mercredi 30 avril 2025

Et nous, au bord du monde (Nathalie Sauvagnac)


[...] En quittant la route des hommes.

Une belle plume, le temps de quitter un peu « la route des hommes » et de partager un moment avec « les qu'on voudrait qu'ils n'existent pas ».

L'auteure, le livre (216 pages, fin 2024 en poche) :

Nathalie Sauvagnac est une femme de théâtre et avec ses deux premiers romans Ô Pulchérie et Les yeux fumés, elle s'est fait connaître dans le monde du roman noir.
Depuis, elle a sa place au sein de la meute des Louves du polar, le collectif qui entend promouvoir les plumes féminines du polar français. Le polar écrit au féminin que l'on commence à bien connaître ici.
Et nous, au bord du monde est son troisième roman publié en 2022 et sorti récemment en poche.

Les personnages :

« C’est une maison bleue adossée à la colline, le reste, c’est des conneries. On y accède en quittant la route des hommes ».
C'est comme une petite ferme, en région parisienne, peut-être vers Orsay, à l'écart de la ville. À moitié abandonnée, délabrée, sans eau ni électricité.
« Face à tout ça, la ville et ses banlieusards, la voie ferrée au loin et la grande nationale. Et nous, là, au bord du monde ».
Quelques éclopés de la vie y ont trouvé refuge, « des bancals, des pas solides ». Trois ou quatre marginaux s'y protègent, à l'abri d'une société trop dure, à l'écart de l'impitoyable machine à broyer ceux qui ne rentrent pas dans les clous.
Il y a là Jean-Mi : « Gaston Lagaffe en vrai. Il n’est pas laid, Jean-Mi, si on gratte un peu. Un peu brouillon ».
Il y a là Louis : « un Chewbacca hirsute, trapu ».
Et puis Nono quand il reviendra avec ses petits sachets.
Ces trois-là, ce sont « les trois ours de l’histoire … ».
Boucle d'or, ce serait Nadine, notre héroïne, la narratrice. Elle est en rupture de la société mais « pas encore prête à dormir dans la rue ». En rupture tout court, on lui devine un passé traumatisant, une enfance bien douloureuse.
[...] Je ne suis pas loin de la vérité si je dis qu’on est heureux. Là, juste là, à ce moment. Pas après, pas plus tard, parce que rien ne dure. Mais à ce moment précis, rien ne m’empêchera de croire qu’on est heureux.
Mais évidemment, on a « l'intuition qu’un grain de sable va s’insinuer dans le mécanisme fragile ».

♥ On aime beaucoup :

 Nathalie Sauvagnac c'est d'abord de la belle écriture. Très vite, le bouquin se retrouve hérissé de post-it ou de signets. Sans jamais basculer dans le prétentieux, les petites phrases et les bonnes formules font de cette lecture un véritable plaisir. C'est vif, sec, imagé et le lecteur passe sans cesse de la poésie la plus lumineuse à la noirceur la plus sombre. Car c'est tout de même un roman noir, et bien noir.
 Et puis il y a l'humanité, l'empathie dont fait preuve cette auteure pour nous faire partager quelques instants avec les losers, les paumés, les qui ont quitté « la route des hommes », les qui préfèrent rester « au bord du monde », les « vilains petits canards », les « mal traduits », bref « les qu'on voudrait qu'ils n'existent pas ». Ceux-là Nathalie Sauvagnac les fait exister, pour nous, et elle arrive, avec ruse et malice, à nous glisser dans leur personnage, dans leur peau.
À tel point, qu'à la fin de ce petit bouquin, le lecteur se trouve bien conformiste et se dit qu'il ferait peut-être bien de tout plaquer, tout larguer, et de prendre la route pour aller voir ailleurs.
Ou d'embarquer dans un autre roman de cet auteure.

Pour celles et ceux qui aiment les paumés.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.  

lundi 28 avril 2025

De pierre et d'os (BD de Jean-Paul Krassinsky)


[...] Chasser avec eux.

Les superbes aquarelles de Krassinsky nous invitent à un beau voyage initiatique en pleine nuit arctique. Un régal pour les yeux et les esprits des vents et des glaces.

L'auteur, l'album (208 pages, avril 2025) :

Jean-Paul Krassinsky (né en 1972) est un auteur de BD connu pour quelques belles aquarelles.
Ce dessinateur réputé adapte ici un roman (sorti en 2019) de Bérengère Cournut : De pierre et d'os, une fable initiatique qui suit le parcours d'une jeune inuite au pays des glaces.

Le canevas :

Uqsuralik est encore une jeune fille et l'album s'ouvre avec l'apparition de ses premières règles.
Elle va se faire surprendre par la banquise qui se brise et l'éloigne de l'igloo familial. Elle se retrouve seule, séparée des siens, en pleine nuit arctique.
Elle n'a pour compagnons que quelques chiens et il va lui falloir "chasser avec eux, apprendre d'eux, ou bien mourir par eux, il n'y a pas d'autre choix possible".
Après plusieurs jours de marche et de survie difficile, elle rencontre un autre groupe d'humains, plusieurs familles à géométrie variable comme le veut la coutume, mais avec des "femmes mal tatouées et des chasseurs maladroits".
Ils l'accueillent car "quiconque peuple la banquise par une telle nuit est le bienvenu" et ils vont l'appeler Arnaautuq ce qui veut dire "garçon manqué". Elle n'est pas forcément la bienvenue, c'est une bouche de plus à nourrir et l'un des hommes va même la "couper en deux".

♥ On aime beaucoup :

 L'album est précédé de la réputation du roman bien sûr (prix du roman Fnac 2019), mais ce sont surtout les superbes aquarelles de Krassinsky qui vont appâter l'amateur de BD. De véritables peintures qui se déploient sur de grandes pages (au format presque carré) avec des tableaux tantôt grandioses, tantôt intimes.
On passe de la nuit étoilée sur la banquise glacée à la floraison de la toundra verdoyante au printemps.
Ces magnifiques dessins comptent pour beaucoup dans le charme envoûtant de cette aventure écrite au féminin.
 Au cours de ce grand voyage initiatique, la jeune fille deviendra femme, mère, chasseuse et même chamane. La survie de ces nomades est réglée sur les saisons, la chasse et la pêche. 
Et là-bas on est obligé de compter les bouches à nourrir avant l'hiver aussi précisément que les réserves de gibier.
L'album est généreux (200 pages) et le lecteur verra défiler les saisons puis les années, les générations. À travers le périple d'Uqsuralik et ses multiples rencontres, le texte, adapté fidèlement du livre de Bérengère Cournut, va nous permettre de découvrir les coutumes, les traditions, les chants et les superstitions du peuple de l'arctique. 
C'est un très beau voyage, éprouvant, émouvant, et une belle adaptation.

Pour celles et ceux qui aiment l'arctique.
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Livre lu grâce aux éditions Dupuis.
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

samedi 26 avril 2025

Le murmure des hakapiks (Roxanne Bouchard)


[...] Un murmure, et le loup meurt.

Une histoire québécoise de chasse au loup marin en Gaspésie avec tout le charme des récits dépaysants de cette auteure.

L'auteure, le livre (304 pages, septembre 2024) :

On a découvert il y a peu la québécoise Roxanne Bouchard avec Nous étions le sel de la mer, un joli titre pour un polar agréable et dépaysant, tout empreint de l'atmosphère maritime de cette Gaspésie où vivent nos lointains cousins. 
Voici Le murmure des hakapiks, troisième épisode (on a sauté le n° 2) des enquêtes de Joaquin Morales, le flic mexicain venu au Québec par amour. 
Les hakapiks ce sont ces bâtons traditionnellement utilisés pour la chasse au loup marin, autrement dit au phoque : "les hakapiks, ces longs bâtons de bois, ornés d’une tête de marteau et d’un crochet, conçus expressément pour la chasse au loup marin".
"L’élan de l’hakapik est discret. L’arme fend l’air dans un chuchotement et la masse métallique s’abat sur la bête. Un murmure, et le loup meurt".

