vendredi 4 juillet 2025

Sarek (Ulf Kvensler)


[...] Quel enfer, cette putain de montagne !

Dans ce thriller psychologique, on sait dès le début que cette stupide randonnée dans un parc national de Suède va très mal finir. Mais bon public, on écoute Anna nous raconter comment tout cela s'est (mal) goupillé et comment les catastrophes sont arrivées l'une après l'autre.

L'auteur, le livre (504 pages, 2023, 2023 en VO) :

Le suédois Ulf Kvensler vient du monde des séries télé et s'est lancé dans l'écriture de thrillers psychologiques.
On avait commencé par son second roman, Au nom du père, qu'on n'avait pas trop aimé.
On lui laisse aujourd'hui une seconde chance avec son premier bouquin : Sarek, du nom d'un massif montagneux du nord de la Suède.
Un bouquin qui devrait être conseillé comme lecture salutaire par temps de canicule puisque le Sarek semble nous dire : « Bienvenus ici. Mais attendez-vous à avoir froid comme vous n’avez jamais eu froid. »
La traduction est signée Rémi Cassaigne.

Le canevas et les personnages :

Trois amis de la bonne et chic société suédoise (des avocats, ...) décident de partir en rando dans le parc national du Sarek, là-haut, tout au nord de la Suède, près de la Norvège.
Le couple d'Henrik et Anna bat un peu de l'aile. Et au dernier moment Milena, l'amie de Anna, invite une pièce rapportée, Jacob, son nouveau petit ami. Finalement tous quatre prennent leurs sacs à dos et partent pour le Norrland.
Dès le début, on sait que la rando va très mal se terminer parce que le récit est construit sur des flash-back au rythme de chapitres qui alternent l'après et l'avant. 
Après, c'est la police qui interroge Anna que les secours viennent de retrouver, salement amochée, au retour de cette rando catastrophique. Que s'est-il passé ? Que sont devenus les trois autres ?
Avant, c'est Anna qui revient sur ces événements pour raconter comment tout cela s'est organisé et faire part de ses doutes quant à la trouble personnalité de ce fameux Jacob qui semble tout avoir du pervers narcissique.
« [...] De nouveaux sommets. Et derrière, encore d’autres montagnes. Le Sarek était si terriblement vaste, et si terriblement silencieux. Terrible, au sens propre : qui inspire la terreur. Et nous allions continuer à nous enfoncer dans ces terres sauvages. »

On aime un peu :

 Ces thrillers psychologiques fonctionnent souvent de la même façon : on a envie de hurler au personnage principal, mais bon sang, arrête ! fais demi-tour ! tu vois pas où ça va te mener ? laisse tomber ! 
Et puis bientôt - assez vite en fait ! - on a envie de lui filer des baffes tellement son entêtement, son aveuglement nous fait criser.
Mais voilà on est bon public alors on la suit, cette Anna, sur les chemins dangereux du Sarek et on accuse le coup à chaque erreur commise : « C’était une mauvaise décision, nous aurions dû tout de suite redescendre ensemble. Mais il est facile d’avoir raison après coup. »
Jusqu'à ce qu'un refrain lancinant vienne bientôt scander chaque nouvelle catastrophe : « Quel enfer, cette putain de montagne ! ».
 Alors oui, il est question de grands espaces naturels et sauvages mais c'est pas de la grande littérature et on n'est assez loin de ce qu'auraient pu nous donner un Ian Manook, un Olivier Norek ou même un Franck Thilliez pour ne citer que des lectures récentes dans la neige. 
Mais ça marche quand même, il faut bien le reconnaître et l'on suit cette stupide équipée, on se laisse prendre, pour bientôt tourner les pages de plus en plus vite et savoir enfin ce que nous a réservé le suédois.
Et on ne sera pas déçus : ils sont partis tous les quatre ... mais est-ce que l'énigmatique Jacob était vraiment le plus dangereux de toute l'équipe ?
Finalement ce premier roman nous aura paru plus abouti que le suivant (Au nom du père), avec quelques degrés en moins dans le "too much". 
Et puis la neige, la pluie, le vent, la glace, c'est rafraîchissant !

