mercredi 15 octobre 2025

Les alexandrines (Marjan Tomsic)

[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ?


Le récit, au ton un peu désuet, de ces femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour Alexandrie ou Le Caire. Quelques années d'un difficile exil pour gagner quelques sous et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille qui croule sous les dettes.

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L'auteur, le livre (416 pages, septembre 2025) :

Le slovène Marjan Tomšič (récemment décédé) est né en 1939 : il avait pratiquement l'âge des enfants de l'une de ces Alexandrines dont il retrace le parcours dans son livre.
Les Alexandrines est son premier roman traduit en français (par Andrée Lück Gaye).
Une histoire d'exil au-delà des mers qui est comme un écho douloureux à celle de l'australienne Jojo Moyes (Les fiancées du Pacifique) ou celle de la japonaise Julie Otsuka (Certaines n'avaient jamais vu la mer).

Le pitch et les personnages :

Elles sont trois. Trois femmes venues de Gorica, au fin fond agricole de la Slovénie, qui était à l'époque (vers 1930) sous le joug fasciste italien avant d'intégrer la future ex-Yougoslavie. 
Trois goriciennes parmi une multitude d'autres femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour l'Égypte, pour Alexandrie ou Le Caire.
Quelques années d'un difficile et douloureux exil pour gagner quelque argent et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille : là-bas au pays, de l'autre côté de la Méditerranée, le paysan croule sous les dettes.
« Tu iras à Alexandrie car il n’y a pas d’autre solution . La seule qui peut nous sauver, c’est toi. Tu travailleras comme nourrice jusqu’à ce qu’on ait réglé nos dettes. Si on ne rembourse pas cet emprunt, on se retrouvera tous sur le pavé.
[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ? Par quelle fatalité se retrouvait-elle sur un paquebot qui l’emportait loin de son fils, de son nourrisson ? Loin de son village, de son mari, de sa mère et de son père, de tous les siens. Que lui arrivait-il, quel rêve atroce faisait-elle, quel cauchemar ? »
Ces Alexandrines, seront donc nourrice, femme de ménage, domestique, dame de compagnie, chez de riches européens, anglais, français, ou chez de puissants commerçants, turcs, grecs, arabes, ...
Elles laissent derrière elles leur village, un mari ou un fiancé, leurs enfants, leur langue, les futures nourrices abandonnent leur bébé, car « dans tout Alexandrie et Le Caire, et aussi ailleurs, les Slovènes étaient depuis longtemps extrêmement recherchées et respectées. Elles avaient la réputation d’être travailleuses, honnêtes et fidèles. »
Nous allons suivre le parcours de la très pieuse Merica, la très jeune et très belle Vanda et d'Ana, la débrouillarde.
Toujours travailleuses, souvent belles, les tentations (et les dangers) ne vont pas manquer dans une Alexandrie cosmopolite où elles vont côtoyer de riches anglais ou français, des arabes ou grecs influents.
Pour certaines d'entre elles, viendra ensuite le temps du retour, tout aussi difficile, « un retour long et pénible [...] plein de silence, de soupçons et d’humiliations et de vexations qu’il vaut mieux ne pas raconter ».

♥ On aime 

 Au premier abord, le style de Marjan Tomšič va sembler déroutant, même s'il n'écrit pas en alexandrins !
Le ton est un peu suranné, démodé, et les émois amoureux de la jeune Vanda ou de la pieuse Merica paraissent quelque peu vieillots : « il y avait en effet beaucoup de cas d’amourettes entre une Slovène et un homme qui avait une autre religion, par exemple orthodoxe, musulman ou protestant et, parfois aussi, une autre couleur de peau. »
Le récit date d'une époque révolue et ne s'accorde plus trop avec nos grilles de lecture d'aujourd'hui.
Mais notre intérêt pour le destin de ces femmes, notre curiosité pour cette Alexandrie en pleine mutation après l'ouverture du Canal de Suez, vont faire que cette histoire captivante ne va plus nous lâcher. 
 Et puis bientôt le lecteur comprend que Marjan Tomšič ne se contente pas de suivre le parcours de ses trois héroïnes. Ces femmes et leurs consœurs ont de nombreuses occasions (comme le dimanche à la messe chez les Sœurs !) de partager leurs peines souvent, leurs joies parfois, leur nostalgie du pays et le souvenir de leurs familles. Ces discussions sont alors le prétexte à se raconter le destin de Marija, Katica, Ančka, Olga, ... 
Et ce sont bien des dizaines d'Alexandrines que nous allons côtoyer au fil des pages.
« Katica n’était pas la seule qui vivait ses vieux jours à Alexandrie, faute de pouvoir rentrer chez elle.
[...] Elle trima, trima, et envoya sagement son argent à sa famille. Des décennies passèrent et quand elle voulut rentrer chez elle, il lui arriva ce qui était arrivé à bien d’autres. Pour elle, au pays, il n’y avait plus ni chambre ni pain. »
Un récit qui prend parfois l'allure d'un conte des mille et une nuits.

Pour celles et ceux qui aiment l'exil.
Un site qui évoque cette émigration avec de savoureuses photos d'époque.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 13 octobre 2025

Groenland, le pays qui n'était pas à vendre (Mo Malø)

[...] Avait-on bien compris ?


Pour être sûr que tout le monde a bien compris, même ceux dont la peau vire à l'orange, Mo Malø y va d'une petite fable, en forme de mini-thriller, pour rappeler à tous que le Groenland (pas plus que d'autres pays) n'est à vendre. Une petite leçon salutaire.

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L'auteur, le livre (175 pages, octobre 2025) :

Mo Malø est le pseudonyme exotique d'un auteur bien de chez nous : Frédéric Ploton ou Frédéric Mars (un autre pseudo encore). Un auteur que l'on connait depuis sa série de polars qui nous ont transportés régulièrement au Groenland (la série des Qaanaaq). 
Des polars ethnico-nordiques dans la même veine que ceux d'un autre frenchy, Olivier Truc qui, lui, nous faisait voyager en Laponie.

Le pitch et les personnages :

Cette fois-ci, Mo Malø, aiguillonné par son éditeur, nous plonge dans une dystopie, une anticipation de quelques années où le Groenland est devenu indépendant du Danemark.
Mais ça ne s'arrête pas là : le Premier Ministre vient de se faire kidnapper et ses ravisseurs l'obligent à ... vendre le Groenland aux enchères !
Toute ressemblance etc ... et le lecteur pourra évaluer si l'anticipation se compte en mois ou en années et si la dystopie est vraiment si "dys" que cela ...
Une situation plutôt paradoxale pour ce pays où « de tout temps, la terre n’avait jamais appartenu à qui que ce soit en particulier, mais à la nation dans son ensemble. La notion de propriété individuelle y était inconnue. »

♥ On aime 

 Dis donc ! Cette année Mo Malø n'a pas fait dans la dentelle et son thriller démarre à toute allure en nous laissant un peu pantois au départ : le dirigeant, qui vient tout juste de mener son île à l'indépendance, se voit contraint de vendre son pays aux enchères
Avouons tout de même que c'est un peu fort de café ! « Même Hollywood n’aurait pas pu scénariser un truc pareil. »
Les enchères sont diffusées sur internet et organisées par de mystérieux hacktivistes pour trois "grands" (Chine, Russie, États-Unis) et un "petit", le Danemark : « toutes les grandes chaînes d’information étrangères, de CNN à Al Jazzera . Toutes diffusaient sans relâche cet improbable spectacle : la vente aux enchères d’un état souverain. Une tragédie aussi inédite que fascinante, il fallait l’avouer. »
Mais ok, admettons les bases de cette comédie satirique : le lecteur confiant se doute bien que Mo Malø ne va pas se contenter de nous trumper en surfant sur l'actualité mais va plutôt en profiter pour nous instruire des enjeux géopolitiques de la région.
« Ressources naturelles à foison, position géostratégique cruciale, voies navigables dans l’Arctique, espaces infinis, réserves en eau douce… Les motifs d’intérêt ne manquaient pas. »
Effectivement, Mo Malø va nous apprendre à évaluer le "prix", ou plutôt la valeur d'un pays, une valeur qui dans le cas d'un petit pays comme le Groenland, flirte avec celle des plus grandes entreprises comme Toyota ou Nestlé, c'est-à-dire des multinationales aussi puissantes que des états.
 Le bouquin est court, une fable, presque une nouvelle et d'ailleurs ne vaut que pour la chute, soigneusement préparée et orchestrée : « Le camouflet était tel, la démonstration si probante, qu’un ange survola la planète tout entière. Avait-on bien compris ? »
 Alors, après ce rappel salutaire de Mo Malø, a-t-on bien compris les propos du premier ministre groenlandais, Jens-Frederik Nielsen, qui se tenait fin avril de cette année, devant la presse aux côtés de la cheffe du gouvernement danois, Mette Frederiksen, pour rappeler que : « nous ne serons jamais, au grand jamais, une propriété que quiconque peut acheter et c'est le message qu'il me semble le plus important de comprendre ».

