+polar. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est histoire+polar. Afficher tous les articles

jeudi 24 juillet 2025

Black Gospel (LF. Bollée, B. Beuzelin)


[...] « I have a dream ».

Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar socio-historique" peu commun mais franchement réussi.

Les auteurs, l'album (168 pages, juin 2025) :

Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La bombe atomique.
Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington. 
Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) !

Le contexte :

Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels.
On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ».
Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié.
Et la veille même du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US.
Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale.

Le canevas et les personnages :

En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King.
Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817.
L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63.
« [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... »
Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ».
Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé !
Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ?

♥ On aime :

 Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans. 
À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé.
 Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit.
Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
« [...] - Le tableau n'est pas vraiment joli, inspecteur ...
- On est à New York, rien n'y sera jamais joli, vous ne croyez pas ?
[...] Je me sens encore plus inutile qu'avant ... Est-ce qu'on est tous destinés à rater sa vie, tu crois ? »

Pour celles et ceux qui aiment les polars et l'Histoire.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Hachette/Robinson (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 11 juin 2025

Les lendemains qui chantent (Arnaldur Indridason)


[...] Si seulement la réponse était simple.

Un Indridason bon cru où l'insupportable Konrad s'obstine encore et toujours à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour établir un lien entre des événements antédiluviens qui n'en ont apparemment aucun.

L'auteur, le livre (336 pages, février 2025, 2023 en VO) :

Lors de l'épisode précédent de la série "Kónrað" (Les parias), le lecteur avait pratiquement obtenu la clé de pas mal de mystères et s'était dit un peu vite qu'il s'agissait peut-être du dernier de cette série bien sombre, avec un héros qui n'en est pas vraiment un, aussi mal à l'aise dans sa vie privée que dans son métier de flic, et qui porte sur ses épaules tout le poids d'un père toxique et à moitié escroc.
Mais c'était compter sans la persévérance de Arnaldur Indriðason et sans l'obstination de son héros, le fameux Kónrað, Konni pour les intimes.
Alors, après Les parias, voici donc Les lendemains qui chantent, un roman où Indriðason affûte encore son regard sur l'Histoire de son île, une histoire faite de compromissions, de corruptions et d'égarements.

Le canevas et les personnages :

Et bien non, Konni, le flic à la retraite, n'en a pas fini avec les mystères du passé.
Dans les années 70, un homosexuel a été assassiné : son corps n'a pas été retrouvé mais un homme, Natan, a été arrêté et a fini par avouer le meurtre. Natan est mort en prison.
La victime c'était Skafti, « Skafti Timoteus Hallgrimsson, dont on pensait qu’il avait été assassiné à Reykjavik dans les années 70 ».
Dans les années 80, toujours en pleine guerre froide, c'est le propriétaire d'un pressing qui disparaît sans laisser de traces et « la police n’avait jamais su ce qu’était devenu Pétur Jonsson . Les recherches de grandes envergures engagées n’avaient jamais abouti. ».
Nous voici en 2019 : le corps de Skafti vient d'être retrouvé, mais pas vraiment là où on l'attendait. 
Dans le même temps, c'est le cadavre de Franklin, un ami de Pétur, qui est retrouvé assassiné au bord d'un lac.
Est-ce qu' « il y aurait un rapport entre la mort de Franklin aujourd’hui et la disparition de Pétur il y a des dizaines d’années ? ».
Kónrað, le flic retraité au passé douteux (... de vieilles affaires bâclées), va reprendre du service, recommencer à creuser dans le passé de l'île, harceler ses concitoyens ou même interroger ses proches.
D'autant plus que c'est son ami Leo qui, à l'époque, avait mené l'enquête et inculpé le meurtrier de Skafti tandis qu'aujourd'hui « les médias voulaient savoir qui avait mené l’enquête à l’époque et pourquoi elle avait été autant bâclée. ».
« [...] – Qu’est-ce que vous avez foutu quand vous avez arrêté Natan ? demanda-t-elle d’un ton accusateur. Comment vous avez pu bâcler l’enquête à ce point ? 
– Comment on a pu ? soupira Konrad. Si seulement la réponse était simple. »
Kónrað et le lecteur auront bien du mal à démêler les fils du passé et l'aide de son amie Eyglo avec ses séances de spiritisme ne sera pas de trop.

♥ On aime :

 L'intrigue est longue et lente à se mettre en place : l'insupportable Konrad s'obstine à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour trouver un lien entre des événements qui n'en ont visiblement aucun. 
Tel un jouet mécanique infatigable, il fonce, pose des questions, dérange, blesse, perturbe, et puis se heurte finalement à un mur de silence. Alors il repart sur une autre piste, fouine, pose ses questions, irrite, vexe, et puis bute à nouveau ...
« [...] – J’avais oublié ce détail.
– Lequel ?
– À quel point vous êtes insupportable, répondit Dagmar en se levant pour lui indiquer la sortie. Mais maintenant je m’en souviens. Vous passiez votre temps à poser des questions sans intérêt. Et à fouiner dans des affaires qui ne vous concernent pas. Je vois que ça n’a pas beaucoup changé.
[...] – Vous cherchez quoi, au juste ? demanda Sveinb-jörn.
– Un mensonge, répondit Konrad sans hésiter. Je cherche un mensonge. Il y a forcément des gens qui ont menti dès le début dans cette enquête.
[...] – J’ai préféré attendre.
– Vous avez peut-être attendu assez longtemps.
– Peut-être, répondit Ivan. J’ai peut-être attendu assez longtemps… »
 Le lecteur fidèle va retrouver là tous les thèmes récurrents de cet auteur, c'est un véritable festival et le passé dans lequel farfouille Konrad est celui de la guerre froide. 
Il y a donc l'insupportable présence américaine sur l'île.
« [...] À cause de l’armée. Des troupes américaines. Je les détestais. Je ne supportais pas leur présence en Islande. J’ai grandi dans cette haine. Dans cette hostilité. On m’a toujours dit qu’on devait s’opposer à la présence des soldats américains. »
Il y a l’espionnite à laquelle se livrent soviétiques et américains, utilisant les islandais comme des pions sur l'échiquier mondial, à l'époque où certains « avaient tourné le dos au socialisme après leur séjour au pays des lendemains qui chantent ».
« [...] – Vous devriez aller discuter avec le Comité d’exportation du hareng, avait conseillé le fonctionnaire des Affaires étrangères lorsqu’ils s’étaient séparés à la Bibliothèque nationale.
– Le Comité d’exportation du hareng ? s’était étonné Konrad.
– À mon avis, c’est une bonne idée. Ce comité était le seul organisme islandais à se rendre régulièrement à Moscou pour signer des accords concernant le hareng avec les Russes. Si j’enquêtais sur une affaire d’espionnage dans notre camp, je commencerais par là. »

Je vous parle d'un temps où l'on roulait en Lada et où les chalutiers russes croisaient au large de Reykjavík. 

Il y a ces pesantes histoires de famille, lourdes de secrets et de non-dits, là où se nouent la plupart des drames.
« [...] Il pensait à ces secrets inavouables, à cette tragédie familiale, à toute cette dissimulation et aux fausses accusations proférées.
[...] Tu l’as tué pour le faire taire. Vous avez beaucoup de mal avec la vérité dans cette famille. »
 Et puis il y a bien entendu ces fameuses « disparitions islandaises » que Indridason a rendues célèbres au fil de ses bouquins et sans lesquelles un polar islandais n'en serait pas vraiment un, au point d'en faire presque un running-gag (si tant est que l'on puisse parler de gag ici, mais on peut, puisque l'auteur lui-même s'autorise un peu d'autodérision à ce sujet) : « j’espérais que l’enquête conclurait à une disparition typiquement islandaise. »
« [...] On entendait très souvent parler aux informations de touristes qui trouvaient la mort dans des accidents sur le réseau routier islandais de piètre qualité, qui s’égaraient et s’épuisaient loin dans les hautes terres inhabitées, qui tombaient d’une falaise, se noyaient dans la mer ou dans les lacs, ou qu’on retrouvait morts dans leurs chambres d’hôtel. La sécurité civile n’avait jamais eu autant de travail que depuis l’essor de l’industrie touristique.»
 Vous l'avez compris, après des débuts compliqués, la suite du roman tient toutes ses promesses et c'est un excellent Indridason qui ne décevra ni les fans de cet auteur ni les habitués de la série Konrad. 
Tant que vous n'avez pas lu Indridason, vous ne savez pas ce que c'est qu'un cold case.
Une fois n'est pas coutume, l'obstiné Konrad finira, à force d'entêtement, par déterrer les cadavres disparus et démêler les fils du passé, mais cette fois on se gardera bien de dire que, après les mystères résolus, c'est peut-être le dernier épisode de la série ! 
On a appris à tenir compte de la ténacité de l'écrivain et de l'acharnement de son héros : pas dit qu'ils aient sorti tous les squelettes des placards islandais ! Peut-être aurons-nous encore le plaisir de retrouver ce Konrad, le flic le plus insupportable du rayon polars avec ses « questions insistantes ».