Le canevas :

C'est donc une histoire de chasse au loup marin, au phoque. La saison se termine, les tempêtes approchent mais un dernier équipage prend la mer. À bord, quatre petits voyous, quatre "crottés" comme on dit là-bas, qui pensent bien toucher le jackpot avec cette dernière chasse. 
Mais ont-ils pris la mer uniquement pour les phoques ?
Le lecteur monte à bord pas vraiment rassuré car le crabier Jean-Mathieu a également embarqué ... une femme ! 
Seule en pleine mer avec ces quatre affreux, dans la promiscuité du bateau !
"Ce n'est pas la première fois que des hommes rechignent à prendre une femme à bord" parce que chacun sait bien que "les femmes, ça n'avait pas d'affaire sur un bateau d'hommes".
Cette femme c'est Simone Lord, l'agente fédérale de l'organisme Pêches et Océans Canada, qui est chargée de "watcher" la chasse, étiqueter les fourrures, compter les quotas, surveiller les chasseurs et l'abattage des bêtes. Une chasse sous haute surveillance, d'autant plus que les "hosties d'animalistes" ne sont pas loin.
L'agente fédérale n'est donc pas la bienvenue à bord et "quand Simone Lord se pointe, en début d’après-midi, sur le quai du Jean-Mathieu, le capitaine Bernard Chevrier a le pressentiment que le voyage va mal virer".
De son côté, Joaquin Morales se remet difficilement de son divorce (le flic mexicain était venu au Québec par amour, mais il se retrouve tout seul en Gaspésie !) et tente de se distraire le temps d'une croisière sur le Saint Laurent. Une croisière où il n'aura pas le temps de s'amuser.

♥ On aime beaucoup :

 On retrouve bien là tout le charme des récits dépaysants de cette auteure. En quelques pages, Roxanne Bouchard nous transporte tout là-bas dans un autre univers, grâce à une plume québécoise riche en senteurs inédites, en expressions suggestives et en saveurs nouvelles.
Étonnamment tout cela reste bien lisible pour nous-autres qui avons l'accent pointu, mais bien vite un charme captivant nous enveloppe, nous colle à la peau des personnages et nous plonge au cœur de leurs émotions, même lorsque les mots, justement, viennent à manquer. Car la Gaspésie est un pays de taiseux où les sentiments se vivent souvent dans le silence.
 Et pour ce troisième épisode, l'intrigue policière va passer la vitesse supérieure : ça se met en place lentement (la vie en Gaspésie n'est pas vraiment trépidante) mais à mi-parcours tout s'emballe, la virée en mer tourne au cauchemar, on avait pourtant vu venir la tempête, et l'on se prend à frémir pour nos héros et à tourner les pages de plus en plus vite.

Pour celles et ceux qui aiment la chasse au phoque.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de L'Aube (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et Actualitté.

jeudi 24 avril 2025

Brazilian Playboy (Joe Thomas)


[...] Suivez le putain de pognon.

Un polar dur et violent à l'image de São Paulo, une ville gangrenée par le fric, où prospèrent les Ferrari, les jets privés et les milliards. Le lecteur trop curieux apprendra que mieux vaut ne pas venir fourrer son nez dans les affaires de corruption et de blanchiment d'argent.

L'auteur, le livre (288 pages, avril 2025, 2019 en VO) :

Rares sont les polars venus du Brésil comme ce Brazilian Playboy, second roman traduit en français du britannique Joe Thomas. Né en 1977, il a longtemps vécu dans ce pays et ce livre fait partie d'une série de quatre romans sur la corruption criminelle au Brésil, quelque part entre Suburra pour le côté enquête sur le banditisme et Bangkok Psycho pour le côté expatrié en pays exotique (le précédent bouquin de J. Thomas avait pour titre Brazilian Psycho).
Les Playboys, dans l'argot brésilien, ce sont des "jeunes nantis présomptueux et tape-à-l’œil, qui portaient des mocassins sans chaussettes"
Ah, mettez bien des chaussettes avant d'ouvrir ce bouquin : visiblement Joe Thomas a pris en horreur les mocassins pieds nus ! "Leurs pieds : sans chaussettes, des chaussures avec des glands, mais pas de chaussettes".

La traduction (anglais) est signée Jacques Collin.

Le contexte :

Nous sommes en 2016. Le cercle de Lula da Silva, Dilma Rousseff (je cite "une pouffiasse gaucho acariâtre qui est plus riche que Dieu"), et à présent Michel Temer, détient les rênes du pouvoir. Une clique de plus en plus fragilisée et contestée. 
Le gouvernement et la firme Petrobras sont au cœur de scandales à répétition sur fond de corruption et blanchiment d'argent.
La justice lance une opération mains propres baptisée Lava Jato.
Le message de Joe Thomas est clair dans son livre : la corruption du pouvoir de gauche va faire le lit du populisme et de Jair Bolsonaro : "ce Lava Jato, allait mettre à bas les principaux partis, structures et représentants démocrates… Et l’étape suivante était logiquement une néo-dictature populiste".

Le canevas :

Un soir de manif (il y en a tous les jours ou presque) on découvre le corps d'un jeune homme inconnu, sans papiers sur lui. 
Mauvaise rencontre avec une crapule ? Agression dans ce parc connu pour sa fréquentation gay ? Règlement de comptes ? Exécution mafieuse ?
Entre bons flics et mauvais flics, délinquance en col blanc et vrais voyous, la visite de São Paulo s'annonce éprouvante et l'enquête difficile. 
« [...] Tu as déjà entendu l'expression "Suivez le putain de pognon" ? »

Les personnages :

Nous allons faire connaissance avec quelques Paulistanos.
Comme Antonio, le playboy disparu et Roberta sa petite amie qui le cherche partout, ainsi que Raphael, un autre playboy, ami et collègue d'Antonio.
« [...] – Comment s’appelle ce gars ? demanda Lisboa.
– Antonio. Antonio Neves.
– Où travaille-t-il ?
– Il bosse dans la finance, pour un joli petit fonds spéculatif des plus distingués, appelé Capital SP. »
Mario Leme c'est l'inspecteur de la police civile, c'est le bon flic avec son collègue Lisboa.
Leme va se retrouver mêlé à une histoire qui le dépasse comme dans les histoires de "privé".
Eleanor Boe, c'est Ellie, la journaliste anglaise qui vient porter son regard (trop inquisiteur) d'étrangère sur la vie paulistana.
Du côté des méchants, ce sont aussi des flics ! Pas facile de faire la distinction à la nuit tombée !
Il y a là Carlos, le caïd des militars, la police militaire, le méchant flic, très méchant, et Junior sa nouvelle recrue. Pour qui roulent les mauvais flics ?
On évoquera aussi le PCC, l'étonnante mafia des prisons brésiliennes. 
Bref, y'a pas que du beau monde, loin s'en faut.

♥ On aime un peu :

 En refermant ce polar, on se dira que le Brésil n'est peut-être pas l'endroit idéal pour des vacances cool.
Le Nordeste brésilien d'Edyr Augusto nous avait déjà bien secoués, mais le São Paulo de Joe Thomas ne se montre pas plus accueillant.
La vie de São Paulo est dure, vraiment dure, où les riches nantis profitent un maximum et se font servir par le petit personnel, au bar ou à la maison.
Ici règnent "l’embourgeoisement et l’épuration sociale ; une élite politique sourde à la misère des déclassés".
Ces riches nantis dont les fils ont accès aux meilleures écoles privées : ce sont les playboys du titre.
Le fric, certes, mais aussi la violence qui va avec.
"São  Paulo existe dans un état de paranoïa exacerbée qui entraîne un taux de possession d’armes démesuré, une défiance de la police et un recours massif à la sécurité privée."
Ces riches nantis qui ferment les yeux sur la façon dont la police militaire gère la rue, la violence, les malfrats et les voyous, "les camés, les pervers, les dégénérés, les flingueurs, les surineurs et la racaille encagoulée", dans les mauvais quartiers et les favelas.
 On sera grandement surpris par São Paulo, cette ville de tous les excès et de tous les superlatifs où la concession Ferrari est la plus importante de la planète, même devant celle de Los Angeles et Hollywood, car "São Paulo est la ville où il se vend le plus de Ferrari au monde"
Voici la capitale mondiale du fric et donc des milliardaires, la capitale des yachts, des hélicoptères et des jets privés.
Une ville où l'expression "suivez l'argent" prend un sens tout à fait concret.
 Le lecteur apprendra donc beaucoup de choses sur le Brésil et sa capitale économique São Paulo. Mais la leçon sera un peu raide : la prose de Joe Thomas est brute, sèche, à l'image même du pays. L'enquête policière, va s'avérer complexe et labyrinthique, à l'image même de la situation économique.
Le lecteur sera souvent perdu, avec peu d'indices pour y trouver son chemin. L'écrivain jongle avec les styles, les voix et les perspectives, comme pour peindre une fresque de la ville, mais cela donne une lecture un peu heurtée et pas vraiment fluide. 
C'est un peu dommage car nous avions, avec cet auteur, de quoi découvrir une face cachée de ce pays mal connu, bien loin de la carte postale de Copacabana. 