Pour celles et ceux qui aiment la rando.
D’autres avis sur Babelio et Bibliosurf.
Ma chronique dans le revue Actualitté.

jeudi 3 juillet 2025

Whisky (Duhamel & Ratte)


[...] Tout seul, c'est dur, vous savez.

Un SDF et un réfugié kurde vont "adopter" un petit chien. Cette histoire de ménage à trois a tout du conte de Noël charmant mais cache une critique acerbe de notre société de consommation. Des personnages attachants et un scénario plus subtil qu'il n'y parait.

Les auteurs, l'album (64 pages, mai 2025) :

Ce scénario est signé par le normand Bruno Duhamel (né en 75), un bédéaste aussi à l'aise avec les pinceaux qu'avec la plume, et qui est coutumier des personnages un peu décalés, en marge de notre bonne société. 
Pour cet album Whisky, il a confié le dessin au franc comtois David Ratte (né en 70) sur les conseils de l'éditeur et le résultat confirme la pertinence du tandem.

Les personnages et le canevas :

Un vieux SDF, bougon et réac, c'est Théo. Un jeune réfugié kurde, c'est Amir. 
Théo et Amir vont "trouver" (hmmm ...) un petit chien sympa comme tout qu'ils baptiseront Whisky.
Le SDF devient vite papy gâteux, comme tout le monde le serait devenu avec un chien comme celui-ci.
Le réfugié, lui, ne supporte pas la bestiole, « on n'a pas assez pour nourrir ». Un animal qui lui rappelle certainement son pays ravagé par la guerre, où les chiens tenaient plus de la hyène ou du chacal que du yorkshire sorti du toilettage.
Alors ménage à trois ? Ou pas ?

♥ On aime :

 Nos deux compères cohabitent tous deux sous le même pont de Paris mais ne partagent pas tout à fait valeurs et cultures, ce qui nous vaut de savoureux dialogues.
« [...] - Allez l'arabe ! Au boulot !
- Pas arabe. Kurde.
- Ouais, c'est pareil. Au boulot ! »
Leur boulot, c'est « du vrai boulot de survivaliste » : chaparder quelques fruits au marché et fouiller les poubelles, tout cela sous le regard bienveillant d'affiches publicitaires pour la nourriture ayurvédique pour chats ou les compléments alimentaires en gélules. Décalage, on a dit ?
 Et puis il y a les petites leçons de vie dispensées par le vieux Théo, bougon et réac.
« [...] - Tu pas aimer artistes ?
- Leçon du jour mon gars ...
Si tu veux pouvoir profiter d'un des rares terrains vagues qui existent encore, ne laisse JAMAIS les artistes s'y installer !
Les artistes, c'est l'avant-garde de la bourgeoisie ! »
 Côté dessins, une ligne claire classique et bien lisible, avec des personnages croqués comme il faut et très expressifs.
Côté intrigue, on frôle parfois le gentil conte de Noël pour ados (ça se passe en hiver sous la neige) mais derrière cette façade charmante, Duhamel réussit à glisser quelques critiques acerbes de notre société bien organisée pour vivre confortablement à l'écart de ses sdf. Il faut même plusieurs lectures pour profiter pleinement de tous les détails. 
Avec le duo Kurde/SDF qui fonctionne parfaitement (belle trouvaille), le scénario s'avère bien plus malin qu'on ne le pensait. L'album est plein de charme et de poésie (même si la vie des SDF n'est peut-être pas aussi sympa que cela) et les deux personnages - oops, pardon le chien - les trois personnages sont vraiment attachants. Difficile de ne pas les adopter. 
Avec le chien.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens et les SDF.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Bamboo / Grand Angle (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 30 juin 2025

Belle journée pour mourir (Laurent Graff)


[...] J’attends de recevoir une balle.

Le héros de Laurent Graff a un avantage sur nous : il sait "comment" il va mourir. De la balle d'un sniper. Mais il ne sait pas "quand", alors il attend et dans cette attente, chaque nouveau jour est une belle journée pour mourir.
Laurent Graff nous entraîne quelque part entre le récit philosophique et le roman à énigme.