La curiosité du jour :

Petite curiosité historique, au détour d'une page, Indriðason évoque le mouvement des « chaussettes rouges » et le combat des femmes de l'île pour gagner une place plus digne dans la société islandaise jusqu'à la fameuse grève du 24 octobre 1975 : la journée sans femmes lorsque 90% des islandaises ont cessé toutes leurs activités.

Pour celles et ceux qui aiment Konni.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Métailié (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 16 avril 2025

Moneda (Stéphane Keller)


[...] Aux autres de pleurer…

Chronique d'un coup d'état annoncé : ambiance de fin de règne à Santiago du Chili à la veille du putsch de Pinochet.

L'auteur, le livre (544 pages, septembre 2024, en poche mai 2025) :

Dans ses romans, l'écrivain-scénariste Stéphane Keller explore la période des années 60-70 au cours de laquelle les états se montraient coupables des pires compromissions pour maintenir leur pouvoir et leur emprise sur d'autres nations et colonies. 
Ce fut notamment Rouge parallèle (2018) qui nous emmenait d'Alger à Dallas, Telstar (2019) qui nous plongeait au cœur de la Bataille d'Alger et Mourir en mai (2023) dans l'après-guerre.
Des romans qui entremêlent petite et grande histoire.
Avec Moneda, l'auteur nous emmène en 1973 au Chili pour cette chronique d'un coup d'état annoncé, des événements qui ont marqué profondément ma génération.

Les personnages :

Stéphane Keller a l'élégance de mêler à ce nouveau roman quelques personnages venus de ses précédents ouvrages.
Comme ce Sébastien Desboz, nouveau nom d'emprunt du cynique Paul-Henri de la Salles, un ancien de la sinistre division Charlemagne mais désormais retraité des 'affaires', qui tient désormais Le Bar du Suisse en plein centre de Santiago du Chili, non loin de "la grand-place, celle-là même où se dressait le Palacio de la Moneda, ce palais de la Monnaie qui, depuis le milieu du dix-neuvième siècle, servait de résidence aux présidents de la République. Le Bar du Suisse était à quelques centaines de mètres à peine".
L'inspecteur Alejandro Vega-Pirri vient y prendre son café.
Il y a là aussi le sombre lieutenant Yanez-Vidal, un soldat chilien du 1er régiment qui tourne autour des jolies serveuses du café.
Dans le bar du faux suisse, le lecteur pourra même assister à la rencontre surprise du faux Sébastien Desboz et du journaliste Guillermo Calderón venu de Madrid pour couvrir les événements qui se préparent.
Mais un bon coup d'état ne se prépare pas sans l'aide active des américains : il nous faut donc également un général deux étoiles, comme Lee Preston Beaulieu, l'homme tout puissant des services secrets de l'armée US. 
Aux côtés de ces personnages de roman, on évoquera d'autres personnalités véridiques comme Paul Aussaresses et le colonel  Charles Lacheroy venus apporter aux américains leur expérience de la guerre insurrectionnelle et de la torture, un savoir-faire précieux acquis en Indochine et en Algérie.
Le lecteur va même croiser Henry Kissinger, futur prix Nobel de la Paix, ou encore Richard Nixon, le président empêtré dans les eaux troubles du Watergate.

Le canevas :

Nous sommes donc au Chili en 1973, à l'aube du coup d'État militaire du général Augusto Pinochet, qui s'apprête à renverser le président Salvador Allende et son gouvernement d'Union Populaire.
[...] — Avec ce qui se prépare…
— Et qu’est-ce qui se prépare… ?
— Allons, Don Sebastian. Vous devez bien deviner. Monsieur Allende ne verra pas le nouvel an.
Les services de renseignement de l'armée US et l'équipe du général Beaulieu s'affairent à entraîner les militaires chiliens en vue du putsch.
Dans le même temps, la CIA s'occupe activement de semer le chaos au sein de la population civile : elle met sur pied quelques assassinats ciblés, accuse les rouges, finance et orchestre les grèves (comme la fameuse grève des camionneurs), organise la pénurie, ...
[...] La situation économique du pays était désespérée. Le travail de sape effectué depuis trois ans par les USA allait porter ses fruits. Les trois millions de dollars alloués par Nixon à la CIA n’avaient pas été jetés par la fenêtre.
En marge de ces préparatifs politico-militaires, Stéphane Keller déroule une intrigue policière : un tueur en série s'en prend sauvagement aux jeunes femmes qui ont le malheur de marcher seule le soir dans les rues sombres de Santiago.

♥ On aime un peu :

 J'avoue ne pas avoir été vraiment emballé par les imbrications entre les nombreuses intrigues qui nous permettent de suivre les différents personnages. Il y a plusieurs histoires dans l'Histoire, beaucoup de portes ouvertes et l'auteur en referme même plusieurs au fil de son roman. 
Certains personnages sont à la limite de la caricature, le trait vraiment forcé, et aucun n'est vraiment sympathique. Quelques femmes peut-être. 
L'intrigue policière manque un peu de piquant et le thriller politico-militaire est un peu convenu : on n'en apprend pas assez sur ce coup d'état (les curieux d'Histoire resteront sur leur faim) et tout cela ne suffit pas pour captiver le lecteur.
 Il s'agit plus d'un roman d'ambiance que d'un véritable thriller et le côté réussi du bouquin, c'est justement la description de l'atmosphère de fin de règne, de fin d'un monde, qui baigne Santiago (mais aussi les États-Unis où l'ambiance est tout aussi délétère). 
Les personnages sont tous plus désenchantés et cyniques les uns que les autres, et ils semblent errer comme des fantômes, perdus dans ce monde crépusculaire.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Toucan (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

vendredi 4 avril 2025

Bons baisers de Tanger (Melvina Mestre)


[...] Mission Danger à Tanger !

Troisième aventure de la détective privée marocaine Gabrielle Kaplan.
Une intrigue au parfum entêtant de voyous et d'agents secrets : Tanger nid d'espions !
Révisez vos classiques !

L'auteure, le livre (240 pages, avril 2025) :

Melvina Mestre a vécu son enfance à Casablanca (elle est née en 66).
Elle est l'auteure d'une série policière qui se déroule dans le Maroc des années 50 et qui a pour héroïne, une détective privée : Gabrielle Kaplan.
Après Casablanca, après Marrakech, Gabrielle Kaplan nous envoie de Bons baisers de Tanger pour sa troisième enquête.

Le contexte :

Tout comme dans les chapitres précédents, l'enquête policière sert de toile de fond pour nous immerger dans le Maroc des années 50, en pleine mutation sous l'influence américaine, alors que la métropole française peine encore à se remettre des pénuries et privations d'après-guerre.
Après Casablanca et Marrakech (les deux épisodes précédents), Melvina Mestre et son héroïne Gabrielle nous embarquent à Tanger"cette ville-monde, ville de tous les trafics"
Bien que le Maroc fût en grande partie sous protectorat français à cette époque, le nord du pays restait sous domination espagnole (Ceuta et Mellila sont aujourd'hui encore les témoins de cette division), mais l'enclave de Tanger jouissait d'un statut singulier : c'était une "zone internationale et ville franche" depuis l'accord international de 1924. 
"En deux mots, un paradis fiscal", et donc la base de tous les trafics avec l'Europe.
Une Europe où la guerre froide n'est pas encore devenue la coexistence pacifique et où le statut de la zone internationale de Tanger en a fait un véritable nid d'espions.
À cette époque "le Maroc est considéré par le SDECE comme une base de repli en cas d’invasion et d’occupation de la métropole par les Russes" et "même la Suisse, traditionnel coffre-fort de l’Europe, à quelques kilomètres seulement de la zone autrichienne occupée, semblait désormais trop vulnérable et trop proche du rideau de fer".
[...] La guerre froide prend un méchant tournant depuis la fin du blocus de Berlin et le déclenchement de la guerre de Corée. Au Maroc, tous les services de renseignement sont sur les dents, à Tanger en particulier, où on ne peut plus faire un pas sans tomber sur des agents des services spéciaux. C’est la foire à l’espionnite. Les Américains jouent contre nous, ici, vous le savez ? On les surveille de près, au moins autant que les Russes en Europe de l’Est.