Pour celles et ceux qui aiment le Brésil.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Seuil (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

mardi 22 avril 2025

Débâcle (Ian Manook)


[...] Ni camarades ni chamanes.

Ian Manook est de retour en Asie centrale avec cette équipée sauvage au fin fond de la Sibérie. Un véritable récit d'aventures en compagnie d'une petite troupe bigarrée de personnages singuliers et attachants.

L'auteur, le livre (373 pages, mars 2025) :

Ian Manook : revoici notre écrivain globe-trotter préféré, c'est celui qui, il y a dix ans, avait signé Yeruldelgger dans les steppes mongoles et qui relançait le genre dit du polar ethnique.
Ian Manook c'est l'un des nombreux pseudos de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit notamment sous le nom de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Après quelques escapades en Islande (avec le Krummavisur notamment), Ian Manook est de retour en Asie centrale avec cette Débâcle.

Une Débâcle qui sera peut-être bien l'occasion de (re)découvrir un autre récit qui semble sorti du même tonneau mais qui était un peu passé en-dessous de nos radars : Ravage
C'était en 2023 chez Paulsen également et ça se passait au Canada.

Le canevas :

Mais revenons en Russie pour ce noël 1991 : le Soviet Suprême dissout l'Union Soviétique. Les différentes républiques gagnent leur indépendance mais c'est le chaos qui règne à l'heure de la débâcle de l'empire.
Au milieu du chaos, de la confusion et de l'incertitude, Piotr, un ancien agent kagébiste, se voit confier une mission dans les profondeurs de la Sibérie, à Oïmiakon, pour « effacer les traces » (autrement dit : le dernier témoin) d'une ancienne déportation au goulag, celle de Boris Poliakov.
[...] - Oïmiakon ?
- Sibérie. Cinq mille kilomètres à l’est de Moscou, sept cent cinquante kilomètres au nord de Iakoutsk, aux portes du cercle polaire. Le cul-de-basse-fosse de l’empire. Moins soixante-sept degrés les mauvais jours d’hiver, trente-cinq en été, et sous un mètre de neige deux cents jours par an. 
Piotr va donc atterrir au fin fond de nulle part, un trou perdu à des milliers de kilomètres de tout, en pleine débâcle, mais cette fois c'est bien celle des fleuves glacés qui se dégèlent et inondent tout.
Avec quelques âmes perdues, dont une jeune femme qui va lui servir de guide, il part plus encore vers le nord, à la recherche de celui qu'on lui a désigné comme cible.
Et nous voici partis pour une équipée sauvage à travers les plaines glacées de Sibérie.
Pourquoi Piotr ? Pourquoi Boris ? ... Manook et la taïga nous réservent évidemment quelques surprises.

Les personnages :

Il y a donc là Piotr chargé d'éliminer le zek dénommé Boris Poliakov, sur l'ordre d'un mystérieux et dangereux Vladimir Platov que l'on ne rencontrera pas (vaut mieux pas) mais dont l'ombre plane sur la forêt. 
En Sibérie, Piotr fera la rencontre de l'inoubliable Liouba. Elle n'est âgée que de quinze ans. Enfin, quinze ans et trois ours pour être précis. Avec ce personnage, Manook a déniché une pépite dans le permafrost et c'est elle qui nous servira de guide pour traverser la taïga qu'elle connait comme sa propre main.
Il y aura là aussi, Vassili le pilote d'hélico, et même un enfant Sacha, ainsi que la trop jeune Yuliana qui n'est hélas, déjà plus une enfant.
Ah j'allais oublier Jaune, le chien jaune.
C'est cette bande hétéroclite, cet équipage improbable que nous allons accompagner dans les forêts glacées et "cette marche ne sera pas une promenade de santé", on s'en doute.
En chemin nous ferons la connaissance de Fiodor qui, comme beaucoup d'autres, vit quasiment en ermite au fin fond de cette dangereuse taïga. 
Quelque part entre écologie, décroissance et survivalisme, Fiodor et Liouba, en harmonie avec leur milieu naturel, sont à l'opposé de Piotr, le fonctionnaire venu de la ville.
[...] — La taïga est un monde à part, reprend Fiodor. Tu y trouves l’avant-garde de l’avidité géologique, minière et pétrolière soviétique au complet. Tu y croises aussi des pêcheurs, des chasseurs , des braconniers, des fugitifs, des autochtones, des vieux-croyants, des ermites.

♥ On aime :

 Cette histoire est un roman d'aventures à part entière, une virée sauvage au sein d'une nature grandiose et spectaculaire. 
On oublie assez vite le contexte soviétique, point de départ de cette aventure, pourtant l'ombre du goulag se cache derrière chaque arbre de cette odyssée.
Nous voici au cœur de la forêt de tous les dangers : l'ours bien sûr, c'est son royaume. 
Mais dès qu'elle en repère un, Liouba veille sur nous : "fais le mort, sinon tu le seras bientôt".
D'autres dangers encore : la débâcle et les eaux qui bouillonnent d'être enfin libérées, les terribles incendies qui avancent beaucoup trop vite, la sournoise dermite des apiacées qui brûle la peau, et même les fous de dieux qui ne sont pas les moins dangereux.
 Le récit est également imprégné d'un léger parfum de chamanisme, un mélange savoureux qui reste parfaitement maîtrisé. Les rêves qui viennent hanter les personnages sont utilisés pour faire avancer l'intrigue ou en expliquer certaines parts cachées. C'est la part spirituelle de ce récit.
 Et puis Manook est un gourmand de notre langue savoureuse et là, il s'est un peu lâché ! 
L'équipée est le prétexte pour nous faire découvrir tout un riche vocabulaire. On pourra souffrir d'anhédonie ou même d'alexithymie, subir la prépotence, rencontrer le maral, découvrir une diffluence. Tout cela va nous sabouler intelligemment l'esprit et l'encyclopédie devra rester à portée de main !
L'écrivain reprend d'ailleurs un truc utilisé dans le Krummavisur (son roman précédent, rappelez-vous l'impayable inspecteur Ari) avec ici encore des proverbes à la noix débités cette fois par Vassili, le pilote d'hélico :
[...] Poulaga dans la taïga agace le renégat.
Hommes à vodka, hommes à tracas.
L’homme fatigué ne passera pas le gué !
L’homme fourbu est un héros vaincu.
La chance sourit aux chanceux.
Sagesse de vieux n’est que vieille sagesse.
Et il y en aura bien d'autres encore, comme le poétique "Quidam ou chamane, donne de la petite marie-jeanne à ton âme".
Et pour faire bonne mesure, le lecteur aura droit également aux règles de survie dans la taïga, édictées par la jeune Liouba :
[...] Règle taïga : mieux vaut suivre qu’être suivi.
Règle taïga : tout prédateur devient un jour la proie d’un autre. 
Règle taïga : chaque proie rend le chasseur plus intelligent.
Règle taïga : nos bruits renseignent les autres.
Règle taïga : ne souille pas le feu qui te chauffe et te nourrit.
Et pour conclure ce florilège : "Dans la taïga, ne pense qu'à la taïga" !
À savourer sans modération.

La curiosité du jour :

Au cours de cette randonnée sauvage, le lecteur curieux fera également la rencontre d'un curieux coléoptère pyrophile.
Un insecte qui n'annonce rien de bon pour nous parce que ce gros bourdon détecte les incendies de forêt et fonce à tout allure au cœur du brasier (nous, on file de l'autre côté et vite fait) : "On dit que le mangeur de feu détecte un incendie à plus de cent kilomètres.
Cette espèce de scarabée recherche les feux de forêt parce qu’elle pond ses œufs dans du bois tout juste brûlé et encore chaud." 

Pour celles et ceux qui aiment les randonnées en forêt.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Paulsen (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

vendredi 18 avril 2025

Everglades (R. J. Ellory)


[...] Les ténèbres ont gagné pas mal de terrain.

Avec Everglades, Ellory dresse un véritable réquisitoire contre la peine capitale et signe, une fois de plus, une histoire qui va hanter longtemps ses lecteurs.