Pour celles et ceux qui aiment leur indépendance.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de La Martinière (SP via NetGalley).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 9 octobre 2025

La cinquième femme (Maria Fagyas)

[...] La révolution était réservée à la jeunesse.


La collection Série Noire nous a ressuscité une pépite : l'auteure hongroise nous livre un captivant récit policier qui se déroule au cœur du soulèvement de Budapest, juste avant que les soviétiques ne reprennent le contrôle.
Un polar qui rappelle un peu ceux de l'écossais Philip Kerr avec son Bernie à Berlin au temps des nazis.

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L'auteure, le livre (320 pages, juin 2025) :

Pour ses 80 ans, la mythique Série Noire n'en finit pas de dépoussiérer ses collections, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Au risque de dénicher de véritables pépites comme cette Cinquième femme.
Maria Fagyas est née à Budapest en 1905, elle ira s'installer plus tard à Berlin avant d'émigrer aux US à la fin des années 30 pour fuir les nazis. 
En 1963, quelques années après l'insurrection de Budapest, elle publie (en anglais aux US) son premier roman : La cinquième femme, qui met en scène la révolte hongroise et la répression soviétique.
Le roman paraîtra en français en 1964 dans la fameuse Série Noire, dans un format poche volontairement limité, et le voici ré-édité cette année en version "longue", avec une préface de Marie-Caroline Aubert qui a également revu et complété la traduction initiale de Jane Fillion (décédée en 1992).

Le pitch et les personnages :

Nous sommes fin octobre 1956 : la révolution hongroise est en pleine effervescence, les staliniens du gouvernement ont été remplacés, la population est en ébullition et croit en la libéralisation, les troupes soviétiques maintiennent un semblant d'ordre sans grande conviction et commencent même à se retirer du pays, laissant « les murs criblés de balles, les rangées de fenêtres sans vitres, les façades éventrées. »
Le flic c'est Lajos Nemetz. Un peu dépassé par les événements dont il se tient à l'écart, notre inspecteur vit chez sa sœur et pourrait bien passer pour un loser.
« Elle parlait de lui comme de son "malheureux beau- frère" et laissait entendre qu'elle ne l'hébergeait que pour lui éviter de finir sous les ponts. Nemetz, de son côté, ne la considérait pas comme un être humain, mais comme une de ces vexations que la vie vous inflige au même titre que les impôts, le mauvais temps, les rues bruyantes ou le vin coupé d'eau. »
À son crédit, notons tout de même qu'il lit « des romans policiers. Conan Doyle, Agatha Christie, Chandler… Et Simenon, en français. »
Il a d'ailleurs tout d'un Maigret avec son pull tricoté par Irène, sa secrétaire, « à une époque où elle avait encore des visées sur lui » et il pense que « la révolution, tout comme le hockey sur glace et l'amour, était réservée à la jeunesse. »
Nous sommes en pleine insurrection, les hongrois abusent du cocktail Molotov, les russes de la kalachnikov et les cadavres jonchent les trottoirs, on les enterre à la va-vite dans les parcs de la ville.
Ce jour-là devant la boulangerie, la file d'attente a été décimée. Quatre femmes gisent sur le trottoir.
Mais ce soir, il y a un cinquième cadavre, une cinquième femme ...
« Lorsqu'il était passé la première fois devant la boulangerie, à 18 heures, quatre corps étaient alignés sur le trottoir. Maintenant, à 22 h 50, il y en avait cinq. 
[...] Nemetz la reconnut aussitôt : c'était Mme Anna Halmy. La femme qui était venue le voir à son bureau un peu plus tôt dans la soirée. »
Les hypothèses ne manquent pas : une balle égarée, son mari qui rêvait de s'enfuir avec sa maîtresse, des envieux ou des concurrents dans ses combines au marché noir, ...

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Maria Fagyas n'a pas directement vécu l'insurrection hongroise et la répression soviétique mais elle réussit à nous immerger complètement dans le Budapest de 1956 en plein bouleversement, aux côtés des petites gens. 
Pas ceux qui font l'Histoire mais ceux qui la subissent et qui ont bien du mal à choisir leur camp, le bon camp : en plein désordre, sur qui miser, qui sortira vainqueur ? 
La réponse est évidente et facile aujourd'hui mais le lecteur va comprendre qu'à l'époque, les hongrois étaient à deux doigts de changer le cours de l'Histoire.
 Maria Fagyas accorde une attention toute particulière à tous ses personnages, principaux comme secondaires. Leurs origines et leurs milieux sont variés, tout en nuances et en contradictions, l'époque n'était pas facile et chacun faisait ce qu'il pouvait face à des enjeux qui le dépassaient. 
Les personnages féminins, en particulier, sont finement travaillés. 
Le lecteur se sent là-bas presque en famille, comme si on connaissait bien tous ces gens-là, au coin de notre rue.
 Voici un roman qui fait inévitablement penser à la fameuse trilogie berlinoise de l'écossais Philip Kerr. Mais si Bernie (le flic de Philip Kerr) n'hésitait pas à croiser Goering ou Himmler, Maria Fagyas a choisi elle, de rester au ras des pavés arrachés aux rues de sa ville natale. 
Ce qui l'intéresse n'est pas tant la marche du siècle, que la vie quotidienne et ordinaire des petites gens malmenés par l'histoire. 
 Quant à l'intrigue policière, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ne soit, comme bien souvent, qu'un gentil prétexte à une excursion romancée dans les rues en ruines de Budapest. Il n'en est rien et les ressorts de cette enquête captivante seront intimement liés aux événements en cours.
D'ailleurs tout cela se termine sur un beau final (enfin pas pour les Hongrois puisque les soviétiques reviennent en force alors que la Hongrie s'apprêtait à quitter le Pacte de Varsovie), un beau final riche en émotions, et un dénouement étroitement lié aux bouleversements politiques mais qui tranche avec les fins habituelles des romans policiers. 
Jusqu'aux dernières pages, Maria Fagyas surprendra les amateurs de polars et ne décevra pas les curieux d'Histoire.
« Nemetz réfléchit un moment. 
— Il n'y a plus d'affaire Halmy. Elle est classée. 
— Parce qu'elle n'a pas été résolue ? 
— Au contraire, parce qu'elle est résolue. 
— Vous savez donc qui est le meurtrier ? 
— Oui, je le sais. 
— Et qui est-ce ? 
— Il fait un froid, ici ! fit Nemetz. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 8 octobre 2025

Le dernier vol de Dan Cooper (Cornette & Garreta)

[...] Une bombe ?


En 1971, un braqueur intrépide pirate un avion US et s'enfuit en parachute avec un joli pactole. La police ne le retrouvera jamais ...
Pour nous, Cornette et Garreta vont imaginer la suite, celle que même le FBI ne connait pas.

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Les auteurs, l'album (88 pages, juin 2025) :

Pour le scénario du Dernier vol de Dan Cooper, le belge Jean-Luc Cornette s'est emparé de l'histoire totalement vraie mais complètement folle d'un pirate de l'air étasunien qui en 1971 prend un avion de ligne en otage : il empoche 200.000 $, fait redécoller l'appareil et saute en parachute en plein ciel, façon Tom Cruise. Un braquage plutôt original.
L'animal se faisait appeler Dan Cooper : un pseudo tiré d'une BD canadienne en vogue dans les années 50-60. Il ne sera jamais retrouvé même si le FBI n'abandonne les recherches qu'en 2016. 
Plusieurs imitateurs tenteront des braquages identiques au fil des années, mais tous seront attrapés ou abattus : le mystérieux Dan Cooper est le seul qui, sans doute, profita de son magot.
Les dessins sont de Renaud Garreta, un garçon qui aime bien les voitures (Sébastien Loeb), les bateaux (Fastnet) et les avions (Tanguy et Laverdure) !

