dimanche 21 avril 2024

Vies électriques (Dalibor Frioux)


[...] Pour qu’ils retrouvent l’esprit.

L'auteur, le livre (384 pages, janvier 2024) :

Dalibor Frioux est un de ces intellectuels curieux de la chose scientifique, un agrégé de philo habitué à questionner notre époque (son mystérieux prénom est d'origine tchèque) .
Avec ces Vies électriques, il se propose de nous faire partager deux histoires avec de l'Histoire dedans.
Celle de l'allemand Hans Berger, psychiatre féru de télépathie, qui sera le père de l'électroencéphalogramme. 
Berger est de l'époque où Marconi fait voyager les ondes et Roentgen découvre des rayons inconnus.
Et l'histoire d'un juif polonais, Zenon Drohocki, né un peu plus tard, qui finira dans un camp nazi d'Auschwitz. Lui sera le père des électrochocs.
Deux destins bien différents au cœur de ce siècle tourmenté.
Ce n'est pas certainement pas le siècle des lumières, loin s'en faut, mais peut-être celui de l'électricité, quand ce mot était encore synonyme de progrès (même si cela résonne étrangement aujourd'hui).
[...] Tous ces habitants des grandes villes aux nerfs reliés par des postes de radio, des salles de cinéma, des néons gigantesques, des torrents de musique, des lumières incessantes.
Un sujet scientifique qui fait aussi écho au dernier Franck Thilliez : La faille, qui lui aussi tournait autour des ondes de notre cerveau.

On aime beaucoup :

 On aime beaucoup la plume élégante de cet auteur, presque classique, ce qui convient parfaitement au siècle évoqué ici.
Une élégance sérieuse qui cache un brin de suave ironie, sur le ton de ces bios romancées qu'on affectionne tout particulièrement, à la manière d'un Jean Echenoz ou d'un Patrick Deville.
 On apprécie que Frioux évite tout manichéisme ou parti pris dans sa mise en scène : ses personnages sont suffisamment complexes et tourmentés pour échapper à toute caricature.
 Du côté de Berger, le toubib allemand qui inventera l'EEG presque par hasard, on savoure l'histoire de la famille bourgeoise et compassée (le docteur épousera une von Bülow) avec les sœurs qui rêvent d'émancipation (elles obtiendront le droit de vote en 1918, bien avant les françaises) et la douce poésie qui émane des relations entre Hans et sa sœur Pauline avec qui il pratique la télépathie.
[...] Le Reich domine l’Europe de façon écrasante, avec ses scientifiques, ses ingénieurs et son armée.
 Du côté de Drohocki, le comte juif polonais qui se retrouve à Auschwitz, c'est évidemment moins frivole. Le stalag est un camp de travail forcé pour l'entreprise IG Farben à proximité (le caoutchouc dont ont besoin les armées du Reich).
Mais l'on ne peut que rester admiratif devant les manigances du "docteur" et de ses codétenus qui vont monter un véritable hôpital et tout un labo d'expérimentation grâce aux vols de matériels commis par les ouvriers sur les chantiers d'IG Farben. Avec même la complicité des SS.
[...] IG Farben s’est fait voler les matériaux d’un hôpital, mais leurs salles restent un simple atelier de réparation de la main-d’œuvre.

Le pitch :

Le bouquin est une double biographie romancée ou l'auteur alterne les chapitres entre ses deux personnages.
C'est toute la première moitié du XX° siècle qui défile ici : Berger est né en 1873, il traversera la première guerre mondiale et sa chère épouse pourra apprécier l'ascension d'Hitler et du nazisme.
Drohocki est né trente ans plus tard, en 1903, en Pologne. Et sous une mauvaise "étoile".
D'un côté Hans Berger, son enfance, sa famille, sa carrière, et sa longue et laborieuse quête du fameux électroencéphalogramme qu'il finira tout de même par mettre au point, un peu par hasard.
De l'autre côté, Auschwitz où le juif Zenon Drohocki est déporté dans un camp de travail. Il se retrouve bientôt à officier dans l'hôpital de fortune du camp où il finira par expérimenter ses électrochocs sur de nombreux "patients" plus ou moins volontaires.
[...] Alors que faites-vous quand vous ne comprenez pas pourquoi une radio ne marche pas ? Vous tapez dessus, aussi bon technicien que vous soyez.
On peut faire la même chose avec les malades mentaux.
On va leur faire frôler la mort, pour qu’ils retrouvent l’esprit.
[...] Ils leur disent qu’il s’agit de tester une méthode pour guérir les troubles mentaux des soldats, mais les autres n’ont pas l’air convaincus, d’autant que certains meurent, inexplicablement, à la suite de la secousse électrique.
Dans la vraie vie (dont le livre soigneusement documenté, reste très proche), ces deux curieux savants auront même l'occasion de se croiser dans les couloirs d'un congrès à Paris : une brève rencontre qui ponctue cette double histoire. Une curiosité très intéressante.

Pour celles et ceux qui aiment quand le courant passe.
D’autres avis sur Babelio et Bibliosurf.
Livre lu grâce aux éditions Grasset.
Mon billet paru dans le journal 20 Minutes.

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