L'auteur, le livre (456 pages, avril 2025, 2024 en VO) :

On ne présente plus Roger Jon Ellory, l'écrivain britannique (né en 1965) qui, comme nul autre, possède le don de nous transporter au cœur des États-Unis.
Alors avec un titre pareil, Everglades, on se doute que cette fois encore, le plaisir de lecture sera au rendez-vous.
En VO c'était The Bell Tower ('le beffroi' dans le livre) car c'est au pied de cette ancienne tour d'une église espagnole qui domine la prison d'état de Southern State, qu'ont lieu les exécutions capitales.
La traduction de l'anglais est signée Etienne Gomez.

Le canevas :

Ellory a placé son intrigue en 1977 et ce n'est pas tout à fait anodin : en 1972, un arrêt de la Cour Suprême des États-Unis déclare la peine de mort non conforme à la Constitution du pays qui interdit d'infliger des châtiments cruels et exceptionnels. Ce moratoire redonne vie et espoir à tous les condamnés qui croupissaient dans les couloirs de la mort des prison US.
En 1976, un nouveau verdict de la Cour Suprême marque un revirement et restaure la peine de mort : quatre années d'espoir s'évanouissent, les couloirs de la mort redeviennent encore plus sinistres qu'avant et les condamnés encore plus difficiles à gérer.
Un an plus tard donc, en 1977, le shérif adjoint Nelson Garett est gravement blessé lors d'une fusillade.
Après l'opération vient la rééducation dans les bras d'une jolie kiné : Hannah.
Mais Nelson boite irrémédiablement et ne peut retrouver son poste de shérif.
Frank Montgomery, le père de sa kiné, travaille à la prison d'état de Southern State et lui propose un poste de gardien dans ce pénitencier fédéral où sont enfermés les pires voyous et meurtriers du comté.
[...] – C'est pas le genre de boulot qu’on quitte à 17 heures.
– Ce qui veut dire ?
– Je le vois bien avec mon père et avec Ray. C’est pas un boulot facile, Garrett. On est face à des brutes. C’est ça à longueur de journée et ça finit par déteindre sur tout.
[...] La violence était dans leur sang. Indiscutablement. Si la violence ne suffisait pas à régler un problème, c’était qu’on n’y avait pas assez recouru. 
Dans la fosse aux lions, Nelson va devoir affronter ces brutes dont ne veut plus la société, gérer en permanence la violence, la tension, et même assister à des exécutions capitales.
[...] Il avait contribué, par obéissance à la loi, à l’exécution d’un homme qu’il ne connaissait pas et qui ne lui avait rien fait. Il avait satisfait aux obligations et aux exigences du système judiciaire. Il avait accompli le devoir et la tâche qui incombaient à son poste. Mais, cela mis à part, il avait sanglé un homme qu’il avait ensuite regardé mourir d’une manière vraiment brutale , et il savait qu’il ne pourrait jamais oublier ce qu’il avait vu.
Dans les quartiers de haute sécurité, au pied du beffroi, quand sonne la cloche annonçant une exécution, les gardiens, les détenus et le lecteur vont vivre une épreuve difficile, oppressante, étouffante. 

♥ On aime :

 Ce roman est un véritable réquisitoire contre la peine capitale : Ellory plaide la cause abolitionniste avec talent dans ce livre où il nous plonge en compagnie du gardien Nelson Garett au cœur du pénitencier, entre le couloir de la mort et la chambre d'exécution. 
Âmes sensibles s'abstenir car c'est là un boulot qui vous change profondément un homme ...
[...] Tu fais pas un mauvais métier, Garrett. Tu fais un métier nécessaire, tu dois essayer de ne pas oublier ça.
[...] Tu essaies de rester sain et humain alors que tu baignes dans l’insanité et l’inhumanité. Ces types représentent une infime minorité. Dans leur majorité, les gens sont bons, gentils, honnêtes.
[...] C’est sûr que c’est le genre de boulot où on va à reculons. On y va par sens du devoir, de… quoi ? de la responsabilité ? par confiance dans la loi ? parce qu’on a foi dans le système judiciaire et qu’on croit qu’on peut faire une différence ?
 Comme à son habitude, Ellory nous laisse tout notre temps pour nous familiariser avec le décor, la situation et les personnages. Bientôt le lecteur fera partie, lui aussi, de la famille Montgomery.
Et sans surprise il va retrouver les thèmes chers à cet auteur : ici-bas les hommes portent un lourd fardeau, parents toxiques, culpabilité, enfance difficile, ... et cela dans un monde étouffant fait de violence où ténue sera la la frontière entre le bien et le mal, la frontière entre certaines lois et une certaine idée de la justice (rappelez-vous, c'était le titre de son dernier roman La frontière).
Certains parlent de karma, d'autres de destin, de châtiment, de balance universelle ou d'équilibre cosmique, chacun appelle cela comme il veut : Ellory garde l'esprit large mais la justice dans sa ligne de mire et fait craindre au lecteur "qu’il n’y ait encore un prix à payer pour tout ce qui s’était passé".
Comme toujours, seules quelques figures féminines lumineuses tenteront d'éclairer ces ténèbres.
 Chaque année, on se demande comment fait cet auteur pour nous sortir aussi régulièrement des histoires aussi fortes, aussi prenantes. Il lui est arrivé de s'égarer un peu c'est vrai, mais c'est plutôt rare et ce livre, s'il n'est peut-être pas son meilleur, fera assurément partie des histoires qui vont longtemps hanter le lecteur, au point que "certaines nuits, il rêvait qu’il était perdu dans les Everglades".

Pour celles et ceux qui aiment les prisons.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

mercredi 16 avril 2025

Moneda (Stéphane Keller)


[...] Aux autres de pleurer…

Chronique d'un coup d'état annoncé : ambiance de fin de règne à Santiago du Chili à la veille du putsch de Pinochet.

L'auteur, le livre (544 pages, septembre 2024, en poche mai 2025) :

Dans ses romans, l'écrivain-scénariste Stéphane Keller explore la période des années 60-70 au cours de laquelle les états se montraient coupables des pires compromissions pour maintenir leur pouvoir et leur emprise sur d'autres nations et colonies. 
Ce fut notamment Rouge parallèle (2018) qui nous emmenait d'Alger à Dallas, Telstar (2019) qui nous plongeait au cœur de la Bataille d'Alger et Mourir en mai (2023) dans l'après-guerre.
Des romans qui entremêlent petite et grande histoire.
Avec Moneda, l'auteur nous emmène en 1973 au Chili pour cette chronique d'un coup d'état annoncé, des événements qui ont marqué profondément ma génération.

Les personnages :

Stéphane Keller a l'élégance de mêler à ce nouveau roman quelques personnages venus de ses précédents ouvrages.
Comme ce Sébastien Desboz, nouveau nom d'emprunt du cynique Paul-Henri de la Salles, un ancien de la sinistre division Charlemagne mais désormais retraité des 'affaires', qui tient désormais Le Bar du Suisse en plein centre de Santiago du Chili, non loin de "la grand-place, celle-là même où se dressait le Palacio de la Moneda, ce palais de la Monnaie qui, depuis le milieu du dix-neuvième siècle, servait de résidence aux présidents de la République. Le Bar du Suisse était à quelques centaines de mètres à peine".
L'inspecteur Alejandro Vega-Pirri vient y prendre son café.
Il y a là aussi le sombre lieutenant Yanez-Vidal, un soldat chilien du 1er régiment qui tourne autour des jolies serveuses du café.
Dans le bar du faux suisse, le lecteur pourra même assister à la rencontre surprise du faux Sébastien Desboz et du journaliste Guillermo Calderón venu de Madrid pour couvrir les événements qui se préparent.
Mais un bon coup d'état ne se prépare pas sans l'aide active des américains : il nous faut donc également un général deux étoiles, comme Lee Preston Beaulieu, l'homme tout puissant des services secrets de l'armée US. 
Aux côtés de ces personnages de roman, on évoquera d'autres personnalités véridiques comme Paul Aussaresses et le colonel  Charles Lacheroy venus apporter aux américains leur expérience de la guerre insurrectionnelle et de la torture, un savoir-faire précieux acquis en Indochine et en Algérie.
Le lecteur va même croiser Henry Kissinger, futur prix Nobel de la Paix, ou encore Richard Nixon, le président empêtré dans les eaux troubles du Watergate.