Le canevas et les personnages :

La première partie de l'album reconstitue le braquage et le détournement de l'avion : Cornette imagine même une complice au mystérieux Dan Cooper, une jolie blonde.
Après le fameux saut en parachute, le scénario invente une suite aux aventures de Dan Cooper : qu'est-il devenu ? a-t-il retrouvé sa complice ? coule-t-il des jours heureux au Mexique ?
Vous le découvrirez bientôt en exclusivité, même le FBI ne le sait pas !

♥ On aime un peu :

 Le détournement d'avion de la première partie donne une histoire assez bluffante, on a du mal à réaliser qu'il s'agit d'une histoire vraie. La suite imaginée par les auteurs réservent quelques surprises, au lecteur comme à Dan Cooper, jusqu'à une fin qui laisse planer encore quelques mystères.
 Côté dessins, c'est peu la déception : le trait assez classique de Garreta reste dans l'esprit d'une BD comme Insiders, mais les visages nous ont semblé beaucoup moins précis, parfois grossiers en arrière-plan. Ce crayon rapide, cet aspect un peu brouillon, est peut-être là pour rappeler les anciens albums de Dan Cooper mais cela ne convient plus trop à nos grilles de lecture d'aujourd'hui.

Pour celles et ceux qui aiment s'envoyer en l'air.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Glénat (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 6 octobre 2025

Black river (Nilanjana S. Roy)

[...] Cette affaire est pleine de cadavres dérangeants.


Enfin, un polar indien contemporain et très "social" : une véritable immersion dans l'Inde d'aujourd'hui avec ses clivages sociaux, ethniques et religieux.
Nilanjana Roy nous emmène très très loin dans une Inde mal connue, surpeuplée, unique, effrayante et monstrueuse, aussi fascinante que déconcertante.

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L'auteure, le livre (408 pages, septembre 2025) :

Enfin ! Nous voici avec un polar indien moderne, contemporain, qui ne se limite pas à explorer un passé exotique souvent fantasmé et formaté pour nos yeux d'occidentaux (bon je dis ça mais c'est pas gentil pour Abir Mukherjee qui nous a quand même pas mal divertis et instruits jusqu'ici). 
L'auteure de Black River, Nilanjana S. Roy, journaliste et romancière, est née à Calcutta et vit à Delhi : elle écrit en anglais mais c'est une authentique indienne qui ne s'est pas expatriée chez les anglo-saxons.
La traduction de l'anglais est signée par Benoîte Dauvergne qui nous gratifie même d'un petit lexique des mots indiens intraduisibles.

Le pitch et les personnages :

Le petite Munia n'a qu'une dizaine d'années quand elle est le témoin involontaire d'un crime.
On la retrouve pendue à un arbre : elle ne parlera plus.
Munia ne chantera plus comme « le minuscule oiseau brun dont elle porte le nom », le capucin damier.
Mansoor Khan, l'idiot du village (on en apprendra bientôt un peu plus sur sa triste histoire), a la mauvaise idée de se trouver au pied de l'arbre lorsqu'on décroche le cadavre de Munia. 
Il est musulman et fait un coupable idéal pour le village hindou qui réclame justice ou vengeance, en Inde on confond un peu les deux.
La police est obligée de négocier avec les villageois, pour obtenir un délai et mener une rapide enquête : « D’accord. Mais seulement une semaine, pas deux. Après, peu importe ce que vous direz ou ce que prévoit la loi, il sera à nous. »
Nous sommes dans les années 2000 dans un petit village agricole hindou. « Teetarpur se situe juste à la frontière entre Delhi et le Haryana , à une heure de voiture de la capitale. Situé à proximité d’une zone d’usines sucrières et d’huileries, c’est un modeste bourg d’à peine deux cents huttes et maisons en briques de plain-pied. »
Si ce n'était le dépaysement, on penserait presque à un roman de R.J. Ellory.

Il y a là Chand, le père inconsolable de Munia, il était veuf et élevait seul la petite.
Rabia et Badsha Miyan ses amis (musulmans) venus de Delhi le soutenir.
Ombir le policier du village qui n'a qu'une envie, dormir, encore et encore, sans jamais y arriver. 
Son adjoint Bhim Sain.
La fine équipe sera bientôt rejointe par Pilania, un jeune flic ambitieux venu de la ville.
Et puis Jolly Singh le riche notable du village, le seul qui habite une vraie maison en dur.
Quelques danseuses qui ne sont pas toutes avares de leurs charmes, quelques hommes de main à la solde des notables, ...
Ça fait pas mal de suspects, j'ai bien ma petite idée, mais est-ce vraiment la bonne ?

♥ On aime beaucoup :

 L'Inde est un pays-continent gigantesque, surpeuplé, monstrueux, unique, effrayant, passionnant, fascinant, déconcertant, ... [cocher les cases vous concernant]. Que vous ayez eu ou non, la chance d'y voyager, ce bouquin va vous permettre d'en approcher quelques facettes sans bouger de votre fauteuil de lecture.
Il suffit de quelques pages pour que Nilanjana Roy nous immerge totalement dans un ailleurs, à mille lieux de chez nous (7.000 km pour être précis).
Quelques lignes lui suffisent pour déployer tout un univers de senteurs, bruits, couleurs, sensations, ...
Le chapitre sur le gigantesque abattoir d’Idgah à Delhi est à inscrire dans les annales !
« La puanteur indique qu’ils sont arrivés à l’abattoir. C’est une puanteur de champ de bataille, une puanteur de morgue. [...] La réalité de la mort lui est pourtant familière. Ce qu’il a du mal à supporter, c’est l’ampleur du massacre. »
Même si on n'est pas trop friand de ces descriptions exotiques, sa plume fait des miracles et bientôt vous pourrez différencier rien qu'à la pétarade du moteur, la Rajdoot de la Bullet, le Tempo de la Kawasaki, les motos et principal moyen de locomotion à Teetarpur.
« Ombir reconnaît aux ratés du moteur la signature arythmique de la Yamaha pétaradante de Dilshad Singh. »
 Une fois l'intrigue lancée, Nilanjana Roy nous laisse approcher de plus près ses personnages : de longs retours arrière nous permettent de faire plus ample connaissance avec Chand (le père de la petite Munia) qui, avant de revenir dans son village, travailla longtemps à Delhi, dans des conditions qu'on vous laisse découvrir. 
« Delhi, sale, surpeuplée, brutale, cette ville où même les corbeaux ont une lueur calculatrice dans le regard et n’hésitent pas à arracher le pain du bec de leurs congénères, a commencé à exercer son attraction sur lui. [...]
« La foule, les coups de coude brutaux, les regards insistants des hommes, les gangs de voleuses à la tire aux arrêts de bus : tout cela lui est insupportable. La poussière et la pollution de Delhi lui serrent la gorge, font gonfler ses yeux. »
C'est passionnant et très instructif. Au détour d'un paragraphe, l'auteure nous laisse entrevoir des pratiques étranges parce que très étrangères, bizarres parce que très exotiques, comme par exemple ce curieux rapport au lieu de vie, la  'demeure', incompréhensible pour nous qui chérissons la 'propriété', la maison.
« Tous, humains comme animaux, vivent en permanence entassés dans des espaces trop petits pour eux, des espaces qui les rendent cruels et durs envers les autres, toujours sur le point d’être déplacés, jamais complètement chez eux. »
Ou encore cet autre épisode qui concerne l'amie de Chand, Rabia qui vient d'emménager à Delhi dans un lotissement ... au pied d'une gigantesque décharge qui s'enflamme périodiquement (la ville croule sous ses propres déchets) : « le sommet de la décharge s’était embrasé, volcan en sommeil brusquement réveillé. Ils avaient rapidement rangé leurs affaires dans des cartons et des draps, puis aligné ces paquets sur la route, prêts à fuir si l’incendie se répandait. »
Décidément ces indiens ont, avec leur 'maison', un rapport sans commune mesure avec le notre.
 L'auteure décortique également le mariage, les enfants, la place des femmes, la prévarication endémique (cadeaux et pots de vin, c'est tout un art là-bas !) ou encore les clivages religieux et sociaux. C'est bigrement instructif.
Et très contemporain : nous sommes au début des années 2000, dans les environs de Delhi, le lecteur doit se le rappeler régulièrement tant ce récit est incroyable.
 En apparence, l'enquête policière pourrait n'être qu'un prétexte sympa pour le voyage, mais Nilanjana Roy ne se contente pas d'une intrigue simpliste et « cette affaire est pleine de cadavres dérangeants »
Un cadavre qu'on aurait préféré ne pas découvrir, un autre qui n'était pas prévu et même un autre ... qui n'est finalement pas là où on croyait le trouver.
Les rebondissements de l'enquête et les retours en arrière nous permettront de faire plus ample connaissance avec les principaux personnages, leur passé, leur histoire, leurs contradictions.
Avec eux, nous devrons réapprendre à distinguer finement ce qui est légal, ce qui est juste et ce qui est légitime, et ainsi arriver à « une compréhension profonde du véritable fonctionnement de ce pays » car évidemment « il est plus facile de classer une affaire que de la tirer véritablement au clair »