Les personnages :

Bien sûr, c'est la loi des séries, on a tout le plaisir de retrouver cette enquêtrice attachante qu'on apprécie au fil des épisodes. : "d’allure sportive, cheveux châtains mi-longs, yeux verts pétillants , ni grande ni petite, ni femme fatale ni femme banale, un faux air de Joan Fontaine en plus athlétique et plus impertinente". Avec un petit truc en plus, tout de même, puisqu'elle "elle était dotée d’une faculté, l’hyperosmie, qui lui permettait de sentir les odeurs et les parfums les plus infimes".
Kaplan et sa famille sont des juifs de Salonique qui ont pu fuir la Grèce avant l'invasion allemande de 1941 et se réfugier au Maroc.
Mais pour cette mission un peu spéciale, elle devra se passer de l'aide de son assistante débrouillarde Vincente et de son aviateur amoureux Jeff, "pilote instructeur au terrain d’aviation de Camp Caze".
Fort heureusement elle pourra tout de même compter sur Brahim, "son adjoint, ancien officier de l’AFN, qui militait désormais pour l’indépendance de son pays", pour affronter à Tanger toutes sortes de trafiquants : "caïds de la pègre, grands bourgeois, aventurières en chasse, anciens collabos, hommes d’affaires véreux, contrebandiers … et sans doute des agents du renseignement ou du contre-espionnage".

Le canevas :

La détective Gabrielle Kaplan devra, cette fois, quitter sa zone de confort, comme on dit : les services français l'ont approchée et l'envoient en mission d'espionnage à Tanger pour surveiller les trafics d'un mafieux corse.
Les renseignements qui lui sont fournis sont plutôt maigres, sa 'couverture' est assez light et ses contacts peu disponibles : "quel micmac ! fut la première phrase qui lui vint à l’esprit".
Elle ne pourra contacter ses mandataires que par télégramme : "si tout va bien, vous finirez par « Bons baisers de Tanger »".
[...] – Décidément, on se croit presque dans Mission à Tanger !
Tu ne crois pas si bien dire.
– Presque ! s’esclaffa Kaplan. Nous, c’est plutôt Mission Danger à Tanger !

♥ On aime :

 Même si l'écriture de ses romans est résolument actuelle, Melvina Mestre a soigné l'ambiance de son roman policier old-fashioned et bien posé son personnage de détective qui pourrait être la fille spirituelle de Nestor Burma. La mission d'espionnage qui lui est confiée est l'occasion de pimenter la série.
Et puis reconnaissons qu'on aime bien le parfum désuet et rétro de ces histoires de 'privé(e)' écrites avec une plume suffisamment moderne et fluide pour notre lecture d'aujourd'hui. 
 Comme les deux précédents, c'est un roman policier fait pour dépayser, divertir mais aussi pour instruire. Melvina Mestre ne cherche pas à nous faire peur, ni à nous prendre la tête : l'intrigue policière reste simple et sert de prétexte pour plonger le lecteur dans une période méconnue de l'histoire avec une description minutieuse de Tanger, de ses trafics et surtout des enjeux complexes qui y régnaient.
Ce n'est pas un polar qui révolutionne le genre mais c'est une lecture aussi instructive que passionnante.
 L'épilogue nous explique que tout le récit a été construit à partir d'histoires vraies, de faits avérés, d'arnaques véridiques : je ne vous en dis pas plus pour ne pas divulgâcher mais ça me démange !
Alors, joli compromis, je vous cite un article du Monde de ... 1956 ! publié juste avant l'ouverture d'un procès qui allait se tenir à Marseille, un article qui pourrait presque servir de 4ème de couverture à ce bouquin, 70 ans après :
[...] Ils y ont mis de l'ardeur et de la conscience professionnelle. Leurs actions ont été menées dans ce style particulier des plus beaux films de gangsters. On y trouve çà et là quelques cadavres. On y aperçoit des silhouettes coiffées de cagoules et armées de mitraillettes. On imagine des propos précis dans une langue verte qui ne souffre pas la discussion. Mais ces hommes ne sont pas des aventuriers pour le goût de la liberté. Ce sont des employés d'une société parfaitement organisée, avec sa hiérarchie, ses lois et ses exigences.

Pour celles et ceux qui aiment les espionnes.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Points (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

lundi 10 février 2025

Beyrouth forever (David Hury)


[...] Mais qui tuerait pour un livre ?

Le journaliste français David Hury nous propose un polar à Beyrouth. Une façon séduisante de réviser notre leçon d'histoire du pays tout en suivant un duo d'enquêteurs original : un vieux roublard maronite et une jeune chiite sortie du rang.

L'auteur, le livre (304 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Le journaliste français David Hury fut correspondant au Liban pendant de nombreuses années.
Avec Beyrouth forever, il nous propose un polar, prétexte à réviser l'histoire douloureuse de ce pays qu'il connait intimement et aime profondément - comme l'indique le titre. 
Ce roman policier vient à point pour compléter la série de livres qu'est en train de publier Frédéric Paulin, puisque notre auteur s'intéresse ici à l’écriture de l’Histoire et parfois la non-écriture de l’Histoire.
David Hury est arrivé à Beyrouth le 16 janvier 1997, il en est reparti 18 ans plus tard, le 16 janvier 2015 et son roman sort le 16 janvier 2024 ! Il croit aux signes du destin et veut ici nous faire partager son amour pour ce pays.

Les personnages :

Il sera beaucoup question d'histoire et même d'un manuel d'histoire dans ce roman et l'inspecteur Marwan Khalil est lui-même un condensé du Liban et de sa capitale Beyrouth. Nous sommes en 2023 et dans la chair de Marwan et la chair de sa chair, on peut lire comme dans un livre d'histoire.
Sa sœur cadette est décédée de ses blessures en 1982 : la faute à "l’explosion de la rue Sassine qui avait emporté quatre jours plus tôt le président Bachir Gemayel".
Son genou le fait terriblement souffrir : la faute à une kalach dont "une balle de 7,62 mm est venue lui lécher la rotule par une belle après-midi de juin 1988, et lui a laissé une saloperie de mauvais souvenir. Putain de guerre des milices".
Sa fille Maha est partie vivre en France après avoir perdu un oeil à Beyrouth : la faute à "l'explosion du port en août 2020".
Comme tout libanais, Marwan est un "fonctionnaire doté d’une conscience professionnelle à géométrie variable".
Et voilà que son patron, celui qu'on surnomme Chivas, lui colle dans les pattes une toute nouvelle recrue, une gamine. Ibtissam Abou Zeid est une jeune chiite à la "French manicure impeccable" et au "voile sans le moindre faux pli" alors que lui est de confession maronite et qu'il a largement "passé l'âge de faire du babysitting".
[...] Dis-toi que c’est sympa ! Que c’est comme dans les films américains : un vieux roublard comme toi et une petite jeune pétrie de naïveté. Vous irez très bien ensemble.
Marwan ne trouve pas ça drôle du tout mais nous on se marre en douce : David Hury semble avoir trouvé là un excellent duo d'enquêteurs !
Un duo qui appelle une suite, Mr Hury !