L'auteur, le livre (112 pages, mai 2025) :

L'archiviste savoyard, Laurent Graff (né en 1968) a été touché par le bouddhisme, peut-être au cours de ses nombreux voyages, en Asie du sud-est notamment.
Il a publié plusieurs romans, depuis les années 2000 essentiellement, plusieurs couronnés de prix, certains adaptés au cinéma, des romans où revient souvent l'obsession de la fin, de l'effacement, de la disparition.

Le personnage et le canevas :

Chacun de nous s'attend à mourir un jour, c'est notre lot à tous, le propre de l'Homme. 
Aucun de nous ne sait ni quand, ni comment.
Jacques Ferré lui, ne sait pas quand non plus. Mais il sait comment : ce sera d'une balle en pleine tête, tirée de loin par un sniper.
Jacques est un gars solitaire, célibataire, sans famille, qui a appris à vivre avec son « statut de condamné ». Il attend le tir fatal. 
De son passé de militaire, le lecteur soupçonne peut-être une vieille rancune, une vengeance tenace, un règlement de comptes.
« [...] J’attends de recevoir une balle. Je ne sais pas d’où elle viendra, par quelle gâchette elle sera tirée, ni à quel moment. Je ne crois pas avoir de véritable ennemi qui voudrait m’assassiner. Ni d’ami qui pourrait m’éviter cette fin. J’attends. Je suis prêt. N’importe quand, où que je me trouve, ça peut arriver. Là. Assis à mon bureau devant la fenêtre.
[...] La menace semble se préciser . Elle se fait plus prégnante, plus sérieuse pour ainsi dire, bien que je ne l’aie jamais prise à la légère. Elle est plus proche : oui, c’est ça, le tireur s’est rapproché et pointe son arme sur moi avec plus d’insistance. Je m'en accommode. »
À mi-parcours, le récit bascule dans d'autres dimensions, d'autres perspectives. On n'en dira pas plus.

♥ On aime :

 La première partie du récit, l'attente, a tout du conte philosophique. Si Beckett attendait Godot, Jacques Ferré, lui, attend le tir de Godot. C'est peut-être la meilleure partie du bouquin quand, en attendant la balle fatidique, Jacques s'imagine presque mille morts, dans sa cuisine, à son bureau, dans la rue, au supermarché, à la pêche au bord de la rivière, ...
Son entourage est peuplé d'étranges personnages, on dirait presque des fantômes, qui viennent divertir l'attente et questionner le lecteur. 
Jacques attend la mort et tente de l'apprivoiser. Il a d'ailleurs déjà apprivoisé le tueur : « nous formons un couple inséparable. Je n’ai pas de garde du corps, mais j’ai un assassin qui veille sur moi. »
 Mais les bouquins de Laurent Graff sont des constructions astucieuses et il n'était pas question d'en rester là : l'heure et les pages tournent, le bouquin n'est guère épais, il est temps de passer aux explications.
Ou presque. 
D'ailleurs ce conte philosophique ne serait-il pas plutôt un polar ? On y parle tout de même de mort, d'enquête, de flic ...
Un récit à énigme oui, un roman noir assurément. Très cérébral.

Pour celles et ceux qui aiment les coups tordus.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le Dilettante (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine.   

vendredi 27 juin 2025

La colline qui travaille (Philippe Manevy)


[...] Parce qu’ils sont ordinaires et uniques.

Plus qu'une autobiographie, Philippe Manevy nous propose une "biographie généalogique" avec l'histoire de ses grands-parents, ouvriers de la soie à Lyon au siècle dernier. Devoir de mémoire.

L'auteur, le livre (369 pages, janvier 2025) :

Le français Philippe Manevy a posé ses valises au Québec il y a belle lurette. L'abandon de ses racines l'a finalement poussé à écrire sur sa famille, peut-être sur une idée de sa mère : « Et ma mère de conclure la soirée : « Toi qui aimes écrire, tu pourrais raconter tout ça, un jour. ».
Un bouquin dont les thèmes (filiation et classe sociale) sont à rapprocher de ceux abordés, par exemple, par José Enrique Bortoluci dans son livre Ce qui m'appartient, ou encore par Annie Ernaux à qui Manevy consacre tout un chapitre.
Un ouvrage qui fait partie de ceux qui « me font traverser des périodes de l'Histoire que je n'ai pas vécues, m'aident à comprendre des réalités sociales dont j'ignore tout. ».