Pour celles et ceux qui aiment voyager très loin de chez eux.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de l'Aube (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 3 octobre 2025

La danseuse aux dents noires (Truc, Truc & Stalner)

[...] Une cataracte, royale certes, mais une cataracte.


En 1912, un médecin est envoyé au Cambodge pour opérer le roi (pro-français) d'une cataracte. Le récit est basé sur les mémoires de cet ophtalmologiste et agrémenté d'une intrigue d'espionnage qui nous révèle les enjeux de ces colonies lointaines.
Une BD qui a un petit "truc" en plus.

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Les auteurs, l'album (xxx pages, 2025) :

On connaissait bien Olivier Truc pour ses polars ethniques en Laponie, du Premier Renne au Dernier Lapon, en passant par la série de la Brigade des Rennes
Le frenchy adopté par les suédois s'était même aventuré du côté des Sentiers obscurs de Karachi.
On n'a donc guère hésité à suivre l'écrivain voyageur en Asie avec La danseuse aux dents noires, en format BD.
Mais il doit y avoir un truc avec cette BD puisque le scénario est cosigné par ... Jean-Laurent Truc ?!
Un air de famille car ils sont en effet cousins et la BD s'inspire librement des mémoires d'un aïeul, Hermentaire Truc !
Jean-Laurent Truc est le spécialiste de la BD qui anime le site Ligne Claire.
Aux pinceaux, ce sera Eric Stalner : vous vous souvenez peut-être de cette "vieille" série Le Boche (1990 !) mais Stalner a également adapté plus récemment des romans d'un autre voyageur, Nicolas Vanier, comme Loup.

Le canevas et les personnages :

En 1912, le roi Sisowath du Cambodge (à l'époque sous protectorat français) souffre gravement d'une cataracte. Pour rétablir le prestige vacillant de la République, le gouvernement français envoie un éminent ophtalmologiste, Hermentaire Truc, l'arrière-grand-père des auteurs, pour opérer le roi.
Le médecin débarque à Saïgon puis Phnom-Penh alors que les différentes factions manœuvrent en coulisse pour faire chuter le roi pro-français. Les allemands soutiennent les bonzes du clergé bouddhiste et même un prince rebelle, Norodom Yukanthor, car le Kaiser Guillaume II aimerait bien agrandir son empire colonial.
Phnom-Penh et Saïgon sont alors de véritables nids d'espions et la mission du toubib va s'avérer bien délicate tant sur le plan médical que sur le plan diplomatique ... Le roi sera même opéré à Saïgon pour l'éloigner quelque temps de Phnom-Penh et des intrigues de cour !
« Quel cirque ! Tout cela pour une cataracte, royale certes, mais une cataracte ... »
Pour romancer leur intrigue, les scénaristes plongent leur aïeul Hermentaire Truc dans un véritable dilemme : va-t-il rester fidèle à son serment d'Hippocrate pour redonner la vue au roi et perpétuer ainsi le pouvoir colonial français qui maintient dans la misère le peuple cambodgien grâce au commerce d'opium ? 
« - L'opération aurait-elle échoué ?
- Échoué ? Échoué pour qui ? Je n'en sais rien. »
Une intrigue qui mettra en scène, c'est le cas de le dire, les danseuses apsaras du royaume, les fameuses danseuses aux dents noires (effet dû à une teinture renouvelée fréquemment) : quelques années auparavant, en 1906, les danseuses du ballet royal avaient subjugué le Tout-Paris lors d'une visite officielle du roi. Cocteau, Rodin et bien d'autres avaient été fascinés par la grâce de leur art ancestral.  

♥ On aime :

 Le scénario imaginé par les cousins Truc est captivant : s'appuyant largement sur les mémoires de leur arrière-grand-père, l'intrigue mêle habilement faits véridiques et roman d'espionnage. 
Il ne s'agit pas d'un simple album de Tintin au Cambodge et on apprend ainsi plein de choses sur la présence française en Indochine, entre ces deux guerres avec l'Allemagne, celle de 1870 et celle de 1914 à venir.
L'album comporte d'ailleurs un excellent dossier qui éclaire les différents points de l'affaire, photos d'époque à l'appui.
 Les dessins de Stalner sont ceux d'une belle ligne claire mais sont ici mis en valeur par une belle et soyeuse colorisation qui parvient à rendre l'humidité poisseuse qui règne en Asie du Sud-Est pendant la saison des pluies. 
Qu'il s'agisse du faste royal, des eaux sombres du fleuve ou du vert impénétrable de la forêt, ces couleurs d'orient sont superbes.
Le dessinateur a même invité au spectacle tout le folklore indochinois : sampan aux gros yeux bigarrés, maison khmère, moustache et costume colonial, fumerie d'opium, éléphant et panthère, palais royal et temple, eau, fleuve et pluie, ... 
Et bien sûr, les fameuses danseuses royales qui faisaient rêver Rodin.

Pour celles et ceux qui aiment le temps des colonies.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Dupuis (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 1 octobre 2025

Gabriel's moon (William Boyd)

[...] Toute cette histoire prenait un tour incontrôlable.


Loin des thrillers trépidants, William Boyd sait nous créer de bons personnages, nous tisser de belles histoires et surtout il sait nous les raconter avec ironie et brio.
Il nous ouvre les portes d'un monde feutré, élégant, plein d'esprit. So british.

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L'auteur, le livre (384 pages, septembre 2025) :

Du haut de ses soixante-dix ans bien tassés, fort de plus d'une vingtaine de romans, nouvelles, pièces de théâtre et scénarios, le prolixe William Boyd reste une icône de littérature britannique, le symbole de l'élégance littéraire so british.
Dans ses romans le lecteur va souvent retrouver un petit parfum d'Afrique (l'auteur a vécu enfant au Ghana puis au Nigeria1), une bonne dose de noble et élégant romantisme et depuis quelques romans, un soupçon d'espionnage.
Gabriel's moon n'échappe pas à la règle.

Le pitch et les personnages :