Le canevas :

Nous sommes donc au Chili en 1973, à l'aube du coup d'État militaire du général Augusto Pinochet, qui s'apprête à renverser le président Salvador Allende et son gouvernement d'Union Populaire.
[...] — Avec ce qui se prépare…
— Et qu’est-ce qui se prépare… ?
— Allons, Don Sebastian. Vous devez bien deviner. Monsieur Allende ne verra pas le nouvel an.
Les services de renseignement de l'armée US et l'équipe du général Beaulieu s'affairent à entraîner les militaires chiliens en vue du putsch.
Dans le même temps, la CIA s'occupe activement de semer le chaos au sein de la population civile : elle met sur pied quelques assassinats ciblés, accuse les rouges, finance et orchestre les grèves (comme la fameuse grève des camionneurs), organise la pénurie, ...
[...] La situation économique du pays était désespérée. Le travail de sape effectué depuis trois ans par les USA allait porter ses fruits. Les trois millions de dollars alloués par Nixon à la CIA n’avaient pas été jetés par la fenêtre.
En marge de ces préparatifs politico-militaires, Stéphane Keller déroule une intrigue policière : un tueur en série s'en prend sauvagement aux jeunes femmes qui ont le malheur de marcher seule le soir dans les rues sombres de Santiago.

♥ On aime un peu :

 J'avoue ne pas avoir été vraiment emballé par les imbrications entre les nombreuses intrigues qui nous permettent de suivre les différents personnages. Il y a plusieurs histoires dans l'Histoire, beaucoup de portes ouvertes et l'auteur en referme même plusieurs au fil de son roman. 
Certains personnages sont à la limite de la caricature, le trait vraiment forcé, et aucun n'est vraiment sympathique. Quelques femmes peut-être. 
L'intrigue policière manque un peu de piquant et le thriller politico-militaire est un peu convenu : on n'en apprend pas assez sur ce coup d'état (les curieux d'Histoire resteront sur leur faim) et tout cela ne suffit pas pour captiver le lecteur.
 Il s'agit plus d'un roman d'ambiance que d'un véritable thriller et le côté réussi du bouquin, c'est justement la description de l'atmosphère de fin de règne, de fin d'un monde, qui baigne Santiago (mais aussi les États-Unis où l'ambiance est tout aussi délétère). 
Les personnages sont tous plus désenchantés et cyniques les uns que les autres, et ils semblent errer comme des fantômes, perdus dans ce monde crépusculaire.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Toucan (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

lundi 14 avril 2025

Les papillons ne meurent pas de vieillesse (Bézian, Matz)


[...] Le chasseur de papillons qui n'existent pas.

Fable écolo sur fond de surexploitation de la forêt amazonienne : les très belles planches de l'album nous emmènent à la chasse aux papillons.

Les auteurs, l'album (88 pages, avril 2025) :

Matz est un auteur que l'on connaît bien et que l'on apprécie beaucoup (la série Le tueur, c'est lui), mais on ne le connaissait pas collectionneur de papillons !
Entre deux polars, il s'est autorisé une petite parenthèse écolo avec Frédéric Bézian pour nous emmener à la chasse aux papillons en Amazonie : Les papillons ne meurent pas de vieillesse.
Matz s'est même permis un petit clin d’œil à ses fans puisqu'il a baptisé son papillon impossible le Parides Ascanius Nolentus (son nom de ville est Alexis Nolent) !
Au fil de leur courte existence de quelques jours "les papillons, fragiles et vulnérables, ne meurent pas de vieillesse, mais de mort violente".

♥ On aime beaucoup :

 Voilà bien une sympathique fable écolo sur fond de surexploitation de la forêt amazonienne : un roman d'aventures, un thriller politique qui met en scène les enjeux complexes de la région.
  Le dessin de Frédéric Bézian est une réussite avec un beau dégradé de gris que viennent illuminer de temps à autre seulement les parures colorées des papillons : un pari audacieux mais vraiment gagné. Le gris pointillé évoque les gravures scientifiques d'antan.
Pour profiter des changements de rythme qu'autorise la BD (F. Bézian aime à dire qu'il ne fait pas du cinéma sur papier), l'album est émaillé de planches d'entomologie 'vintage' et même de quelques beaux haïkus comme celui-ci du poète japonais Arakida Mortake : 
[...] Tombé de la branche 
Une fleur y est retournée :
C'était un papillon.
 L'album semble appeler une suite, d'autant qu'une douce complicité va se nouer entre la jeune Géraldine et le brésilien Candido ... ! On attend déjà avec impatience !

Le contexte :

La réapparition d'espèces disparues de papillons n'est pas de la science-fiction. Il y a bien sûr quelques "lâchers" volontaires pour réintroduire certains insectes mais les entomologistes découvrent également des "résurrections" tout à fait naturelles comme par exemple celle de la Nonagrie soulignée dans nos marais atlantiques. Cela vient compenser un petit peu les trop nombreuses extinctions.

Les personnages :

Camille est un expert entomologiste et grand collectionneur de papillons.
Il emploie au Brésil un chasseur local, Candido.
Chez lui en France, il héberge sa jeune cousine, Géraldine qui l'aide à trier ses bestioles.
Camille et Géraldine vont rejoindre Candido en Amazonie.

Le canevas :

Cette histoire aurait pu s'intituler l'histoire du "chasseur de papillons qui n'existent pas" ... puisque l'intrigue se noue en Amazonie lorsque l'on capture par hasard un papillon censé avoir disparu depuis de nombreuses années. 
[...] - Quel est le problème ?
- Le problème c'est que ce papillon est un Parides Ascanius Nolentus.
Le problème c'est qu'il vivait dans les marais de Rio de Janeiro ... !
... et si je dis "vivait", c'est qu'il a disparu depuis des années ... !
Regarde Candido, mon chasseur, travaille dans l'état du Roraima, au nord du Brésil, à des centaines, voire des milliers de kilomètres de Rio de Janeiro !
Tu comprends le problème, maintenant ?
Un doux rêveur (Camille) et sa jeune cousine (Géraldine) vont accompagner le chasseur de papillons (Candido) au cœur de la forêt vierge pour confirmer la découverte énigmatique. 
Jusque là tout va bien pour cette petite équipe qui joue les Tintin en Amazonie, mais on se doute qu'avec Matz au scénario, la balade des gentils écolos ne sera pas de tout repos. 
Ainsi Camille rédige un article pour le National Geographic et appelle à sanctuariser le secteur pour le protéger de la déforestation : évidemment les sociétés multinationales ne voient pas d'un très bon œil les projecteurs de l'écologie soudainement braqués sur une région où ils prospéraient jusqu'ici à l'abri des regards et nos héros devront également faire face à l'hostilité des paysans locaux qui exploitent ces terres pour l'orpaillage et le pâturage. 

La curiosité du jour :

Au détour d'une belle planche d'entomologiste (page 25), l'album nous apprendra que le mot papillon vient du grec psukhê ψυχή qui signifie souffle, le souffle de la vie qui caresse ce qu'il touche et par extension âme puisque celle-ci s'envole dans notre dernier soupir. 

Pour celles et ceux qui aiment chercher les petites bêtes.
D’autres avis sur la BDthèque et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Casterman (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.
Une interview des deux auteurs.

vendredi 11 avril 2025

Tout va bien se passer (Leye Adenle)


[...] Il y a une rumeur selon laquelle…

"Sainte frénésie" à Lagos - Nigeria, quand disparaît une montagne d'argent sale (très haute la montagne, c'était le trésor de guerre des gourous d'une église pentecôtiste).
La Lagos Lady est de retour pour un thriller haletant.

L'auteur, le livre (400 pages, mars 2025, 2022 en VO) :

Leye Adenle (né en 1975) est un écrivain nigérian qui vit à Londres. On l'avait découvert en 2016 avec son premier roman : Lagos Lady, un polar qui évoquait le milieu de la prostitution à Lagos, ville de tous les excès, et mettait en scène une bonne fée (Amaka, c'est elle la Lagos Lady) qui veillait sur ses sœurs contraintes de vendre leur corps. 
On retrouve la bienveillante fée Amaka avec le troisième roman de cet auteur (on a sauté une étape), un bouquin au titre bien rassurant  : Tout va bien se passer
Ben voyons ! Avec un polar de cet auteur, au cœur de la mégapole de Lagos, on n'en doute pas une seconde : ça va certainement très bien se passer !
Du moins pour le lecteur. Et encore, même pas sûr.
La traduction de l’anglais (Nigeria) est signée Céline Schwaller.