♥ On aime :

 Voici encore un auteur qui semble, du moins en premier abord, s'inscrire dans le mouvement très tendance de ces écrivains français qui considèrent que le meilleur roman est encore celui de leur propre vie. 
Ou plus exactement ici, le roman de leur propre famille puisque Philippe Manevy va nous raconter l'histoire de ses grands-parents (lui-même est né en 1980, ses grands-parents dans les années 1900).
Manevy parvient néanmoins à prendre du recul et à offrir un regard suffisamment distancié sur ce récit comme lorsqu'il écrit que « la famille [...] n’a jamais autant fasciné que dans les dernières décennies. Tout le monde ou presque, moi compris, est tenté de raconter son histoire. On pourrait mettre cela sur le compte d’un narcissisme typique de notre époque : valorisation des blessures intimes au détriment des luttes collectives. »
S'il sera ici toujours question du "je", pour autant il s'agira plutôt de biographie généalogique.
Et si ce bouquin arrive à se distinguer du flot des autofictions qui inondent nos librairies, c'est parce que Philippe Manevy s'intéresse finalement un peu moins à lui-même qu'à sa famille et surtout à ses grands-parents : « je les raconte parce qu’ils sont ordinaires et uniques. Parce que je me cherche en eux, et dans notre passé disparu. Parce que, me cherchant, j’espère bien trouver autre chose. ».
➔ Ce qui rend également ce roman captivant, c'est son enracinement dans le "social". Le titre provient d'une bonne formule que connaissent tous les lyonnais dont la bonne ville est ancrée à la confluence de deux fleuves et aux pieds de deux collines : la colline de Fourvière où trône, majestueuse, la basilique du même nom et à l'ombre de laquelle prospèrent les bons bourgeois, et la colline de la Croix-Rousse dont les pentes abritèrent longtemps les fameux canuts, ces ouvriers de la soie qui furent à l'avant-garde des révoltes ouvrières du XIXe. 
Les lyonnais vivent donc entre la colline qui prie et la colline qui travaille« deux buttes jumelles et ennemies, se faisant face. ».
Comme le suggère le titre du livre, c'est sur cette dernière qu'a pris racine la famille de l'auteur et son grand-père maternel est « l'anticlérical, l'ouvrier, le syndicaliste de toujours ».
« [...] Ces canuts ne correspondaient pas à l'image que je m'étais faite du prolétaire d'après "Germinal" : propriétaires de leurs métiers à tisser, ils devaient avoir des connaissances techniques assez poussées pour les faire fonctionner, les réparer, les perfectionner au besoin.
Éduqués, tenant leur propre journal et se réunissant régulièrement, ils n'avaient pas besoin qu'un chef venu d'ailleurs les secoue pour prendre conscience de l'injustice. Leurs revendications, exprimées haut et fort, menaçaient le pouvoir en place. »
 À la fin de cette lecture à plusieurs niveaux (famille, histoire, Lyon, besoin d'écriture, ancrage social, ...), une question demeure, presque un regret : pourquoi nous, nous n'avons pas transcrit la mémoire de nos grands parents ? 
Sans prétendre au roman bien sûr, mais au moins dans le but de coucher sur le papier ce qui a déjà disparu ... Étions nous donc si pressés de tourner la page du siècle passé ?
On a presque tous connu, même brièvement, un grand-père ou une grand-mère, mais quels sont les métiers que cet aïeul a exercés, les chemins qu'il a suivis, les différents lieux où il a vécu, les difficultés qu'il a surmontées, les événements qui l'ont façonné, les gens qu'il a aimés, les blessures dont il a souffert, ... ? 
Et puis, est-ce que cette mémoire perdue manquera aux générations futures ?