Gabriel est un petit écrivaillon spécialisé dans les récits de voyage. Lors d'une escale au Congo, il a l'occasion inattendue d'interviewer le leader socialiste Patrice Lumumba. Le scoop !
Nous sommes en 1960, l'ancien Congo belge est devenu indépendant, Léopoldville va bientôt devenir Kinshasa et l'uranium de la région du Katanga (c'était celui des bombes atomiques de 1945) attire les convoitises étrangères qui préparent activement le coup d'état de Mobutu
De retour à Londres avec son magnétophone où il a enregistré l'interview, Gabriel apprend que Lumumba vient d'être arrêté puis fusillé. 
Son interview ne sera pas publiée.
« – Vous avez vraiment interviewé Lumumba ? s’étonna-t-elle, intriguée. 
– Oui, un long entretien. J’ai utilisé deux bandes magnétiques entières. [...] J’ai trouvé que c’était un homme très intéressant. 
– Il est mort, annonça Faith Green en fronçant les sourcils. 
– Quoi ? 
– Fusillé par un peloton d’exécution il y a quelques jours. »
À Londres, Gabriel est bientôt contacté par une émissaire du MI6, la CIA britannique : Faith Green, une femme belle et très élégante, souhaite lui confier une mission en Espagne qui semble bien anodine (un pli, une livraison), mais sans lui expliquer de quoi il retourne.
« – Je me demandais si vous accepteriez de nous rendre un petit service, une petite faveur.
– Qui ça, “nous” ?
– Le MI6.
– Allons bon », lâcha Gabriel en s’efforçant de ne pas laisser paraître son trouble, alors qu’il sentait une sorte de panique légitime s’emparer de lui. »
Fasciné par les jolies dames, notre écrivaillon accepte de jouer le rôle de l'« idiot utile » comme il le reconnait lui-même.
« Je suis ce qu’on pourrait appeler un “idiot utile”, répondit Gabriel.
[...] L’aventure, mais une aventure sans prise de risque, qui faisait écho à ses fantasmes d’adolescent : des terres étrangères, des opérations sous couverture, des observateurs cachés, de l’espionnage continental.
À quel jeu jouait-on, au juste ?
[...] – Et j’imagine que vous n’allez pas me dire pourquoi. 
– Vous imaginez bien. [...]
– Je vois. Ou plutôt, je ne vois pas. »
Alors qui manipule qui ?
« Écoutez, dans ce métier, on se fait tous manipuler, rappela Caldwell en haussant les épaules. Sauf que la moitié du temps, on ne le sait pas. »
Mais quel peut bien être le rapport entre la mission en Espagne et les bandes magnétiques de l'interview congolais qui semblent attirer les convoitises autour de Gabriel ?
« Toute cette histoire prenait un tour incontrôlable.
Nom de Dieu ! se dit Gabriel en se dirigeant vers le métro. Dans quelle histoire je me suis fourré, moi ?
[...] Où était le lien ? Y avait -il même un lien ?
Et que venait faire la mort de Patrice Lumumba, là-dedans ?
[...] Il commençait à souffrir de « paranoïa de l’espion », comme il appelait ces symptômes. Chercher des liens là où il n’y en avait pas, nourrir de nouveaux soupçons quand il n’y avait rien de suspect, ne pas faire confiance à des gens parfaitement innocents et fiables. C’était contagieux. »
Et quelle est donc cette lune que veut décrocher Gabriel ?
Un nouveau roman à succès pour l'écrivain ? Une belle femme aimante pour le romantique ? Une mission à risque pour l'apprenti espion ? Ou encore la vérité sur l'incendie domestique qui détruisit la maison familiale et fit de lui un orphelin quand il avait six ans ? 
Mais il lui faudra d'abord choisir : « Face au choix de trahir son pays ou son ami, on espérait… Comment était-ce, déjà ? On espérait « avoir le courage de trahir son pays. » 
(une citation de l'écrivain E. M. Forster).

♥ On aime :

 On apprécie l'écriture fluide, souple, distinguée de cet auteur qui sait nous créer de bons personnages, nous tisser de bonnes histoires et surtout qui sait nous les raconter avec ironie et brio.
On est loin des thrillers trépidants ou des scénarios tordus d'un John Le Carré : William Boyd nous invite dans un monde feutré, élégant, plein d'esprit. So british.
Ce bouquin est un bon cru, facile et agréable à lire, mais qui n'a toutefois pas le panache flamboyant des Vies d'Amory Clay, par exemple.
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1 : son père était médecin spécialiste des maladies tropicales

Pour celles et ceux qui aiment les espions élégants.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Seuil (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 29 septembre 2025

Je est un autre (Joël Alessandra)

[...] L'homme aux semelles de vent.


À 20 ans Arthur Rimbaud arrête définitivement la poésie et s'en va se perdre sur les chemins d'Afrique. Alessandra part aujourd'hui sur ses traces pour nous ramener le carnet de route que le poète maudit n'a jamais dessiné. Une belle invitation au voyage où les aquarelles font écho aux vers du poète.

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L'auteur, l'album (160 pages, août 2025) :

On ne connaissait pas encore Joël Alessandra, un bédéiste voyageur qui a vécu à Djibouti et déjà suivi les traces d'André Gide au Tchad ou d'Amin Maalouf au Moyen-Orient.
Il n'est donc pas très surprenant qu'il nous invite ici à suivre les pas d'Arthur Rimbaud dans la Corne d'Afrique, entre Aden et Djibouti, à « Bab-el-Mandeb, la 'porte des larmes'. C'est le détroit qui fait communiquer la mer Rouge et l'océan Indien ».
Voici ses carnets de voyage : Je est un autre1.

Le canevas :

Arthur Rimbaud n'a pas vingt ans (vingt ans !) quand il arrête définitivement d'écrire de la poésie et, en 1876, s'engage dans les troupes coloniales jusqu'aux Indes Néerlandaises de Java, puis se fait déserteur pour Alexandrie, Chypre, le Canal de Suez, Djeddah, et enfin Aden et le Harar, une région du nord-est de l'Éthiopie où il s'essaie au commerce de café et d'armes.
« Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. »2
« Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de cheval à travers le désert de Somalie. Harar est une ville colonisée par les Égyptiens et dépendant de leur gouvernement. »3
Rimbaud n'a que 26 ans quand il arrive dans la ville sainte de Harar. On l'appelle Ato Rimbo, il fréquente une femme abyssine quelque temps, Mariam, est-ce celle d'un dernier poème ? 
Mais du Harar, la postérité littéraire n'aura droit qu'à quelques lettres du poète maudit échangées avec les siens.
« Rimbaud n'a plus écrit, non ... pas de vers de fin de vie ... son dernier poème date de 1874, il est mort en 1891. »
« Moi, je crois qu'il a continué la poésie ... dans sa tête. »
Alors 140 ans plus tard, Alessandra s'imagine un double de papier (comme en écho au titre de l'album1), un autre Joël qui part à la recherche d'un hypothétique dernier poème, même un dernier vers seulement, écrit par celui que Paul Verlaine surnomma « l'homme aux semelles de vent », celui que Paul Delahaye appela « le voyageur toqué ».
« Une chimère ! Une drôle de quête ! Je crois bien que ce voyage est finalement un prétexte. Une échappatoire. [...] Fuir, en somme. Et si fuir était une bonne chose ? »

♥ On aime beaucoup :

 Joël Alessandra est un « poète discret des cases et des encres », c'est ce qu'en dit l'écrivain djiboutien Idris Youssouf Elmi dans sa postface.
Il fallait du culot pour s'intéresser à ce monument de la littérature, à ce poète maudit qui n'écrivait plus. Pour aller questionner la poésie des Soufis jusque dans leurs villes saintes.
Mais le magnifique carnet de voyage qu'en a rapporté Alessandra, c'est un peu celui que Rimbaud n'a jamais dessiné, les images qui peuplaient sans doute ses visions à l'époque, où le khat avait remplacé l'absinthe, dans une région où les maisons et les habitants n'ont peut-être pas tellement changé.
 On tient là un bel et gros objet, 160 pages de papier épais où se déploient les aquarelles d'Alessandra, à couper le souffle : de véritables peintures aux chaudes couleurs exotiques d'autant que la mise en page est un peu celle d'un roman graphique qui laisse place à de belles planches et même de doubles-planches.
Une très belle invitation à la poésie du voyage et des rencontres que l'on reviendra feuilleter souvent comme un album photos, celles d'un beau voyage que l'on vient de faire en compagnie de Joël et du fantôme d'Ato Rimbo.
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1 : le titre est celui d'une phrase célèbre de Rimbaud dans sa Lettre du Voyant à Paul Demeny (1871)
2 : extrait de Une saison en enfer (1873)
3 : extrait d'une lettre d'Arthur Rimbaud datée du 13 décembre 1880 

Pour celles et ceux qui aiment la poésie des rencontres.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 27 septembre 2025

Pump - un si gentil garçon (Rodolphe et Gnoni)

Inspiré d'une histoire vraie ?!


L'ascension sociale au farwest : une nouvelle série très librement inspirée des immigrés allemands qui se ruaient vers l'or ... comme un certain Frederick Trump.

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Les auteurs, l'album (46 pages, 2025) :

Les éditions Anspach ouvrent une nouvelle série Pump dont le titre rappelle malicieusement le nom d'un président états-unien bien trop connu ... 
Au scénario, c'est Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) que l'on vient de croiser récemment sur Sprague mais qui lorgne souvent du côté de l'ouest.
Aux pinceaux, le niçois Laurent Gnoni que l'on va découvrir ici.
La série est annoncée avec un premier cycle de trois tomes et ce premier épisode a pour titre « Un si gentil garçon »
Joli programme.