Le canevas :

Dans l'un des rares immeubles encore debout en ville, les voisins appellent la police quand ils voient les asticots passer sous la porte de l'une des résidentes car "tout se décompose plus vite au Liban qu’ailleurs, de toute façon. Les cadavres comme le reste".
Après des années de grandes compromissions et de petites corruptions, de mauvais tabac et de vodka de contrebande, à quelques semaines seulement de la retraite, le vieil inspecteur fatigué Marwan Khalil voudrait bien partir en bouclant un beau dossier, au moins une fois dans sa carrière.
Même s'il lui faut, pour cela, mener l'enquête avec, accrochée à ses basques, la jeune recrue musulmane qu'on vient de lui coller dans les pattes.
[...] – Ils ont un cadavre sur les bras, et ont des doutes a priori.
– Quel genre ?
– Une vieille dame.
– T’as quoi d’autre ?
– C’est le concierge qui les a prévenus, à cause de l’odeur et des asticots qui sont passés sous la porte et qui se baladent sur le palier.
– Charmant.
[...] – On a quoi sur la morte ? demande froidement Marwan, adossé à la colonne centrale de la cage d’escalier.
– Aimée Asmar, 77 ans. Universitaire à la retraite, répond illico son adjointe.
– Quelle université ?
– L’Université libanaise. Elle est historienne, c’est une spécialiste de la géopolitique de la région. Elle a écrit plein de livres, j’ai la liste.
– Comment tu sais tout ça ?
– Google.
Petite conne, avec son Google.
Ce livre d'Histoire, intelligemment intégré à l'intrigue, sera la clé de voûte de ce roman et en fera même tout le sel.

♥ On aime :

 David Hury place l'histoire du Liban au cœur de son bouquin : la vieille dame assassinée était une éminente professeure d'histoire qui avait entrepris d'écrire les derniers chapitres d'un nouveau manuel d'histoire du Liban quand les bouquins officiels s'arrêtent en 1943, à l'indépendance du pays, et se gardent bien d'expliquer la difficile période contemporaine. 
Dans un pays où le consensus sert de masque aux pires compromissions, ce manuel d'histoire était un projet à haut risque.
[...] – On dit toujours que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, n’est- ce pas ?
– Peut- être bien, oui… mais le problème, c’est qu’au Liban, il n’y a pas eu de vainqueur.
[...] – Qui aurait eu intérêt à tuer madame Asmar, selon vous ? lance l’inspecteur en expirant la douce fumée.
– Tout le monde, je suppose. Ceux dont les noms apparaissent, noir sur blanc, dans son manuel scolaire et qui auraient préféré qu’on les oublie… et les vaniteux qui auraient aimé y être et qui n’y sont pas.
[...] Mais qui tuerait pour un livre ? Plus personne ne lit de nos jours !
 L'auteur aime visiblement ce pays où il a passé de nombreuses années et qu'il connait si bien. Trop bien peut-être et donc son héros tient des propos vraiment aigres sur ce Liban qui n'est plus le pays du miel et du lait. Les factions et les communautarismes qui gangrènent le Liban depuis des décennies et maintiennent le pays dans la décomposition la plus complète, sont amèrement critiqués. La charge contre le Hezbollah de Hassan Nasrallah est très sévère (ça se passe en 2023, peu de temps avant son élimination par Israël).
Mais ce flic Marwan, "ne quitterait le Liban pour rien au monde, même si plus rien ne fonctionne dans ce pays où seuls les nouveaux riches rotent le miel et le lait.". Un pays qu'on peut haïr et aimer dans le même mouvement parce que "le Liban est facile à détester, mais tellement attachant en même temps".
 Le roman de David Hury est pétri de vécu et nous donne une vue synthétique de l'histoire du pays. Désespérante mais synthétique. Ce polar vient compléter habilement les bouquins de Frédéric Paulin qui donnent un éclairage plus politique et une vue plus analytique de l'histoire du pays. Désespérante mais analytique.

La curiosité du jour :

C'est au Liban que l'auteur découvrira le chanteur français Bernard Sauvat plus connu à Beyrouth qu'à Paris, nul n'est prophète en son pays ! Un chanteur dont est fan le héros du bouquin et qu'on peut écouter ici (sur Radio Libertaire) avec une sympathique interview de l'auteur. 

Pour celles et ceux qui aiment le Moyen-Orient.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Liana Levi (SP).
Ma chronique dans Benzine et ActuaLitté.

mardi 21 janvier 2025

Rue de l'espérance 1935 (Alexandre Courban)


[...] Un drôle de rouge toujours élégant.

Un voyage dans le temps (l'entre-deux guerres) sous forme d'intrigue policière, pour réviser l'histoire sociale et politique du Paris populaire des années 30.

L'auteur, le livre (288 pages, janvier 2025) :

Alexandre Courban nous avait déjà expédié en 1934 Passage de l'avenir, pour une chronique sociale, policière et bien documentée du Paris ouvrier des années 30.
Ce fut l'un de nos coups de cœur de l'année 2024 et on ne pouvait donc que poursuivre ce voyage dans le temps avec Rue de l'espérance en 1935.

♥ On aime :

 Courban reprend sa recette - celle d'un écrivain-historien-engagé à gauche - et nous propose une rétrospective des événements politiques et sociaux de l'année 1935. 
Et pour dérouler son calendrier, on retrouve comme fil rouge, une petite intrigue policière à suivre au fil des mois de l'année, contée dans un style à la fois coulant et précis. 
S'appuyant sur des recherches minutieuses, ce récit nous plonge au cœur d'une époque méconnue, pour nous faire découvrir le Paris populaire des années 30.
 1935, c'est l'année marquée par l'émergence du Front Populaire, alliance des partis de gauche face à la montée du fascisme en Europe. Hitler et Mussolini consolident leur pouvoir, la France, secouée par le Parti Franciste, verra bientôt les gauches, menées par Léon Blum, accéder au pouvoir. C'est aussi une année de renforcement militaire généralisé, de négociations tendues entre Laval, Mussolini et les anglais pour endiguer les ambitions d'Hitler. Et c'est aussi l'année de l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie.
Une époque inquiète avec "les récentes vociférations entendues sur les bords du Tibre ou bien le bruit des bottes perçu outre-Rhin" alors que "pas plus tard que l’autre jour, les types du Parti franciste nous ont aboyé que leur francisme passera bien un de ces jours".
Tout cela résonne bien étrangement dans notre contexte d'aujourd'hui ...
 1935 est également une année charnière pour l'aviation : les records se succèdent à un rythme effréné (c'est le sourire de Jean Batten qui illumine la couverture du livre), tandis que les usines rivalisent d'ingéniosité et d'efforts pour perfectionner les moteurs.
Des efforts de guerre puisque le marché est tiré vers le haut par les demandes d'escadrilles de bombardiers et de chasseurs. C'est dans ce contexte aéronautique que s'inscrit l'intrigue policière et c'est d'ailleurs dans ces usines d'aviation que débuteront les grandes grèves de 1936, mais ceci fera l'objet d'une autre histoire on l'espère !
[...] La perspective de battre un record aérien, ou bien d’ouvrir une nouvelle ligne commerciale, donnait lieu à une lutte intense entre les avionneurs, les motoristes et les pilotes; sans oublier les ambitions des différents états-majors ou les appétits des gouvernements.
[...] Malgré son échec dans la tentative de battre le record féminin Australie-Angleterre, l’aviatrice néo-zélandaise Jean Batten était arrivée souriante à l’aéroport de Croydon.
 L'intrigue de cet épisode manque peut-être un peu de sel (le précédent baignait dans le sucre de la raffinerie du Quai de la Gare !!) et c'est surtout le contexte socio-politique qui fait tout l'intérêt de ce roman.

Les personnages :

On a bien sûr tout le plaisir de retrouver les acteurs de l'épisode précédent.
Le commissaire Bornec du XIII° arrondissement, "un revenant qui consacrait toute son énergie à résoudre des énigmes ; et ce d’autant plus depuis la mort de sa femme".
Le journaliste Gabriel Funel qui travaille pour L'Humanité, "un drôle de rouge toujours élégant".
Camille Dubois, ancienne ouvrière de la raffinerie sucrière du roman précédent, pour qui "en l'espace de quelques mois, tout était devenu photographie".