Les personnages :

Philippe Manevy est né en 1980, ses grands-parents dans les années 1900.
Son grand-père maternel, René, appartenait à l'élite de la classe ouvrière, les ouvriers du livre : il travaillait à la linotype dans les journaux lyonnais et « l'orthographe était pour lui la forme typographique de l'élégance vestimentaire ».
Alice, son épouse, tirait les fils de soie dans les ateliers de tissage.
Dans ce récit de leur histoire, l'auteur se fait souvent très didactique comme, par exemple, lorsqu'il explique la chanson Nini Peau de Chien : peut-être pour son public québécois ou des français trop jeunes qui ne maîtriseraient pas nécessairement toutes les références de ce passé populaire.

Pour celles et ceux qui aiment les canuts de Lyon.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le bruit du monde (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 20 juin 2025

Un perdant magnifique (Florence Seyvos)


[...] Le sentiment de vivre avec un fou.

Portrait de famille recomposée : une mère et ses deux filles fascinées par un beau-père mythomane.
Florence Seyvos décortique avec soin et délicatesse, les relations subtiles et complexes de ces trois femmes prises tour à tour dans le tourbillon d'une folie douce.

L'auteure, le livre (144 pages, janvier 2025) :

Florence Seyvos, née en 1967, n'a pas volé son succès et a déjà raflé plusieurs prix, notamment pour Le garçon incassable (2014).
Avec Un perdant magnifique (déjà couronné du Prix Livre Inter 2025 et d'autres encore), elle s'inscrit dans le mouvement très tendance de ces auteurs français pour qui le meilleur roman est celui de leur propre vie. 
Cette autofiction qui a envahi nos librairies, on aime ou on n'aime pas c'est selon, mais indéniablement Florence Seyvos se distingue du lot grâce à son travail sur l'écriture et peut-être aussi parce qu'elle a su mettre un peu moins d'auto et beaucoup plus de fiction dans sa recette : un mélange plutôt réussi.

Les personnages et le canevas :

Les années 80 (avec plein de petits détails amusants qui datent !). 
Une mère, Maud, deux filles d'un premier mariage, Irène et Anna (la narratrice), et un beau-père, Jacques.
Une famille en plein tourbillon, mère et filles habitent au Havre, de retour d'Abidjan où Jacques travaille toujours. Il revient les voir régulièrement, disparaît, réapparaît, tel le lapin d'un prestidigitateur.
Magicien, il l'est, assurément. Il sait comment hypnotiser son public, sa famille assise au premier rang. Le lecteur juste derrière.
« [...] Nous ne parlions pas du fait que nous avions le sentiment de vivre avec un fou. Pourtant depuis des années, le soir, sous nos yeux, Jacques allait se coucher, une carabine à l’épaule. Parce qu’il était persuadé que des gens pouvaient venir nous attaquer la nuit. »

♥ On aime :

 Le beau-père Jacques, c'est lui Le perdant magnifique. Il est dépensier, instable, impatient, inconséquent, égoïste, autoritaire, imprévisible, irresponsable, ...
Mais il est aussi, flamboyant, fascinant, affectueux, gentleman, héroïque, joyeux, charmeur, ...
Les deux listes pourraient s'allonger encore et encore et même se mélanger car quand on est un peu l'un, on est aussi un peu l'autre.
Aucune violence dans cet homme (c'est pourtant très tendance, ça aussi) même s'il est incroyablement toxique et si ses magnificences causent pas mal de dommages collatéraux.
Ce perdant magnifique on va le découvrir par les yeux des femmes de sa vie : Anna, sa sœur et leur mère.
 Plus qu'au bonhomme, le roman s'intéresse plutôt aux trois femmes que Jacques subjugue et tient sous son charme. Mais il ne s'agit pas d'une fascination naïve et béate. La relation de ces quatre-là est bien plus subtile, ambiguë et compliquée que cela. On n'en dévoile pas plus mais c'est assez passionnant et l'on dévore ce petit bouquin, avide de comprendre ... si tant est que l'on puisse comprendre.
 Et puis bien sûr, il y a la prose de Florence Seyvos. Factuelle, simple, anecdotique, quasiment dépourvue d'introspection, de sentiments. C'est toute la puissance de ce roman qui laisse au lecteur le soin d'imaginer (sans gros effort : les faits relatés sont transparents) d'imaginer les sentiments de ces trois femmes prises tour à tour dans la tourmente de ce magnifique perdant.
« [...] Nous nous étranglons de rire en silence pour ne pas que notre mère nous entende, nous rions comme des hyènes en frappant la table, nous en tombons presque de nos chaises, nos larmes ruissellent. »
Au lecteur le soin de juger si ces larmes sont de joie ou de désespoir. Ou d'un peu des deux.
Voilà un portrait de famille tendre et attachant (tiens, on serait pas fasciné, nous aussi ?).