♥ On aime :

 Coup marketing ou simple clin d’œil, l'idée de cette série serait inspirée d'un ancêtre de Donald Trump dont la famille allemande est venue immigrer au farwest, au temps de la ruée vers l'or, en la personne de Frederick Trump qui fit fortune en ouvrant des saloons et proposant prestations et affections aux orpailleurs un peu esseulés. 
Selon l'adage qui nous rappelle que ce ne sont pas les chercheurs d'or qui se sont le plus enrichis, mais les vendeurs de pelles et d'autres prestataires de services.
Voilà pour la partie "inspiré d'une histoire vraie", comme on dit !
 On sait aussi qu'au farwest, les bonnes histoires commencent souvent avec une attaque de diligence. 
Le seul survivant de celle qui ouvre l'album est un beau et jeune garçon à la crinière blonde, une gueule d'ange. L'angelot en question s'empresse d'endosser la personnalité de Edward Pump, Eddie, neveu de sa tante trucidée lors de l'attaque. 
Le 'pauvre' garçon est recueilli dans la maison et la famille du shérif. Et même accueilli à bras ouverts (littéralement) par la femme et la jeune fille du shérif. 
Et ce n'est là que le début d'une belle carrière pour le malin Eddie, le blondinet à la gueule d'ange mais à l'esprit diabolique. 
Son ascension sociale est tout aussi passionnante que ses méthodes sont détestables, et l'on ne peut qu'être fasciné par ce loustic peu recommandable, trop beau pour être honnête : s'il parvient à s'imposer au farwest comme il l'ambitionne, il fera un héros de BD très réussi.
 Il est un peu tôt pour jauger la série qui commence sur ce simple premier épisode mais le scénario se présente plutôt bien, tordu à souhait, immoral en diable. En moins de cinquante pages, le beau Eddie compte déjà pas mal d'entourloupes et de conquêtes féminines à son actif.
Le dessin est d'une ligne claire bien classique avec des tons bruns, oranges et mauves, qui donnent de chaudes ambiances à cette petite ville de l'ouest où il se passe des choses curieuses ...

Pour celles et ceux qui aiment les beaux cow-boys.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Anspach (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 26 septembre 2025

Les morts de Raoul Villain (Amos Reichman)

[...] Ils ont tué Jaurès !


Vie et morts de l'assassin de Jean Jaurès, celui qui a précipité les peuples dans l'horreur de la guerre et qui fut ... acquitté lors de son procès !
Une première partie passionnante (parce que historique) et une fin un peu longuette (la faute au "héros" pas très charismatique).

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L'auteur, le livre (256 pages, septembre 2025) :

Le 31 juillet 1914 au soir, dans un café du centre de Paris, rue Montmartre, « une femme hurle : « Ils ont tué Jaurès ! ».
'Ils' c'est Raoul Villain qui « revolver en main, aura rejoint Charlotte Corday et François Ravaillac ».
Il vient de tirer une balle en pleine tête du dirigeant socialiste, fondateur du journal L'Humanité, qui militait pour le pacifisme et voulait éviter la guerre en Europe, « l’un des plus grands destins français, une conscience du siècle qui aurait pu empêcher la tragédie ».
On peut imaginer que Jaurès et ses camarades de l'Internationale, les britanniques, les russes, ... seraient peut-être parvenus à faire entendre la voix du peuple pacifiste plus haut et plus fort que celle des marchands de canons, mais « la guerre va donc avoir lieu. Plus personne ne l’empêchera. Son dernier rempart est mort ».
Alors on peut aussi imaginer que Raoul Villain fut ainsi le déclencheur de cette première guerre mondiale et que c'est lui qui a bouleversé ce siècle, qui l'a précipité dans l'horreur et les guerres à répétition, qui a accéléré la fin du monde.
On peut.
Mais il vaut mieux laisser l'écrivain et historien Amos Reichman nous raconter cet épisode historique avec le sérieux et la minutie qui conviennent, nous raconter Les morts de Raoul Villain.

♥ On aime :

 Amos Reichman nous emmène très loin, dans une France que l'on peine à imaginer : celle de la fin du XIXe siècle, un passé oublié, une période antique pour nous aujourd'hui. On se dit même que ce XIXe siècle ne s'est pas terminé le 31 décembre 1899 à minuit, mais plus tardivement : il s'est prolongé jusqu'au 31 juillet 1914 lorsque Jaurès est assassiné. La guerre fut déclarée le 3 août.
« La guerre que Raoul Villain a achevé de rendre possible, la grande guerre du XXe siècle qu’il a précipitée sans la faire ».
C'est une histoire, une bio, qu'Amos Reichman va nous conter en trois épisodes.
 Premier épisode : pour faire court on pourrait avec l'auteur, dépeindre l'insaisissable Raoul Villain comme une personnalité agitée, solitaire, embrumée, indécise, fuyante, tourmentée, déséquilibrée, mais il n'a rien d'un fou furieux ni même d'un grand exalté.
Il vient de Reims et comme Jeanne d'Arc, il entend « ses voix intérieures ».
L'indécis qui ne fera jamais grand chose dans sa vie (sauf ce fameux 31 juillet 1914) précisera aux médecins que « la base de toute sa vie avait été l’idée de sacrifice, qu’il avait toujours été prêt à se sacrifier pour une idée, et qu’il avait souvent désiré avec ferveur accomplir un acte utile à la justice divine et humaine ».
Avec l'historien, on se demande « pourquoi a-t-il tué Jean Jaurès ? Parce qu’il croyait que son meurtre était nécessaire pour la guerre, parce qu’il avait tellement peur de la faire qu’il préférait la passer en prison. Parce que le bruit du temps était incrusté dans ses oreilles. Parce qu’il était seul et cherchait un sens à sa vie après la mort de sa grand-mère . Parce qu’il était manipulé, parce qu’il était fou. Parce qu’il était d’extrême droite, nationaliste à en devenir un assassin ».
Bien malin celui qui détiendrait les clés de cette personnalité fuyante que l'on qualifiait de « minable »
 Le second épisode est sans aucun doute le plus surprenant, parce que si l'on se rappelle bien de l'assassinat, on a bien sûr oublié la suite.
L'assassin fut, certes, emprisonné mais ne sera jugé qu'en 1919, à la fin de la guerre, une guerre que la France avait victorieusement gagnée (mais à quel prix !!!).
En 1914, le président René Viviani était pourtant clair : « "L’assassin est arrêté, il sera châtié", a proclamé le président du Conseil. À la fin de la guerre, Raoul Villain sera acquitté ».
Lors du procès, l'on invoqua « un crime passionnel » et l'on demanda même « l’indulgence des juges » !!!
« Entre le crime de Raoul Villain, fin juillet 1914, et son jugement, en mars 1919 , le monde a basculé. Jean Jaurès voulait la paix, mais la France a gagné la guerre. Il n’y a plus à discuter du passé.
Depuis, « il y a eu la victoire ».
« Il a été acquitté du crime qu’il revendiquait.
Pourquoi fut-il acquitté ? Parce que trop de temps avait passé, parce que le jury était réactionnaire. Parce qu’il n’était pas responsable, parce qu’il avait déjà payé. Parce qu’il fallait oublier, parce que le pays avait mauvaise mémoire. Parce que ses avocats étaient les plus habiles. Parce que la justice est imparfaite ».
 Le dernier épisode de la saga Raoul Villain va nous emmener jusqu'en 1936, à l'aube d'une nouvelle guerre mondiale, alors que le sang coule déjà en Espagne.
Après des années d'errance chaotique, l'assassin s'est réfugié aux Baléares, sur l'île d'Ibiza, loin des regards de ceux qui lui en veulent toujours.
Mais s'il a été acquitté en 1919 par la justice française, celle des hommes va le rattraper en 1936.  
Les témoins ne sont plus là, les mémoires se perdent, les avis divergent, et bien malin celui qui se rappellerait « ce qu’il s’est effectivement passé en septembre 1936 à la Cala de San Vicente ».
Selon les uns ou selon les autres, Raoul Villain a pu connaître bien des morts différentes ...
Chacun pourra imaginer celle qu'il lui souhaite.
« Raoul Villain n’a pas été lynché par les habitants du village, mais fusillé par des membres du Front populaire venus de Barcelone ».
Ou bien « les assassins [sont] sans doute des pillards déguisés en Républicains ».
Ou même « ses meurtriers ne savaient sans doute pas qu’ils venaient de tuer l’assassin de Jean Jaurès ».
 Si la première partie du bouquin est captivante et a le mérite de nous faire revivre ces événements d'un passé devenu lointain, il faut bien avouer que le ci-devant Raoul Villain n'est pas un héros très charismatique. Ni très sympa bien sûr.
Amos Reichman a beau faire tout ce qu'il peut pour nous intéresser à sa cavale depuis le procès en 1919 jusqu'à l'assassinat de l'assassin en 1936, cette dernière partie n'est guère convaincante et se montre un peu longuette.
La faute au Villain, assassiné à la veille d'une guerre, « lui qui avait assassiné un homme la veille de la précédente ».