Le canevas :

Le commissaire Bornec quitte son Quartier de la Gare pour s'aventurer au sud du XIII° arrondissement de Paris, du côté du boulevard Kellermann où se situaient à l'époque les usines Gnome et Rhône, un motoriste aéronautique.
André Legendre, l'un des dessinateurs industriels, est retrouvé assassiné dans un wagon du métro.
Bien vite, on soupçonne le secrétaire du syndicat, l'italien Luigi Balzola, de faire dans l'espionnage industriel.
[...] Le nouveau directeur de la Sûreté nationale avait été formel : Luigi Balzola était un espion à la solde de Moscou.
[...] Pourquoi le nouveau directeur de la Sûreté nationale s’était- il empressé de coller le meurtre du dessinateur industriel sur le dos du secrétaire du syndicat de Gnome et Rhône ?
[...] Bornec ne comprenait toujours pas pourquoi André Legendre avait été assassiné. Cette question le taraudait. Le mobile du crime lui échappait, tout comme le meurtrier. Il était dans un cul-de-sac.
L'enquête piétine tandis que la rumeur enfle autour d'un "tueur de l’Ovra que les antifascistes italiens appelaient le Sarde". [L'Ovra était la police politique de Mussolini]
Heureusement le journaliste Funel est à l'écoute des ouvriers de l'usine.
[...] Luigi Balzola entra dans la salle du café. Le secrétaire du syndicat des métaux de Gnome et Rhône avait rendez-vous avec le responsable de la rubrique sociale de L’Humanité pour évoquer les conditions de travail à l’usine du boulevard Kellermann.
Et c'est peut-être l'un des clichés de la photographe Camille qui pourra fournir la clé de l'énigme.

La curiosité du jour :

Hasard des sorties littéraires, on croise à nouveau dans ce roman le personnage bien réel du communiste Paul Nizan (ici journaliste à L'Huma), que l'on vient de croiser en tant qu'écrivain dans une lecture toute récente : On a tiré sur Aragon du belge François Weerts.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire du XIII°.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

samedi 18 janvier 2025

On a tiré sur Aragon (François Weerts)


[...] Vrai attentat ou simulacre ?

Le belge François Weerts nous plonge dans une Bruxelles des années 60 douloureusement marquée par l'ombre de la guerre. En hommage aux "privés" de la Série Noire, il tisse une intrigue mêlant agréablement histoire et littérature.

L'auteur, le livre (448 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
On découvre avec délice cet auteur belge, François Weeters, qui nous invite dans une Belgique un peu déphasée, celle des années 60, avec ce bouquin qui n'aurait pas déparé la fameuse Série Noire.
Bruxelles avait, à cette époque, encore un air de province vue depuis Paris et l'ambiance était toujours plombée par les mauvais souvenirs des années 40.
Avec une intrigue policière prétexte à un rappel à la fois historique et littéraire où se mélangent agréablement faits historiques et inventions romanesques, On a tiré sur Aragon procure un dépaysement certain.

♥ On aime :

➔ On craque pour ce parfum désuet qui colle parfaitement et à l'époque et au style de la Série Noire, celle des Chandler et Hammett. Un mélange d'un peu de sexe, de beaucoup d'alcools et d'un langage plus proche de l'univers de Michel Audiard que de celui de Frédéric Dard.
 On aime le décor historique qui sert de toile de fond à l'intrigue : dans cette Belgique divisée, les blessures de la guerre sont encore loin d'être cicatrisées. 
Les séquelles restent vivaces pour ceux qui ont vécu trahison, collaboration, résistance, épuration, ...
Et quand on est ou a été communiste, à tout cela vient s'ajouter le traumatisme du pacte germano-soviétique.
➔ On aime les portraits sarcastiques que dessine cet auteur belge, plus habile au vitriol qu'au pastel, même si quelques dialogues sonnent parfois un peu faux, trop écrits sans doute, trop explicatifs.

Les personnages :

Viktor Rousseau est un détective privé qui ne dédaigne pas exécuter quelques diverses besognes et enquêtes variées pour ses anciens camarades du Parti Communiste Belge.
Il profite du réseau et de l'entregent de son amie Marie-Claire qui reçoit le gratin bruxellois et diverses célébrités et chanteurs dans son club de cette tour Martini, l'équivalent belge de notre "Chez Castel" parisien.
Viktor va même croiser la nièce de Franquin, la Belgique n'est-elle pas l'une des patries de la BD ?!
Et on aime bien que la fin du roman laisse suffisamment de questions ouvertes pour qu'on puisse espérer une suite où retrouver Viktor, le "privé" belge des sixties.

Le canevas :

1965 Waterloo, un tireur inconnu manque de peu le poète Louis Aragon venu se remémorer ses souvenirs de guerre.
[...] – Vous croyez donc que quelque nazillon cinglé m’a réellement visé, qu’il s’en est fallu de peu ?
– Oui et non. Il est possible que le tireur vous ait manqué délibérément.
– Je ne saisis pas. Un vrai faux attentat ? Vous ne pensez pas que j’ai organisé une opération publicitaire ?
– Jamais de la vie. La solution est ailleurs. Mais où ?
Dans le même temps, un mystérieux poète se vante d'avoir retrouvé le dernier manuscrit de Paul Nizan, mort sur le front en 1940.
[...] Un poète prétend avoir retrouvé les carnets de Paul Nizan, le manuscrit perdu à sa mort. Il affirme également qu’il a été assassiné en réalité par le NKVD. Pour le punir de son refus du pacte germano-soviétique.
L'enquête piétine en rond : les amateurs de thrillers politiques survoltés seront sans doute déçus car François Weerts s'intéresse beaucoup plus à peindre les portraits des acteurs qu'il imagine dans cette époque troublée. Ambiance et personnages font tout le charme de ce bouquin.
[...] Deux histoires qui se chevauchaient mais qui s’emboîtaient mal, comme si les pièces venaient de deux puzzles différents.
[...] Vrai attentat ou simulacre ? Les fachos, les Américains, un rival ou un mari jaloux ? Je patauge.
Les deux écrivains communistes se haïssaient violemment : Nizan fut de ceux qui quittèrent le PC après la signature du pacte germano-soviétique. Aragon fut de ceux qui condamnèrent ce traître à l'idéal socialiste incarné par le camarade Staline.
Une époque où il était très difficile de bien choisir son camp.
Entre un espion venu de RDA, des barbouzes français du SDECE et divers policiers ou malfrats belges, le détective Viktor aura fort à faire pour démêler l'inexplicable vrai-faux attentat contre Aragon : anticommunisme primaire, anciens collabos nostalgiques ou vengeance d'après-guerre ?
Et le dénouement en demi-teinte sera celui du constat un peu amer et désabusé que l'auteur porte sur sa ville et cette époque trouble.

La curiosité du jour :

L'ambiance de cette Belgique des sixties nous a fait penser au Maroc de Melvina Mestre découvert il y a quelques semaines : et la tour Martini de Bruxelles (aujourd'hui remplacée) nous a inévitablement rappelé l'immeuble Liberté de Casablanca.  

Pour celles et ceux qui aiment les sixties.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Rouergue (SP)
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

mercredi 27 novembre 2024

Sang d'encre à Marrakech (Melvina Mestre)


[...] Pourquoi tatouer un cadavre ?

Seconde enquête de la détective Gabrielle Kaplan, un Nestor Burma au féminin dans le Maroc des années 50. Dépaysant et instructif.

L'auteure, le livre (228 pages, mars 2024) :

On a découvert les enquêtes de Gabrielle Kaplan avec Crépuscule à Casablanca, enchanté par le parfum old school de ces aventures d'une détective privée des années 50 au Maroc : une sorte de Nestor Burma au féminin.
L'auteure Melvina Mestre est née en 66 à Casa et visiblement cette ville et cette époque lui tiennent à cœur : on y va de découverte en surprise sur ce pays, cette région et cette période méconnus.
C'est donc avec grand plaisir que l'on retrouve la détective Gabrielle Kaplan pour un second épisode : Sang d'encre à Marrakech.