Le contexte :

Autrefois sous domination britannique, le Nigéria s'impose aujourd'hui comme un colosse démographique et économique, rivalisant avec l'Afrique du Sud pour la suprématie sur le continent.
La corruption y est endémique. À la suite d'un changement politique en 2015, le pays a déclaré la guerre à la corruption et au blanchiment d'argent en mettant en place une Commission des crimes économiques et financiers (l'EFCC évoquée dans le roman) : les gros bonnets du pays entassaient des fortunes colossales d'argent sale.
Un dispositif a même été créé pour encourager les dénonciations : un petit pourcentage des sommes colossales récupérées et saisies est attribué au lanceur d'alerte ! 
Ce fut l'effervescence dans ce pays aux très fortes disparités sociales : aussi bien du côté des dénonciateurs (une petite femme de ménage au courant des cachettes de ses fortunés patrons pouvait ainsi gagner le jackpot sur un simple coup de fil), que du côté des plus riches qui s'affolaient désespérément et cherchaient à planquer rapidement leur magot à l'étranger.
C'est la toile de fond de ce roman. Je n'en dis pas plus pour ne pas trop en dévoiler mais c'est un contexte véridique, typiquement nigérian, et ça décoiffe !
Et encore, ce n'est là que la partie émergée de ce qui vous attend, je n'en dis pas plus !

Les personnages :

On retrouve donc la bienveillante Amaka qui, profitant de ses appuis hauts placés, tient toujours sa promesse de veiller sur ses sœurs contraintes à la prostitution. Une lourde et dangereuse tâche (vous redécouvrirez sa combine de Lagos Lady).  
Il y a là Funke, une escort, c'est elle qui appelle à l'aide Amaka au début du bouquin quand son client, le pasteur Frank se fait abattre dans la chambre d'hôtel.
Et puis il y a la bande des escrocs, déguisés en pasteurs et en gourous, qui dirigent l'église ABC of G, la All Believers Church of God : quelques décès inattendus au sein du Conseil et la disparition du trésor de l'Église va faire de ces pitres, des clowns très dangereux. 
Et puis il y a là l'inspecteur Jubril Musa qui va mener l'enquête sur le meurtre du pasteur Franck. On s'en doutait un peu, la police de Lagos n'a pas trop le sens de l'humour : Jubril Musa est un grand black costaud et musclé qui porte un béret noir. Ses hommes sont équipés de AK-47 quand ils débarquent chez vous.
[...] Nous avons incarcéré les deux suspectes et nous les poursuivrons en justice lorsque nous aurons terminé nos investigations et que nous les aurons convenablement interrogées.
Ah, comme ce convenablement interroger sait se montrer persuasif ...

Le canevas :

Dès les premières pages, Funke, une escort, est dans de sales draps (si je puis oser ce lamentable jeu de mots) : son client, le pasteur Frank, vient de se faire buter dans la chambre d'hôtel par ce qui semble être des voyous américains, pilotes d'un avion privé. 
La police (musclée, la police au Nigéria !) est déjà sur les lieux et Funke n'ose pas sortir de sa cachette. Amaka doit rapidement venir à son secours et lui répond : "Bien. Tout va bien se passer. Je te rappelle très vite".
Dans le même temps, Leye Adenle nous plonge en plein chaos au cœur d'une église pentecôtiste, une sorte de secte mafieuse avec des gourous richissimes. Car "il y a quelque chose que vous devez savoir à propos du fonctionnement de l’Église" ... ah bon, tiens donc !?
[...] C’étaient des mécènes de l’Église. Tous incroyablement riches et tous au gouvernement ou anciennement au gouvernement, ou encore dans l’armée. Ils étaient également tous membres du conseil exécutif de l’Église, des membres qui non seulement faisaient des dons généreux au ministère, mais qui le soutenaient aussi en devenant co-investisseurs dans ses entreprises commerciales.
Le chef gourou vient de décéder et le pasteur Frank a été abattu (pour ceux qui ne suivaient pas vraiment, c'était le client de Funke) : c'est lui qui était chargé de planquer l'argent de la bande. Panique à bord, où est passée la montagne de fric ? 
Mais de ce côté aussi "Ça va aller. Comme je te le dis toujours, tout va bien se passer".
Que le lecteur, ainsi plongé en pleine apocalypse, se rassure, il n'y a vraiment pas de quoi s'inquiéter : "tout va bien se passer".
Il suffira d'un miracle.
[...] – Ce qu’il nous faut, c’est un miracle. Je peux vous organiser quelque chose pour demain.
– Vous voulez fabriquer un miracle ?
– Ah. J’avais oublié que vous êtes de la vieille école. Écoutez, egban, les gens ont besoin de miracles. Leur foi a besoin de miracles. Sans miracles, ils se détournent du Seigneur.

♥ On aime :

 On aime la "sainte frénésie" qui s'empare du lecteur plongé sans trop d'explications (elles viendront plus tard) en plein cœur de Lagos, la ville de tous les excès. Le trésor perdu (on parle quand même de 100 millions de $) va exciter toutes les convoitises, déchaîner toutes les passions, attirer tous les voyous des alentours, transformer le flic le plus incorruptible en un bandit sans foi ni loi, le soldat le plus discipliné en un sinistre tueur de sang froid et le prêtre le plus religieux en un trafiquant de la pire espèce.   
 C'est un thriller haletant dont le lecteur européen ne possède ni tous les codes ni toutes les clés : c'est quand même l'Afrique, pire : c'est Lagos, dépaysement garanti. Alors on s'accroche, on tremble pour la jolie Funke et sa bonne fée Amaka, on se fait surprendre à chaque coin de rue par les uns ou par les autres, et puis on s'intéresse quand même aux fameux dollars, bon sang où sont-ils passés ?
 Leye Adenle maîtrise son récit avec un montage digne d'un film américain : un pré-générique pour un démarrage en fanfare, et puis on enchaîne d'une scène à l'autre (chez les flics, avec Amaka, chez les prêtres, et les pilotes de l'avion, et ...) sans jamais avoir le temps de souffler. 
L'intrigue s'emballe un peu sur la fin avant de découvrir un dénouement ... ah non ! j'ai rien dit ... avant de reposer le bouquin pour reprendre une vie normale et des lectures plus reposantes.

Pour celles et ceux qui aiment le fric.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Métailié et NetGalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 9 avril 2025

L'avocat du diable (Jean-François Pasques)


[...] Il était capable du pire.

Jean-François Pasques c'est le flic 'psychologue' de la PJ. Ses polars sont toujours écrits avec beaucoup de finesse et cherchent à pénétrer l'intimité des personnages à travers leurs mensonges ou leurs aveux. Cet épisode évoque avec sensibilité le sujet du féminicide.

L'auteur, le livre (304 pages, avril 2025) :

Jean-François Pasques occupe une place un peu à part dans le paysage du polar français.
On l'avait découvert en 2022 avec Fils de personne, le succès qui lui a valu sa notoriété.
On le retrouve ici avec L'avocat du diable, un roman qui aborde le sujet du féminicide et plus généralement des violences faites aux femmes. Sujet délicat mais hélas toujours d'actualité. 
Si Jean-François Pasques est toujours dans la police (à Nantes), il a d'abord été flic à la PJ de Paris, celle-là même qu'il met en scène dans ses romans.

Les personnages :

On a plaisir à retrouver là le commandant Julien Delestran héros récurrent, toujours accompagné de sa jeune protégée, la lieutenante Victoire Beaumont, et de la psychologue de la PJ, Claire Ribot.
Dans le box des accusés, on va trouver Dominik Jean, alias DJ. Celui qui va être soupçonné de viol est une célébrité du monde des lettres et du monde tout court : on se retourne sur lui dans la rue pour le dévisager ou obtenir une dédicace.
"Écrivain à succès. Son talent avait été reconnu par l'obtention de nombreux prix littéraires prestigieux. Chevalier des arts et des lettres. Il avait refusé la Légion d'honneur".  Il fut même un temps "vice-consul à Buenos Aires"
JF. Pasques a fait ça bien et le lecteur visualise immédiatement une figure ou une autre parmi celles qui ont fait les gros titres ces dernières années. Et il n'en manque pas.
[...] – On ne peut pas rester insensible à ce qu’il est. 
– C’est-à-dire ? 
– Un homme remarquable. Au sens premier du mot : qui attire l’attention.
Ce fameux, inénarrable, incorrigible "DJ était capable du pire pour s’attribuer les faveurs des femmes, cependant rien n’était répréhensible au niveau du Code pénal. Absence de violence, de contrainte, de menace ou de ruse, tout reposait encore une fois sur l’emprise qui avait conduit ses proies à lâcher prise".
Il est "irritant, cynique et particulièrement odieux", c'est "un grand malade qui joue les seigneurs",  les qualificatifs ne manquent pas, un "grand manipulateur", un "séducteur compulsif" : "la perversité narcissique mise en forme dans un piège diabolique". Ouf.