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Seuil (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 24 septembre 2025

Que s'obscurcissent le soleil et la lumière (Frédéric Paulin)

[...] Le chaos va s’ajouter au chaos.


Dernier épisode, très attendu, de la trilogie de F. Paulin qui nous éclaire brillamment sur les enjeux de la Guerre du Liban au cours des années 70 et 80.
Mais c'est aussi un regard critique porté sur la France de l'époque, ses compromissions et sa diplomatie, ses grandes manœuvres et ses petites combines.

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L'auteur, le livre (384 pages, septembre 2025) :

Frédéric Paulin termine magistralement ici sa trilogie sur la Guerre du Liban avec le troisième épisode : Que s'obscurcissent le soleil et la lumière.
Tout avait commencé en 2024 avec Nul ennemi comme un frère qui couvrait les années 70 puis 80.
Ce fut ensuite, début 2025, Rares ceux qui échappèrent à la guerre qui nous rappelait les années 80.
Ce second épisode se refermait sur le bruit de l'explosion de l'attentat de la rue de Rennes (en septembre 86) dont l'écho résonne encore lorsque débute ce troisième et dernier opus consacré à la fin des années 80 jusqu'à la libération des otages français et une nouvelle invasion du pays par la Syrie en 1989.

Le contexte et les personnages :

Comme dans toute bonne série, on a le plaisir de retrouver, aux côtés des personnalités bien réelles de l'époque, ces personnages de fiction qui vont continuer à nous servir de guides dans l'imbroglio libanais où se mêlent trop étroitement politique, guerre et religion : Kellermann l'agent de l'ambassade accro aux anxiolytiques et à la belle Zia al-Faqîh l'interprète chiite, l'arrogant Christian Dixneuf l'agent de la DGSE, la juge antiterroriste Gagliago et son mari des RG, les chrétiens maronites de la famille Nada, ...
Aucun n'est tout à fait sympathique, chacun se débat dans une Histoire où les enjeux le dépasse et tous vont être particulièrement malmenés dans ce troisième épisode de la série.
F. Paulin nous parle évidemment du Liban mais on (ré-)apprend également beaucoup de choses sur la France de l'époque, celle qui croyait encore tirer les ficelles de sa diplomatie : nous voici au cœur de la cohabitation Mitterrand-Chirac, dans les coulisses où se jouent les grandes manœuvres et les petites magouilles de Tonton pour sauvegarder son pouvoir et celles de la droite pour le reconquérir derrière Chirac et Pasqua.
Il n'est jamais inutile de réviser un peu notre propre passé récent, même avec une vue depuis Beyrouth !
« La guerre au Liban n’a jamais été que la guerre menée par des puissances étrangères à travers leurs pions libanais.
[...] — Ma guerre ? Mais cette guerre, c’est aussi celle de la France. Celle des Israéliens, des Syriens, des Iraniens, des Français, des Américains, peut-être même avant d’être la nôtre. Dixneuf tire une longue bouffée de sa cigarette, recrache la fumée.
— Votre guerre, c’est une putain de guerre mondiale, en fait.
[...] Le Liban, ce grand bordel. Le Liban n’en finit pas de se faire la guerre. Les alliances, les mésalliances, les contre-alliances, les fausses alliances. Qui peut encore tenir la chronique de cette guerre ? »

♥ On aime :

 Bien sûr c'est un roman, avec quelques personnages de fiction pour rendre notre lecture agréable, avec des espions et de l'action, des victimes et du suspense, des méchants et des gentils (euh, des gentils, y'en n'a pas beaucoup), mais ce n'est pas un thriller à la James Bond, c'est un roman à la belle façon de Frédéric Paulin : c'est l'Histoire avec un grand "H" qui nous est contée et les faits relatés sont méticuleusement vérifiés par cet auteur scrupuleux qui possède l'art et la manière de mettre tout cela en lumière pour notre bonne compréhension. Question de perspective.
La trilogie de Frédéric Paulin fournit un éclairage politique et une vue analytique de l'histoire du pays.
Désespérante mais analytique.
« Le chaos est, à nouveau, la seule solution qui s’offre.
[...] Le chaos va s’ajouter au chaos. »
Pour autant, on ne rejoint pas tout à fait le clan des très enthousiastes : au fil de ces trois épisodes, Frédéric Paulin nous semble avoir beaucoup hésité entre le roman (avec ses personnages de fiction, plutôt bien choisis) et la chronique historique (plutôt magistrale) et le lecteur ne sait jamais trop sur quel pied danser.
 Ces lectures n'en demeurent pas moins des plus révélatrices du destin tragique de ce pays, véritable Moyen-Orient en miniature.
Reconnaissons à F. Paulin le mérite de nous avoir permis de comprendre les enjeux des pays voisins (Syrie, Iran, Israël, ...), les compromissions de la France (ah le fameux prêt Eurodif !) ou celles des États-Unis (ah l'affaire Contra-Iran !), ou bien encore les origines du Hezbollah.
Rien que pour l'éclairage ainsi donné et notre compréhension, cette trilogie du passé s'avère une lecture primordiale pour mieux saisir le présent et l'on regrette presque que la série se termine ici et que l'auteur n'ait pas encore osé aborder un passé plus récent.
Le manque de recul nécessaire sans aucun doute, alors patientons, cela viendra sûrement !
« Dès son apparition, le Hezbollah a mêlé effort de guerre et soutien social. Il défend les déshérités. Le parti a construit des écoles, des hôpitaux, des centres de soins et des cliniques dentaires, il s’occupe des familles des martyrs et des blessés, des nécessiteux, il aide à reloger les exilés ou ceux qui ont tout perdu, il développe des services sociaux parallèles. Dans la Dâhiye où l’État est plus absent encore qu’ailleurs au Liban, le Hezbollah est un État providence à lui tout seul. Il a sans doute évité une plus grande catastrophe sociale chez les chiites. Le Hezbollah est tout ici. »

Pour celles et ceux qui aiment comprendre aujourd'hui.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 22 septembre 2025

Le livre de Kells (Sorj Chalandon)

[...] Ce peuple, j’en étais.


Après "L'enragé" il y a 2 ans, Chalandon se prête à l'exercice autobiographique. Il nous livre son histoire personnelle du maoïsme des années 70, avec la fin de La Cause du Peuple et la naissance d'un autre journal, Libération.

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L'auteur, le livre (384 pages, août 2025) :

L'écrivain Sorj Chalandon, que l'on avait découvert il y a 2 ans avec son roman coup de poing L'enragé, semble céder au mouvement un peu envahissant de ces écrivains français qui considèrent que le meilleur roman est encore celui de leur propre vie.
Mais Chalandon est lyonnais, c'est un peu notre ville d'adoption, Chalandon est né en 1952, alors sa jeunesse, c'est aussi un peu notre époque, celle d'après 68, quand on pouvait encore rêver de Katmandou. 
Et puis Chalandon a participé à la création de Libé, le journal, alors nul doute que Le livre de Kells et son parcours méritent notre lecture.