♥ On aime beaucoup :

 C'est un roman policier fait pour dépayser, divertir mais aussi pour instruire. Melvina Mestre ne cherche pas à nous faire peur, ni à nous prendre la tête : ses intrigues policières servent plutôt de prétexte à une description minutieuse de la ville, de ses habitants et surtout du contexte politique et social des années 50 en Afrique du Nord.
 Le protectorat français vacille sous la pression des indépendantistes marocains de l'Istiqlal mais aussi celle des américains qui ont débarqué là-bas en 1942 en apportant leur coca-cola et leurs belles voitures mais également leur vision de la géopolitique mondiale où la colonisation française n'a plus sa place.
 Cette série apporte un éclairage fort intéressant sur cette époque et cette région. 
Laissons parler Melvina Mestre dans sa postface :
[...] Je veille à ce que mes romans d’atmosphère s’inspirent de la grande Histoire, et qu’en me lisant mes lecteurs soient immergés dans le contexte historique, urbanistique et socio-culturel des années 1950. Je m’efforce de représenter le plus possible toutes les sensibilités de ce Maroc sous protectorat pré-indépendance, dans un contexte politique complexe.
➔ Et puis bien sûr on finit par se prendre d'amitié pour Miss Kaplan et son équipe : “ il s’était attaché à cette jeune femme singulière, ouverte et tolérante. Un mélange de perspicacité, d’impertinence et de drôlerie. ”

Les personnages :

La détective Gabrielle Kaplan est une femme débrouillarde qui a du flair : son "nez" est même capable de déchiffrer les parfums portés par les uns ou les autres.
Elle est entourée de Vincente, son assistante dévouée, de Brahim, son fidèle acolyte marocain toujours prêt à donner un coup de main, et d'Yvonne, une chroniqueuse mondaine très informée des dessous de la haute société casablancaise.

Le canevas :

Cette fois, le commissaire Renaud (le seul flic sympa du commissariat, ni corrompu ni raciste !) fait appel à Miss Kaplan pour élucider une série de meurtres : des cadavres de prostituées sont retrouvés au pied des monuments les plus emblématiques de la ville.
[...] C’était un corps de femme, entièrement nu. Il a été très probablement déposé là après le meurtre car elle a été poignardée et il n’y avait pas de sang autour. Sans doute très tôt ce matin ou au milieu de la nuit, puisqu’il y a toujours du monde et du passage par là- bas. Une chose est sûre, le lieu n’a pas été choisi au hasard. Un monument aux morts en plein milieu du centre administratif de la ville, cela signifie quelque chose, vous ne croyez pas ?
Voilà qui fait désordre et qui menace de mettre le feu aux poudres qui couvent : le protectorat français a bien du mal à garder la situation en mains.
[...] L’orage couvait. L’édifice de la France coloniale avait sérieusement commencé à se lézarder et, dans ce contexte, une guerre civile menaçait d’éclater à tout moment. Il fallait montrer que la police contrôlait et maîtrisait la situation.
L'enquête  sera pour nous l'occasion de découvrir la ville close, Bousbir, le quartier réservé à la prostitution par les colons français avec son “administration concentrationnaire et médicale”, que l'on disait “ la plus grande « maison close à ciel ouvert » du monde ”.
Mais le titre nous suggère que bientôt les cadavres en série vont nous emmener jusqu'à la Perle du Sud, la ville ocre, Marrakech, qui à cette époque ne connaissait pas encore le tourisme de masse mais qui s'y préparait déjà activement !
Quant à l'encre de ce même titre ce pourrait-être celle des journaux que l'administration peine à museler pour éviter que l'affaire ne vienne envenimer une situation déjà tendue, ou bien peut-être celle que les indigènes utilisent pour leurs tatouages ...

Pour celles et ceux qui aiment les fifties.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Points (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

lundi 14 octobre 2024

Crépuscule à Casablanca (Melvina Mestre)


[...] Ils veulent faire main basse sur le Maroc.

Un polar old-style avec une détective façon Nestor Burma et un panorama très instructif de la géopolitique du Maroc dans les années 50.

L'auteure, le livre (228 pages, mars 2023) :

Melvina Mestre a vécu son enfance (elle est née en 66) à Casablanca au Maroc. 
Avec Crépuscule à Casablanca, elle ouvre une série policière avec une détective privée comme héroïne : Gabrielle Kaplan
Un second tome est déjà paru en 2024 : Sang d'encre à Marrakech qui est venu confirmer le bon filon.

♥ On aime :

 Ah quel plaisir confortable de se glisser dans cet agréable bouquin de Melvina Mestre : nous voici à Casablanca dans les années 50. Le Maroc est encore sous protectorat français mais l'armée de l'Oncle Sam a débarqué en 42 et le pays est en pleine américanisation : les colons marocains ont déjà goûté au Coca-Cola avant même les français métropolitains et ils roulent en Cadillac.
[...] L'après- guerre avait le goût de la liberté, et cette liberté avait le goût du Coca-Cola dans un Casablanca qui rêvait de Beverly Hill.
[...] Au Maroc, et à Casablanca en particulier, ceux qui étaient du bon côté de la barrière – et dont elle avait conscience de faire partie – avaient les plages, la mer, le soleil, les palmiers, les Cadillac, le jazz, le swing et le boogie-woogie. Vue d’ici, la France était un pays triste et gris qui pansait ses plaies, cramponné à son empire colonial, et dont les habitants, héroïques sur le tard, peinaient à se réinventer une histoire nationale.
 Même si l'écriture est résolument actuelle, Melvina Mestre a soigné l'ambiance de son roman policier old-fashioned et bien posé son personnage de détective qui pourrait être la fille spirituelle de Nestor Burma.
 On apprécie le dosage équilibré de son roman avec une petite pincée de guide touristique, façon le guide du routard à Casa, comme cette photo de couverture avec "l’immeuble Liberté qui dominait la ville du haut de ses dix- sept étages. [...] Même en France, il n’existait pas de bâtiment aussi moderne et aussi haut", un bâtiment qui resta longtemps l'un des plus hauts d'Afrique.
 Et une bonne louche de contexte géopolitique quand, en Afrique du Nord, le temps est venu de faire le ménage après Vichy tandis que les américains piaffent en attendant de prendre la place des anciens colons : Casablanca rivalise avec Tanger pour le titre de "nid d'espions".
[...] Les indépendantistes gagnaient du terrain, c’était une certitude ; Oncle Sam renforçait sa présence au Maroc, c’en était une autre.
[...] Les Américains rongent leur frein. Ils veulent faire main basse sur le Maroc, et leurs agents noyautent le pays.
[...] Roosevelt avait tenu, pendant la conférence d’Anfa, à rencontrer personnellement le sultan au cours d’un dîner. Le président américain y avait tenu des propos ouvertement anticolonialistes, au nez et à la barbe du résident Noguès et de Churchill. Le président de la première puissance mondiale avait garanti au sultan que la situation des colonies serait radicalement bouleversée après la guerre. Un coup de canif de plus à la « protection » française.
 L'intrigue policière reste simple et sert ici de prétexte pour plonger le lecteur dans une période méconnue de l'histoire. Melvina Mestre nous offre une description très documentée de l'Afrique du Nord et du Maroc de l'époque, révélant les enjeux complexes qui y régnaient. C'est une lecture aussi instructive qu'intrigante.

Les personnages :

Pour un tableau complet des différentes couleurs de la ville, Melvina Mestre prend soin de placer ses acteurs au sein des différentes forces sociales ou politiques en présence, et plusieurs personnages sont issus de la vraie vie (en gras ci-après).
Il y a donc à Casa, Gabrielle Kaplan la détective privée, féminine, émancipée et futée, pour qui "jouer à reconnaître les parfums des gens était son dada. Un héritage du passé. Après tout, « avoir du flair » faisait bien partie du métier d’enquêtrice".
Miss Kaplan vient d'une famille juive qui a fui Salonique : le temps d'une soirée, une autre période de l'Histoire pointe alors le bout de son nez avec ces "juifs de Salonique".
[...] – Je vous ai toujours soupçonnée d’être un peu libertaire, Kaplan, avec vos idées de zazoue. Je vous ai à la bonne.
Il y a là Vincente, son assistante qui "adorait appeler sa patronne « boss ». Cela faisait américain, donc moderne. L’américanisation de la ville s’affichait dans les moindres détails."
Brahim, son acolyte marocain souvent utile en cas de coup dur, "membre de l'une des cellules casablancaises de l'Istiqlal, il militait pour l'indépendance du pays et le départ de la France".
Le commissaire Renaud, le flic sympa qui se distingue "nettement de ses homologues car il n’était ni raciste ni corrompu. Une exception".
Du côté plus obscur, il y a là les grands magnats de droite comme Lemaigre Dubreuil, patron historique du groupe Lesieur.
[...] C’est une huile, en effet, l’archétype du grand patron de droite, marié avec la fille Lesieur, figure de proue du libéralisme. À la tête d’une ligue de contribuables et mécène de quelques canards d’extrême droite avant guerre. Différentes sources le situaient proche de la Cagoule.
Ou encore Pierre Mas, patron de presse influent, le résident Charles Noguès, ancien vichyste et le général Alphonse Juin, arrogant chef des armées en Afrique du Nord. Le sultan marocain Sidi Mohammed, courtisé par les américains et futur roi du pays lorsque viendra l'inévitable indépendance.