Le canevas :

La PJ parisienne est en émoi : c'est une femme qui va prendre la tête du 36, la commissaire Rachel Delépine.
Madame Delépine n'est pas la bienvenue dans ce monde viril d'autant que l'une de ses premières décisions est de mettre au placard le commandant Delestran, après une 'bavure' policière cause d'un dommage collatéral parmi les civils.
C'est donc l'adjointe de Delestran, la lieutenante Victoire Beaumont, qui prend la tête du 'groupe' avec lequel elle va enquêter sur un meurtre de femme.
Au fond de son placard, Delestran se voit confier un dossier franchement casse-gueule : un écrivain-diplomate (véritable célébrité médiatique, connue de tout le monde) est accusé de viol par l'une de ses conquêtes. Mais la dénonciation arrive sept ans après les faits et il n'est pas facile de vérifier les affirmations de l'une ou de l'autre.
De son côté Victoire Beaumont enquête sur un meurtre et va bientôt trouver un coupable idéal : mais est-ce vraiment aussi simple que cela ? 
Alors, qui a donné son âme au diable et qui va devoir endosser la robe de l'avocat du diable ?

♥ On aime :

 Écrivain, policier : voilà deux métiers qui, pour notre plus grand plaisir, nous valent quelques bonnes lectures. Mais derrière ces deux métiers de Jean-François Pasques, s'en cache peut-être un autre : celui de psychologue
Car ce qui intéresse cet auteur, adepte de Simenon, c'est bien d'aller explorer ce qui se cache au fond de l'âme humaine, de pénétrer dans l'intimité des gens à travers leurs mensonges ou leurs aveux - il a le goût des autres, comme il le dit lui-même.
Et comme il le fait dire à son alter ego, le commandant Delestran, héros de ses romans : il cherche à "assouvir sa petite vanité d’approcher le secret des choses dans les rapports humains, son appétence de curiosité humaine".
Cette perspective singulière, ce regard sensible, font de ses romans policiers des curiosités à ne pas manquer dans un genre souvent convenu.
[...] Vous m’intéressez, commandant. Je ne pensais pas qu’un policier puisse avoir une aussi fine analyse.
Mais, dites-moi, j’ai affaire à un policier ou à un psychologue ?
Voilà un roman policier avec, pour une fois, des hommes qui aiment les femmes, pour paraphraser un titre célèbre dans ce genre littéraire.
 On l'a dit, Jean-François Pasques aborde le difficile sujet du féminicide dans ce roman. Mais il ne peut résister à faire le lien avec le précédent (Fils de personne) qui évoquait les naissances sous X : ici dans ce nouveau roman, l'un des personnages ne connait pas ses parents : "abandonné le jour de sa naissance à la maternité de l’hôpital Pasteur, DJ avait été élevé par l’Assistance publique".
 Le personnage de DJ est une sacrée trouvaille, cet odieux mais fascinant bonhomme est "un vrai personnage de roman" (ah, ah) soigneusement exploité tout au long de l'enquête policière.
À moins que tout cela ne soit un bel écran de fumée pour égarer le lecteur et masquer ce qui se trame dans les rangs mêmes de la police ?
[...] –Vous avez peur ? 
– Oui. J’ai toujours un peu peur des choses qui se passent entre un homme et une femme. 
– Je comprends. 
– Je n’en doute pas.
Alors, coup de cœur pour ce livre, écrit avec finesse, qui propose différentes lectures et réserve quelques surprises comme cet épilogue que l'on ne voit pas vraiment venir.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et NetGalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.   

lundi 7 avril 2025

Qu'un sang impur (Michaël Mention)


[...] On va gérer.

Dehors, un chaos post-apocalyptique.
Dedans, une étude de mœurs sans concession dans un immeuble confiné.
Quels vont être les comportements de ces quelques habitants cloîtrés dans la promiscuité, tandis que le plus grand chaos règne dehors ?

L'auteur, le livre (336 pages, mars 2025) :

Michael Mention (né en 1979) est un auteur qui sait surprendre ses lecteurs, au fil de ses polars et thrillers et même westerns, et qui porte un regard très critique sur notre société. 
Un gars qui ne mâche pas ses mots très longtemps.
On l'avait découvert ici avec Sale temps pour le pays, un polar (paru en 2012) qui nous emmenait dans une Angleterre à la veille de basculer dans le tatchérisme.
Le voici avec un roman étonnant et inclassable, au titre coup de poing : Qu'un sang impur ... On connait la chanson.

Le canevas :

Paris dans peut-être bientôt. Ce matin-là au café, les habitants ressentent une énorme onde de choc : "un vacarme surpuissant. Bagnoles déplacées. Tuiles balayées. Passants projetés au sol. Peu après, sur la terrasse, les gens se rétablissent, tremblants, sous le choc"
Sans doute un volcan gigantesque qui se serait réveillé en Europe de l'est. Des centrales nucléaires auraient été secouées. C'est la panique, il y a même un "cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Waouh. C’est dire si la situation est critique".
Bien vite, dans toute l'Europe, après un "dernier apéro avant la fin du monde", chacun est prié de se confiner chez lui, fenêtres fermées et calfeutrées. Et c'est un été caniculaire évidemment. 
Alors que la température monte dans les chaumières, la télé finit par nous apprendre qu'un terrible virus a envahi l'Europe : les contaminés deviennent des fous furieux, des zombies, des cannibales, façon Walking Dead.
L'auteur s'est documenté : la toxine se fixe sur l'hypothalamus, attaque le système endocrinien, multiplie le besoin de nourriture et de plaisir, diminue l'empathie. Pourquoi pas, c'est plausible.
De toute façon, là n'est pas le sujet pour Michael Mention : ce qui l'intéresse, ce sont les quelques personnes confinées dans un immeuble. Quelles vont être leurs réactions, leurs comportements, leurs interactions, cloîtrés dans la promiscuité, tandis que la mort et le chaos règnent dehors ?

Les personnages :

Voilà bien les clés de l'intrigue. Confinés dans ce petit immeuble, on va trouver là : 
Un jeune couple actif, Matthieu, Clémence et leur fils Teo.
Un couple de retraités, René et sa femme Jacqueline qui souffre d'Alzheimer.
Joël, un écrivain solitaire en panne d'inspiration. Il picole un peu, ça aide.
Yazid et Fatima, lui est chauffeur Uber, elle élève leurs deux enfants. Ils prient beaucoup, ça aide.
Et Chantal, une retraitée aigrie pas très sympathique.
Alors ? Tout est prêt, tout le monde est en place ?
"Là-haut, au troisième étage de l’immeuble. Lentement, on referme les fenêtres, on s’adosse contre le mur, on se laisse glisser jusqu’au sol, on baisse la tête et l’histoire peut vraiment commencer".

♥ On aime :