Pour celles et ceux qui aiment la famille.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de L'Olivier (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 18 juin 2025

Les gorilles du général - sept. 1959 (Telo et Dorison)


[...] Une histoire de trahisons et d'espoirs.

Premier épisode d'une reconstitution minutieuse (et nostalgique) du travail des gardes du corps qui se vouèrent corps et âmes au Général de Gaulle pendant de longues années : un point de vue inédit sur la politique des années 50-60 et les débuts de la Ve République.

Les auteurs, l'album (96 pages, mai 2025) :

Xavier Dorison est un scénariste qui a connu le succès très jeune, dès ses 25 ans, avec Le troisième testament. Il a mis la main à la pâte pour de célèbres séries comme XIII ou Thorgal. Il écrit également pour la télé et le cinéma.
Il est né en 1972 et n'a donc pas connu De Gaulle mais il avoue sa fascination pour les "mentors" et cette tranche d'Histoire, cette France un peu désuète, est un peu son passé fantasmé.
L'idée de ces Gorilles du général lui est venue d'un reportage réalisé en 2010 par le journaliste Tony Comiti, le fils de l'un des fameux gorilles du général.
Julien Telo est tombé très jeune dans la marmite du graphisme et s'est fait un nom du côté de l'heroic-fantasy. Il  a réalisé ici un gros travail de documentation pour cet album immersif, en visionnant notamment de vieux films en noir et blanc pour s'approprier l'époque, ses costumes, sa gestuelle, ...
La fin de l'album est augmentée d'un cahier qui justifie les "libertés historiques" que les auteurs ont prises pour bâtir leur fiction (et que je vous conseille de lire avant la BD car on y apprend plein de choses sur le contexte de l'histoire et sur leur travail).
À noter que cet album ne couvre que septembre 1959 et n'est que le premier épisode d'une longue série prévue par Dorison et qu'il sort en deux formats, classique en couleurs et prestige en noir et blanc (c'est plus d'époque !).
On a déjà hâte que le tome 2 nous emmène jusqu'en décembre 1959, à Colombey.

Les personnages et le canevas :

Les quatre mousquetaires, les quatre gorilles, ce sont les gardes du corps du Général De Gaulle recrutés après guerre pour l'accompagner dans ses déplacements et le protéger quoi qu'il arrive (en 1959, les attentats se multiplient et le Général est menacé de toutes parts).
Le vrai Roger Tessier devient dans la BD Georges Bertier, mais toujours avec une vraie tronche de gorille. Il pratiquait la boxe.
Le corse Paul Comiti, le patron des quatre gorilles est également président du sulfureux SAC. Il est incarné ici par Ange Santoni.
Henri Hachmi, d'origine kabyle, sera Alain Zerf.
Raymond Sasia, l'ancien du SDECE, diplômé de l'Académie du FBI, devient Max Milan. Son recrutement imprévu au sein des quatre mousquetaires fait des étincelles et lance cette histoire sur les chapeaux de roues.
Jacques Foccart, l'éminence grise de De Gaulle à la réputation sulfureuse, se cache derrière Le Chanoine.
Et puis bien sûr, il y a « Pépère », c'est avec ce (vrai) nom de code affectueux que ses gorilles appellent le Général De Gaulle.
On croisera beaucoup de monde, du beau monde, du moins joli, des gens connus comme Malraux, d'autres moins et même quelques personnages fictifs pour le scénario.
Allez hop, tout le monde est en place, c'est parti pour « une histoire de trahisons et d'espoirs, de grandeurs et de déceptions, de victoires et d'échecs ».
Une histoire qui comme celle de la Ve République commence dans le guêpier de l'Algérie ...