Le canevas :

Kells (son nom de guerre dans la rue) n'a pas 18 ans quand il décide de quitter Lyon et un foyer familial trop dur où son père le bat et terrorise sa mère.
« L’Autre, c’est comme ça que j’appelais mon père.
[...] La majorité était à 21 ans, j’en avais 17.
[...] J’ai rencontré ma copine, la rue. »
Une enfance pas cool et un passage sans transition vers une vie d'adulte un peu rude !
« Je n’ai pas connu l’odeur du bonheur. J’ai appris celle du malheur, de la sueur, du linge mal séché, de la peur, de la pisse. 
[...] Personne, jamais, ne saura le bonheur d’une peau propre s’il ne l’a pas connue tuméfiée ou croûtée de noir. Personne, jamais, n’aura la fierté de cheveux coupés et peignés, s’il n’a pas maudit le sébum gras, la gale et les poux. »
Pour sortir de la rue, pour en finir avec la vie de « mangeur de poubelle », le jeune Kells se trouvera bientôt une nouvelle famille d'adoption : celle des maoïstes de la Gauche Prolétarienne qui le prennent sous leur aile.
« Un ballet de jeunes militants gauchistes m’avait doucement entraîné de l’isolement à la fraternité. [...] Je pouvais leur être utile. Eux se battaient pour la cause du peuple, et ce peuple, j’en étais. »
Mais la Gauche Prolétarienne, celle d'Alain Geismar et Serge July entre autres, née dans les barricades de mai 68, sera bien vite rattrapée par l'Histoire et même dépassée par les événements : le meurtre de Pierre Overnay, en 1972 devant les usines Renault, le massacre des JO de Munich en 1972, les ratonnades et les tueries racistes de 1973 avec l’attentat meurtrier du Groupe Charles Martel contre le consulat d’Algérie, autant d'événements et de forces nouvelles qui vont déstabiliser l'extrême-gauche jusqu'à l'auto-dissolution de la GP en 1973.
« J’avais été compagnon de route. J’allais devenir compagnon de doutes. »
Des ruines de la GP et de son journal clandestin, La Cause du Peuple, va naître Libération où Kells se trouvera une nouvelle famille d'accueil et une nouvelle carrière comme dessinateur.

♥ On aime :

 Comme dans L'enragé, Chalandon excelle dans le portrait d'un jeune (il n'est plus un enfant) maltraité et victime d'injustice, en rage pour gagner sa revanche sur la vie. 
D'ailleurs il nous livre ici l'explication de la citation de Jules Vallès qui figurait déjà en exergue de son livre précédent :
« À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents. Je dédie ce livre.
La bibliothécaire m’avait reconnu. »
On regrette toutefois que la première partie du bouquin soit un peu longue, un peu lourde (le trip au LSD dure des pages et des pages que l'on parcourt en diagonale) même si l'on veut bien admettre que ces origines, ces explications, sont nécessaires à la compréhension de la suite et que c'est un sujet (la rue) qui tient à cœur de l'auteur [clic].
 Notre intérêt se réveillera vraiment quand Kells-Chalandon pourra quitter la rue et se faire une place chez les maos. Cette période de l'histoire de notre pays, ces années 70, méritent d'être rappelées à nos mémoires.
On connait finalement assez mal le mouvement des maoïstes français : ces intellectuels (ils étaient parrainés par Sartre, excusez du peu), ces étudiants, qui abandonnaient le confort des universités pour aller s'établir (c'était l'expression consacrée) comme ouvriers en usine ou plus rarement aux champs chez des fermiers. Pour aller sur site prêcher la bonne parole révolutionnaire auprès du 'vrai' peuple.
Kells, lui, ira faire de l'alphabétisation dans les bidonvilles de Nanterre.
Ce n'était pas le seul aspect de cette Gauche Prolétarienne, loin s'en faut, mais cette mini-révolution culturelle à la française a de quoi piquer notre curiosité.
Viendra ensuite la fin des illusions quand ce maoïsme se révélera incapable de faire face aux événements et à l'évolution de notre société. 
Une trame qui annonce ou préfigure l'histoire des années 80 de Joëlle Aubron et d'Action Directe que nous racontait, dans La fille de Deauville, Vanessa Schenider - dont le papa était ... un ancien maoïste ! la boucle est bouclée.
Même si les origines familiales et sociales de Joëlle et de Georges sont loin d'être les mêmes.
 Ah, et puis il y a ce curieux titre, ce nom celtique, Kells, que le jeune Georges s'est choisi comme nom de guerre dans la rue. On vous laisse le plaisir de découvrir le pourquoi de ce choix, un choix d'amitié, une jolie anecdote, mais sachez que Le livre de Kells n'est pas le petit livre rouge mais un manuscrit des Évangiles, richement enluminé, réalisé par des moines celtiques avant l'an mille et qui fut longtemps conservé dans l'abbaye de Kells en Irlande.
« — Kells, c’est ça ? J’ai hoché la tête. 
— Un rapport avec la ville irlandaise ?  
J’ai voulu faire le malin. — Avec le Livre, surtout. 
Il a eu l’air surpris, puis intéressé. Il s’est assis sur un coin de table. 
— Le Grand Évangéliaire ? »

Pour celles et ceux qui aiment le petit livre rouge.
Un bref extrait d'interview de l'auteur qui parle de la rue.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

vendredi 19 septembre 2025

Le roi sans couronne (Carbos et Cosnava)

[...] Tant que le dernier pion n'est pas joué ...


Attention, une partie d'échecs peut en cacher une autre. Les catalans Cosnava et Carbos nous font revivre le match Karpov-Kortchnoï de 1978 aux Philippines en même temps qu'une intrigue policière sortie de leur imagination machiavélique.

❤️❤️❤️🤍🤍

Les auteurs, l'album (120 pages, septembre 2025) :

Les catalans Toni Carbos et Javier Cosnava n'en sont pas à leur première collaboration (ils ont déjà adapté Le dernier lapon d'Olivier Truc) mais les voici qui s'attaquent, avec Le roi sans couronne, à l'un des grands tournois d'échecs de l'Histoire : celui de 1978 qui opposa, aux Philippines, le soviétique Anatoli Karpov et le russe dissident Viktor Korchnoï. 
L'URSS considérait Korchnoï comme traître depuis qu'il avait fui le pays et s'était réfugié en Suisse.
Ce match serait donc un peu le match retour de la guerre froide après le combat du siècle qui avait opposé Fischer et Spassky à Reyjavik en 1972, match mythique et objet de nombreux produits dérivés [1] [2]. 
La traduction (de l'espagnol) est signée Satya Daniel.

Le canevas et les personnages :

Anatoli Karpov et Viktor Kortchnoï incarnent deux Russies bien différentes et deux jeux d'échecs tout aussi opposés : Karpov est beaucoup plus jeune - 20 ans de moins (27 et 47 ans en 1978). 
Karpov est surnommé l'ordinateur.
Il y a beaucoup de "vrai" dans cette BD : l'équipe pléthorique du soviétique, le fauteuil et les lunettes de Kortchnoï, l'hypnotiseur Zoukhar, les yogis de la secte indienne soupçonnés de meurtre, toutes ces anecdotes destinées à déstabiliser l'adversaire sont véridiques et habilement intégrées à l'intrigue de cet album.
Voilà pour le "décor" historique. 
Mais Cosnava nous a également concocté une petite intrigue policière bien tordue, une partie truquée, qui va se dérouler en marge du tournoi d'échecs.
Un homme croupit dans une cellule philippine depuis des années : Benjamin avait été arrêté pour le meurtre d'un ami (avec lequel il jouait ... aux échecs !) alors qu'il était inconscient, assommé. Il se croit innocent, nous aussi. 
Lors d'un reportage sur le tournoi d'échecs, il reconnait dans l'assistance Melvin, un ancien compagnon, sans doute un agent américain plus ou moins louche qui pourrait l'aider à prouver son innocence ...
C'est parti pour une double partie d'échecs, l'officielle Karpov-Kortchnoï et l'officieuse qui concerne Benjamin et Melvin, mais attention un pion peut en cacher un autre car « tragique ou heureuse, toutes les histoires ont une fin ».

♥ On aime :

 La finale de 1978 aux Philippines est beaucoup moins connue que le tournoi islandais de 1972 et c'est tout l'intérêt de cet album que de nous la rappeler avec force détails.
 L'intrigue policière imaginée en parallèle ne manque pas d'intérêt non plus et va s'avérer tout aussi tordue qu'une finale d'échecs.
 Quant aux dessins, Toni Carbos adopte un côté vintage et désuet qui convient parfaitement à l'époque et qui rappelle un peu l'héritage des comics : aplats de couleurs chaudes, gros traits, ... c'est plutôt sympa.

Pour celles et ceux qui aiment les échecs.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Sarbacane (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.