 Ce bouquin a comme premier mérite de nous rappeler que le Covid n'était certainement pas la dernière des pandémies et qu'il y en aurait d'autres à venir. On l'oublie un peu trop vite.
L'auteur nous rappelle également que la gestion de cette pandémie fut un sacré bordel partout dans le monde et que nos sociétés et nos dirigeants ne sont pas plus préparés aujourd'hui qu'ils ne l'étaient en 2020.
Bref, le message est clair : il n'y aucune raison pour que ça ne recommence pas et sans doute en pire.
"On va gérer. Ça, c’était lorsqu’ils parlaient de radiations, un truc qu’on connaît avec des plans d’action et des cellules de crise, quand il y avait un semblant de cadre. Là, il n’y a rien car on ne sait rien".
 La deuxième bonne surprise de ce bouquin, c'est que Michael Mention, c'est son habitude, n'y va pas avec le dos de la main morte. On a droit à des morts-vivants, des cannibales, un confinement drastique, l'armée dans les rues, etc ... mais ce n'est là qu'un décor, un bon prétexte pour enfermer son petit monde. "Hommes, femmes, Blancs, Noirs, juifs, musulmans… les clivages qui pourrissaient le monde s’annulent : tous égaux dans le chaos".
Car derrière le décor post-apocalyptique, il y a ces quelques habitants confinés dans leur immeuble : une micro-société, reflet ou image de la grande. 
Au début, tout va bien, solidarité oblige et "dans le loft, la cohabitation se passe bien. Du moins, le mieux possible. On mange, on lit, on se douche, on écrit, on se désaltère, on scrolle, on regarde la télé, on appelle ses proches, et si tout ça s’accomplit dans la déprime, c’est ensemble qu’on le fait , ce qui rend les choses un peu plus vivables".
Mais dans ce microcosme, le pire va advenir, "car ici-bas, seuls comptent les actes. Ce que l’on fait et ce que l’on choisit de ne pas faire. Toute l’histoire de l’humanité est là, dans les conséquences".
Ces habitants vont être confrontés à des choix dramatiques, des actes terribles et donc des conséquences sinistres. Michael Mention n'hésite pas, ne recule devant rien et malmène violemment ses personnages et son lecteur. Z'êtes prévenus.
 J'ai longtemps hésité avant de suivre le chemin tracé par Michael Mention. Un écrivain parfois trop surprenant qui semblait ici vouloir surfer trop facilement sur l'après-Covid.
Et bien, voici un bouquin que j'ai dévoré (ah, mauvais jeu de mots, désolé) en deux longues soirées : une fois passé le prologue apocalyptique (plutôt bien fait tout de même, il faut le reconnaître), on est absolument captivé par ce Loft story d'une noirceur totale et comme l'auteur n'hésite pas une seconde à sacrifier tel ou tel personnage, l'attention (la tension) est sans cesse relancée. Terriblement efficace.
 Ouf, finalement, on pourra refermer le bouquin en se persuadant que Michael Mention y est allé un peu fort, même si oui bien sûr, on est d'accord, une prochaine pandémie nous guette. 
Mais "on va gérer". N'est-ce pas ?

Pour celles et ceux qui aiment les espaces clos.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Belfond (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

vendredi 4 avril 2025

Bons baisers de Tanger (Melvina Mestre)


[...] Mission Danger à Tanger !

Troisième aventure de la détective privée marocaine Gabrielle Kaplan.
Une intrigue au parfum entêtant de voyous et d'agents secrets : Tanger nid d'espions !
Révisez vos classiques !

L'auteure, le livre (240 pages, avril 2025) :

Melvina Mestre a vécu son enfance à Casablanca (elle est née en 66).
Elle est l'auteure d'une série policière qui se déroule dans le Maroc des années 50 et qui a pour héroïne, une détective privée : Gabrielle Kaplan.
Après Casablanca, après Marrakech, Gabrielle Kaplan nous envoie de Bons baisers de Tanger pour sa troisième enquête.

Le contexte :

Tout comme dans les chapitres précédents, l'enquête policière sert de toile de fond pour nous immerger dans le Maroc des années 50, en pleine mutation sous l'influence américaine, alors que la métropole française peine encore à se remettre des pénuries et privations d'après-guerre.
Après Casablanca et Marrakech (les deux épisodes précédents), Melvina Mestre et son héroïne Gabrielle nous embarquent à Tanger"cette ville-monde, ville de tous les trafics"
Bien que le Maroc fût en grande partie sous protectorat français à cette époque, le nord du pays restait sous domination espagnole (Ceuta et Mellila sont aujourd'hui encore les témoins de cette division), mais l'enclave de Tanger jouissait d'un statut singulier : c'était une "zone internationale et ville franche" depuis l'accord international de 1924. 
"En deux mots, un paradis fiscal", et donc la base de tous les trafics avec l'Europe.
Une Europe où la guerre froide n'est pas encore devenue la coexistence pacifique et où le statut de la zone internationale de Tanger en a fait un véritable nid d'espions.
À cette époque "le Maroc est considéré par le SDECE comme une base de repli en cas d’invasion et d’occupation de la métropole par les Russes" et "même la Suisse, traditionnel coffre-fort de l’Europe, à quelques kilomètres seulement de la zone autrichienne occupée, semblait désormais trop vulnérable et trop proche du rideau de fer".
[...] La guerre froide prend un méchant tournant depuis la fin du blocus de Berlin et le déclenchement de la guerre de Corée. Au Maroc, tous les services de renseignement sont sur les dents, à Tanger en particulier, où on ne peut plus faire un pas sans tomber sur des agents des services spéciaux. C’est la foire à l’espionnite. Les Américains jouent contre nous, ici, vous le savez ? On les surveille de près, au moins autant que les Russes en Europe de l’Est.

Les personnages :

Bien sûr, c'est la loi des séries, on a tout le plaisir de retrouver cette enquêtrice attachante qu'on apprécie au fil des épisodes. : "d’allure sportive, cheveux châtains mi-longs, yeux verts pétillants , ni grande ni petite, ni femme fatale ni femme banale, un faux air de Joan Fontaine en plus athlétique et plus impertinente". Avec un petit truc en plus, tout de même, puisqu'elle "elle était dotée d’une faculté, l’hyperosmie, qui lui permettait de sentir les odeurs et les parfums les plus infimes".
Kaplan et sa famille sont des juifs de Salonique qui ont pu fuir la Grèce avant l'invasion allemande de 1941 et se réfugier au Maroc.
Mais pour cette mission un peu spéciale, elle devra se passer de l'aide de son assistante débrouillarde Vincente et de son aviateur amoureux Jeff, "pilote instructeur au terrain d’aviation de Camp Caze".
Fort heureusement elle pourra tout de même compter sur Brahim, "son adjoint, ancien officier de l’AFN, qui militait désormais pour l’indépendance de son pays", pour affronter à Tanger toutes sortes de trafiquants : "caïds de la pègre, grands bourgeois, aventurières en chasse, anciens collabos, hommes d’affaires véreux, contrebandiers … et sans doute des agents du renseignement ou du contre-espionnage".

Le canevas :

La détective Gabrielle Kaplan devra, cette fois, quitter sa zone de confort, comme on dit : les services français l'ont approchée et l'envoient en mission d'espionnage à Tanger pour surveiller les trafics d'un mafieux corse.
Les renseignements qui lui sont fournis sont plutôt maigres, sa 'couverture' est assez light et ses contacts peu disponibles : "quel micmac ! fut la première phrase qui lui vint à l’esprit".
Elle ne pourra contacter ses mandataires que par télégramme : "si tout va bien, vous finirez par « Bons baisers de Tanger »".
[...] – Décidément, on se croit presque dans Mission à Tanger !
Tu ne crois pas si bien dire.
– Presque ! s’esclaffa Kaplan. Nous, c’est plutôt Mission Danger à Tanger !

♥ On aime :

 Même si l'écriture de ses romans est résolument actuelle, Melvina Mestre a soigné l'ambiance de son roman policier old-fashioned et bien posé son personnage de détective qui pourrait être la fille spirituelle de Nestor Burma. La mission d'espionnage qui lui est confiée est l'occasion de pimenter la série.
Et puis reconnaissons qu'on aime bien le parfum désuet et rétro de ces histoires de 'privé(e)' écrites avec une plume suffisamment moderne et fluide pour notre lecture d'aujourd'hui. 
 Comme les deux précédents, c'est un roman policier fait pour dépayser, divertir mais aussi pour instruire. Melvina Mestre ne cherche pas à nous faire peur, ni à nous prendre la tête : l'intrigue policière reste simple et sert de prétexte pour plonger le lecteur dans une période méconnue de l'histoire avec une description minutieuse de Tanger, de ses trafics et surtout des enjeux complexes qui y régnaient.
Ce n'est pas un polar qui révolutionne le genre mais c'est une lecture aussi instructive que passionnante.
 L'épilogue nous explique que tout le récit a été construit à partir d'histoires vraies, de faits avérés, d'arnaques véridiques : je ne vous en dis pas plus pour ne pas divulgâcher mais ça me démange !
Alors, joli compromis, je vous cite un article du Monde de ... 1956 ! publié juste avant l'ouverture d'un procès qui allait se tenir à Marseille, un article qui pourrait presque servir de 4ème de couverture à ce bouquin, 70 ans après :
[...] Ils y ont mis de l'ardeur et de la conscience professionnelle. Leurs actions ont été menées dans ce style particulier des plus beaux films de gangsters. On y trouve çà et là quelques cadavres. On y aperçoit des silhouettes coiffées de cagoules et armées de mitraillettes. On imagine des propos précis dans une langue verte qui ne souffre pas la discussion. Mais ces hommes ne sont pas des aventuriers pour le goût de la liberté. Ce sont des employés d'une société parfaitement organisée, avec sa hiérarchie, ses lois et ses exigences.

Pour celles et ceux qui aiment les espionnes.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Points (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.