Le canevas :

La détective Gabrielle Kaplan se voit chargée par l'un des patrons influents de la colonie, de récupérer une sacoche contenant des dossiers importants. 
Mais elle flaire le piège et a bientôt l'impression d'être manipulée, lorsque le contenu mystérieux de la mallette semble attirer toutes les convoitises, depuis la toute nouvelle agence de la CIA jusqu'aux officines obscures de notre République, SDECE, Main Rouge ou ex-activistes de la Cagoule.
[...] – Dites donc, Kaplan, alors, elle contient quoi, au final, cette sacoche ?

Pour celles et ceux qui aiment les espionnes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Points (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

mercredi 28 août 2024

Nul ennemi comme un frère (Frédéric Paulin)


[...] Au Liban, la guerre pourrait ne jamais se terminer.

Frédéric Paulin retrace pour nous l'histoire récente du Liban, de 1975 à 1983, jusqu'à la naissance du Hezbollah. Le récit est soigneusement documenté et c'est tout simplement passionnant.
Vivement la suite ...

L'auteur, le livre (480 pages, août 2024) :

Frédéric Paulin s'est fait une spécialité de romans (façon thrillers) avec lesquels il éclaire la géopolitique de notre Histoire contemporaine. 
On se rappelle notamment sa trilogie Benlazar sur le terrorisme venu du Maghreb et surtout son récit du sommet du G8 à Gênes
Prof d'histoire-géo, journaliste, il ouvre aujourd'hui une nouvelle série destinée à mieux nous faire comprendre les enjeux des conflits libanais. Vaste entreprise (!) dont le premier titre Nul ennemi comme un frère est tiré d'un proverbe qui évoque la trahison.
➔ Issu d'une longue tradition française, le pays du Cèdre, la Suisse du Moyen-Orient dont la capitale fut même appelée le Paris du Moyen-Orient, fait toujours et encore aujourd'hui la Une des actualités : l'histoire que l'auteur va nous raconter tombe vraiment à point nommé.
Ce premier tome (début d'une nouvelle série) couvre la période des années 70 jusqu'en 1983, du début de la guerre civile libanaise jusqu'au 23 octobre 83 précisément, jour des terribles attentats contre les forces de la FMSB qui visèrent les américains à l'aéroport et les français dans l'immeuble Drakkar.
[...] Je suis le Liban qui a fait la guerre depuis tant d’années que parfois j’accepte que cette guerre ne s’arrêtera peut-être jamais.

Le contexte :

Depuis des millénaires, le Liban est le centre géopolitique du Moyen-Orient et aujourd'hui toujours, le centre névralgique d'une région sur le point d'imploser.
[...] Qui comprend ce qui agite depuis quelques années la Bekaa et le pays entier ? Pourtant tout le monde pressent le pire.
Nous voici dans les années 70 puis 80 au cœur d'une poudrière faite d'une multitude de communautés et de confessions irréconciliables. C'est ici, entre chiites, chrétiens, druzes et sunnites, qu'ont trouvé refuge les palestiniens chassés par les israéliens et les jordaniens.
➔ Frédéric Paulin a convoqué le phalangiste chrétien Pierre Gemayel et son fils Bachir, le druze Kamal Joumblatt, Hassan Nasrallah et Abbas Moussaoui, ... tous ces noms qui faisaient la Une des journaux télévisés de notre jeunesse et certains encore aujourd'hui.
Quelques acteurs français également comme Charles Pasqua chef d'orchestre des basses œuvres du RPR, Pierre Marion nommé par Mitterrand à la tête de la DGSE lors de la réforme du SDECE, ...
➔ Les années 70 ce sont celles où se succèdent à Beyrouth enlèvements, attentats, massacres et assassinats, celles de la révolution iranienne menée par les chiites de Khomeyni, celles aussi des premiers attentats d'Action Directe à Paris [clic], ...
➔ Les années 80 ce sont celles de l'assassinat de l'ambassadeur français Louis Delamare en poste à Beyrouth, celles de Mitterrand au pouvoir, celles des attentats palestiniens à Paris (rue Copernic, rue des Rosiers), ...
Rappelons que 1982 c'est l'année de l'opération Paix en Galilée et l'invasion du Liban par les israéliens qui se conclura par les sinistres massacres de Sabra et Chatila ...
[...] Peut-être que le Liban n’a pas d’autre intérêt pour ses puissants voisins que d’être un champ de bataille où régler leurs comptes.

Le canevas :

Pour la trame romanesque de son livre, Frédéric Paulin a réuni, aux côtés des personnalités réelles de l'époque, quelques personnages de fiction qui vont nous servir de guides dans ce dédale libanais où se mêlent très étroitement politique, guerre et religion : Philippe Kellermann l'agent de l'ambassade shooté aux anxiolytiques, Zia al-Faqîh la belle interprète chiite qui parle (trop bien) le farsi iranien, l'arrogant Christian Dixneuf l'agent du SDECE (puis de la DGSE avec Mitterrand), la charmante juge antiterroriste Gagliago, les chrétiens maronites de la famille Nada, ...

♥ On aime :

 On profite avec plaisir et intérêt du parcours historique que Frédéric Paulin retrace brillamment pour nous : un intelligent résumé des événements de 1975 à 1983 quand Syriens, Iraniens, Israéliens et Palestiniens réglaient leurs comptes dans l'arrière-cour libanaise. Et un peu à Paris, aussi.
L'auteur nous balade d'une faction à l'autre, de Paris à Beyrouth : le récit est soigneusement documenté et c'est tout simplement passionnant. 
Nous allons même assister en direct à la naissance du Hezbollah qui fait tant parler de lui aujourd'hui.
Il va sans dire qu'on attend la suite avec impatience !
 Frédéric Paulin ne se contente pas de Beyrouth et détaille longuement les tergiversations et retournements de la diplomatie française au Moyen-Orient. Une politique française qui, de Chirac à Mitterrand, ne ressort pas vraiment grandie de ce récit, c'est le moins que l'on puisse dire.
 On regrette cependant que l'intrigue romanesque marque le pas sur le résumé historique : le lecteur, captivé par le récit des événements, aura bien du mal à s'intéresser aux déboires des personnages de fiction, pas tous recommandables. Pour une fois, l'alchimie entre Histoire et roman ne semble pas fonctionner à plein, peut-être parce que Frédéric Paulin a voulu brosser un trop large panorama dans lequel ses personnages de roman se sentent un peu perdus.
[...] Ici, au Liban, le pouvoir politique et économique est un héritage. Depuis des siècles, la transmission se fait par lignées familiales, chez les chiites de la Bekaa et du Sud, chez les chrétiens ou les Druzes de la montagne, chez les sunnites dans les grandes villes. Depuis la création de l’État libanais, moins de trente familles occupent le tiers des sièges des députés ou la présidence des partis.
[...] Si un grand pays comme l’Iran devenait un état chiite, la communauté chiite libanaise ne serait plus livrée à elle-même. [...] Si l’Iran devient une République islamiste avec à sa tête Khomeini qui est chiite, les chiites dans le monde entier vont acquérir un putain de pouvoir. Et pour ce que j’en connais le mieux, au Liban, ça va être la merde.
[...] La guerre civile libanaise est une guerre sans visage. La mort, là-bas, n’est pas celle que l’on côtoie dans les autres guerres. Pas de prison, pas de procès, pas d’exécution légale. On y meurt au petit déjeuner dans sa cuisine lorsqu’une roquette réduit en miettes un immeuble. On y meurt en traversant une rue alors que les chasseurs israéliens bombardent un quartier palestinien ou chiite. On y meurt d’une balle dans la tête tirée par un sniper au petit matin, en allant au travail. On y meurt à un barrage parce que sa carte d’identité est celle d’une communauté ennemie. On y meurt anonymement parce que l’État n’existe pas et que des pays étrangers ou des milices s’y sont substitués.
[...] Paix en Galilée n’est pas qu’une opération militaire, c’est une véritable ingérence politique destinée à hisser la minorité chrétienne au pouvoir en écrasant les autres milices alliées aux Palestiniens.
➔ À noter : le journaliste Marwan Chahine [clic] publie un roman sur le massacre du bus palestinien par les milices chrétiennes, le 13 avril 75, événement qui ouvre également le bouquin de Frédéric Paulin.