♥ On aime beaucoup :

 Bien sûr, on ne peut éviter la référence à cette autre BD : Cher pays de notre enfance du bédéaste Etienne Davodeau et du journaliste Benoît Collombat. Un album qui allait fouiller dans les poubelles du SAC, sulfureuse organisation que l'on retrouve encore ici bien sûr.
Mais le scénario de Dorison adopte un point de vue beaucoup moins journalistique.
Bien sûr les questions politiques seront au cœur du récit mais ce qui intéresse les auteurs ici ce sont ces fameux gorilles dévoués corps et âmes (et ce n'est pas une formule) à leur Général au point d'y sacrifier famille et amis, leur vie donc.
C'est ce qui rend ce récit humain, captivant, passionnant : parce qu'on ne nous demande pas de prendre fait et cause pour une personnalité publique légendaire, forcément un peu distante, mais plutôt de nous intéresser aux quatre bonshommes qui se déplaçaient partout avec lui.
 Et puis il y a la reconstitution nostalgique de ces années passées, au charme sans doute un peu fantasmé, et teintées ici de cet humour sec et froid, façon Audiard, ambiance Lino Ventura.
Comme dans :
« [...] C'est un peu tôt pour déjeuner ... mets-nous trois bières, Marlène ... et un rillettes-cornichons pour moi, pour accompagner quoi ... »
 Côté dessin, c'est un méticuleux travail de reconstitution que Julien Telo a entrepris, photos à l'appui. Le cahier explicatif en fin d'ouvrage montre même le parallèle entre des images d'époque et les planches que le dessinateur en a tirées.
Un dessinateur qui laisse toute la place à ses nombreux personnages, cadrages en gros plans, vêtements et trognes caractéristiques, facilement reconnaissables. On passe de l'intime (un déjeuner champêtre en famille) au défilé officiel (motards et Simca) puis au thriller tendu (une rue noire sous la pluie).
Les gorilles ne sont pas des enfants de chœur mais pas tout à fait des salauds non plus comme leurs collègues du SAC : le lecteur peut donc se laisser aller à un petit peu d'empathie !
Même si de temps à autre, une scène beaucoup plus dure fait taire la nostalgie, la politique et l'humour, comme celle où les gorilles doivent s'occuper du journaliste pro-FLN et « nettoyer la merde pour que le Général ait pas à patauger dedans ».


Pour celles et ceux qui aiment les années 50-60.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Casterman (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 16 juin 2025

Plus loin qu'ailleurs (Chabouté)


[...] Partir en restant.

Le très beau noir & blanc de Chapouté nous invite au voyage, avec cette petite histoire tranquille et ordinaire. Une invitation à ouvrir notre regard non pas sur un lointain Alaska, mais bien sur le monde qui nous entoure ici et maintenant.

L'auteur, l'album (152 pages, mai 2025) :

L'alsacien Christophe Chabouté est né en 70 et l'une de ses premières BD à rencontrer le succès sera Pleine lune, un récit policier publié en 1999. La consécration internationale viendra avec Tout seul, un album sorti en 2008. 
Depuis le début de sa carrière, Chabouté reste fidèle à ses propres standards : un noir & blanc clair et précis, des héros plutôt ordinaires, une mise en page dynamique et des récits de peu de mots.
Alors il était vraiment grand temps qu'on rattrape notre inexcusable retard et qu'on parle de lui ici avec cet album au titre prometteur : Plus loin qu'ailleurs.