Pour celles et ceux qui aiment comprendre aujourd'hui.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Mon billet dans la revue Actualitté et le journal 20 Minutes.

jeudi 6 juin 2024

Les jours de la peur (Loriano Macchiavelli)


[...] – Ici voiture 28. Reçu, on y va.

L'auteur, le livre (192 pages, mai 2024, 1974 en VO) :

L'italien Loriano Macchiavelli est aujourd'hui un vieil homme sage de 90 ans. Né en 1934, il fut homme de théâtre et scénariste mais il est surtout connu chez lui comme l'un des pères fondateurs du polar italien : dans les années 80-90 il a beaucoup œuvré pour faire reconnaître chez lui ce genre littéraire et lui donner l'audience qui lui revient aujourd'hui. 
Co-fondateur du Groupe 13 avec Lucarelli et d'autres qui considéraient le roman noir comme un outil de dénonciation des travers de l'Italie.
Son porte-drapeau fut le personnage de Sarti Antonio (sergent Antonio) qui a donné lieu à une suite de nombreuses enquêtes et même une adaptation en série télé.
Si les éditions Métaillié en avait déjà publié quelques épisodes dans les années 2000, il n'est pas trop tard pour découvrir cet auteur avec Les jours de la peur, puisque les éditions du Chemin de fer ont eu la bonne idée de traduire (c'est Laurent Lombard qui s'y colle) la première des enquêtes de Sarti Antonio qui date de ... 1974.
Macchiavelli y va même d'un joli prologue pour accompagner son personnage (qui a donc aujourd'hui cinquante ans de vie éditoriale) dans cette nouvelle aventure en France !
À l'heure où les pays nordiques accaparent peut-être trop souvent l'attention des lecteurs français, il est bon de ne pas oublier l'autre pays du polar.

♥ On aime :

 Comme bien souvent dans les polars, c'est le personnage principal (ou parfois un duo d'enquêteurs) qui fait tout le boulot : imaginez un bon flic et vous aurez sans doute un bon roman. Le généreux Macchiavelli nous offre carrément un trio !
L'agent Cantoni (affligé d'un ulcère), le sergent Sarti Antonio (affligé d'une colite) et ... leur voiture de fonction, la voiture 28 que Cantoni pilote comme un petit bolide dans les rues de Bologne.
[...] Au volant, Felice Cantoni, agent de son état, fume sa première cigarette de la journée. Qui est aussi la dernière : il y a trois semaines, le toubib lui a dit que deux cigarettes par jour c’est déjà trop pour son ulcère. Alors l’agent Felice Cantoni n’en fume qu’une. Une par jour. À bord se trouve aussi Sarti Antonio, sergent de son état. Lui ne fume pas, n’a jamais fumé, mais cumule tout de même colite et ulcère. La colite, surtout, ne le laisse jamais en paix. Y compris maintenant. Il donnerait une heure supplémentaire pour des gogues. Mais où trouve-t-on des gogues à cette heure-ci de la nuit ? Il dit : – Tu peux pas aller plus vite ? Ou bien je dois faire dans la voiture ?
 De prime abord le lecteur est bien tenté de suivre l'inspecteur chef Cesare et de considérer le sergent Sarti Antonio comme un fieffé abruti qui perd son temps et le nôtre en suivant des pistes improbables.
Mais on devine bientôt un obstiné, un rebelle qui n'en fait qu'à son idée en suivant avec entêtement telle piste ou telle autre alors que sa hiérarchie lui demande seulement de clore au plus vite cette enquête sensible, un coupable très approximatif fera très bien l'affaire.
Et si parfois le sergent semble être un peu perdu et s'égarer dans les fausses pistes de l'enquête, c'est qu'il est dépassé par les bouleversements qui commencent à secouer le pays : dérèglement viscéral, la colite chronique de Sarti Antonio est bien le signe d'un dérèglement de la société italienne.
[...] Pour une fois, le sergent Sarti Antonio a vu juste. Je ne dis pas pour une fois histoire de dire que notre sergent est un pauvre crétin qui n’arrive jamais à rien.
[...] – Ce qui m’intéresse c’est de faire ravaler à cet enfoiré d’inspecteur-chef... Il lance un regard circulaire et baisse d’un ton.
– Ce qui m’intéresse c’est de faire ravaler à Raimondi Cesare ses sourires compatissants à mon égard, ses théories à la mords-moi le nœud. Tu le vois le truc ? Et je veux qu’il cesse de me regarder comme si j’étais le crétin de service bon pour la camisole...

 1974 c'est donc la publication de cette première enquête de Sarti Antonio : mais 1974, c'est aussi l'une des premières de celles qu'on appellera les années de plomb en Italie. C'est en 1974 qu'a lieu l'attentat du train Italicus, qui sera suivi d'une longue et meurtrière série. Le bouquin de Macchiavelli s'intitule d'ailleurs "La piste de l'attentat" en VO, confirmant ainsi que le polar est bien le reflet de la société qui le voit naître, comme le revendiquaient ceux du Groupe 13.
Et l'auteur ne se prive pas dans son prologue de mettre les points sur les "i" et d'annoncer la couleur politique de ses romans engagés. Son double narrateur se fait également son porte-parole à plusieurs reprises dans le roman en y apportant humour et distance.

[...] Tu as relaté l’histoire d’une ville et, derrière elle, à peine voilée, un pan de l’histoire italienne. Pas l’officielle, avec un grand H. Plutôt l’histoire des paumés, comme toi, qui ne sera jamais écrite, même si c’est celle qui compte parce que c’est la nôtre, c’est notre vie. Cinquante ans d’histoire. [...] Le témoignage de ceux qui ont vécu cette époque et qui l’ont baptisée “les années de plomb”.

  Malgré le passage des années, l'écriture de Loriano Macchiavelli est restée vive et alerte : l'humour et l'autodérision cachent mal le sérieux du propos quand il s'agit de critiquer les agissements du pouvoir et de brocarder les autorités à la solde des puissants. On respire même dans les rues de Bologne, un petit parfum désuet, une gouaille réjouissante, une volonté sacrilège, ... tout cela est bien plaisant et il faut espérer que d'autres traductions nous viennent bientôt.

Le canevas :

Bologne, celle que les italiens appellent « la dotta, la grassa e la rossa » (la savante, la grasse et la rouge) où les étudiants gauchistes vont s'attaquer à une bourgeoisie corrompue mais bien décidée à défendre ses privilèges. 
Juillet 1974, une bombe fait sauter le centre des communications de l'armée.
Quelques gauchistes sont arrêtés qui feraient d'excellents coupables pour les autorités.
Rosas, un étudiant incarcéré, et la Blondine, une prostituée qui s'est prise d'affectation pour Sarti, aideront notre flic égaré à démêler les fils d'une enquête qui ira de fausse piste en fausse piste au grand désespoir du chef de la police. L'Italie est un pays où il est bien difficile de savoir qui manipule qui ...

Pour celles et ceux qui aiment l'Italie.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le chemin de fer (SP).
Ma chronique dans Benzine et dans 20 Minutes.