Le canevas et les personnages :

Alexandre est gardien de parking. Gardien de nuit. Et pour une fois, il a décidé de partir plus loin qu'ailleurs.
« [...] - Et qu'est-ce que tu vas faire pendant des vacances ? T'en as jamais pris de ta vie !
Ça fait bien 20 piges que tu as le cul vissé sur cette chaise toutes les nuits. Le nez dans tes dessins.
- Je pars en Alaska ! 
[...] Je vais faire un trek. L'Alaska, le Klondike, le bout du monde quoi. »
[...] Je vis au même endroit depuis bientôt 28 ans. Je n'ai jamais vu la tête de mes voisins. Je n'ai jamais dit bonjour à mon facteur. Je ne sais même pas à quoi il ressemble. Je vis dans un quartier que je ne connais pas. [...] Une vie de hibou. »
Le voici donc qui se prépare à suivre les traces de Pete Fromm, son livre de chevet, après avoir glissé le "Manuel du randonneur" dans son sac. Jusqu'à l'aéroport tout va bien.
Mais là, patatras, son voyage est annulé. Et double patatras, Alexandre se casse la cheville dans les escalators. Le voilà de retour à la case départ où l'envie le reprend de radicalement changer d'air ou de point de vue : il prend donc une chambre à l'hôtel ... en face de chez lui, juste de l'autre côté de la place. 
À défaut d'ours polaires et de grands espaces il va enfin pouvoir découvrir son quartier et ses habitants. Étudier ses voisins (nous ?), leurs chaussures, leurs téléphones, leurs comportements, les bruits, les couleurs, les petits papiers jetés ici ou là. 
Et le soir, de retour à son hôtel, Alexandre prend des notes dans son carnet de voyage. 
La première sera : « partir en restant ».
Chaque "randonnée" autour de la place du quartier est l'occasion pour Alexandre et son lecteur, d'une petite leçon de vie, comme on dit.

♥ On aime beaucoup :

 Les dessins de Chabouté sont passionnants. Ce beau noir & blanc net, précis, laisse entrevoir de nouveaux détails à chaque lecture. Les pages ne sont pas envahies de bulles verbeuses ou explicatives et c'est avec l'enchaînement des plans, des cadrages, leur répétition, que le lecteur devine ce qui se trame.
 Il y a là ce ton paisible des histoires tranquilles et ordinaires. Une astucieuse histoire qui se conclut de jolie façon, dans une ambiance qui rappelle beaucoup celle des albums d'Etienne Davodeau
 Et puis il y a là les petites leçons de vie qui nous sont dispensées, sans prétention, destinées à ouvrir notre regard, nos yeux, nos oreilles, non pas sur un lointain Alaska, mais bien sur le monde qui nous entoure ici et maintenant. Pour « se dépoussiérer les yeux » sur notre environnement, les passants, les voisins, ...
On flirte parfois avec la gentille philosophie quand une simple liste de courses devient une véritable oeuvre d'art, une « nature morte »ou même avec la question existentielle quand on se demande si « un poisson au fond de l'eau entend râler le pêcheur assis sur la berge ? ».
Malgré ses apparences trompeuses et paradoxales, cet album est tout de même un bel appel à voyager là-bas ou ici. 

Pour celles et ceux qui aiment faire le tour du monde ou de leur quartier.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Vents d'Ouest (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 13 juin 2025

Un crime dans la peau (Lionel Destremau)


[...] L'âme humaine des brutes et des fauves.

Lyon, 1930 : le double meurtre d'Ecully défraie la chronique de l'époque. Voici l'histoire vraie des deux meurtriers dont l'un était curieusement tatoué : ses mémoires seront reliés "pleine peau" par le docteur Lacassagne, médecin des prisons ...
Entrez ! Entrez dans le cabinet des curiosités !

L'auteur, le livre (304 pages, avril 2025) :

Le bordelais Lionel Destremau (né en 70) s'est d'abord fait une place dans le monde de l'édition et du livre avant de passer de l'autre côté du clavier. 
Après quelques poèmes et Gueules d'ombre, Un crime dans la peau est son second roman, basé sur une histoire vraie : le double meurtre d'Ecully en 1930.

Les personnages :

Louis Rambert et Gustave Mailly sont nés en 1903. Ce n'est pas la meilleure année pour venir au monde, il va geler à pierre fendre et leur enfance sera bientôt marquée par la Grande Guerre. 
Ils seront élevés à la dure (et c'est rien de le dire) dans la campagne française, dans la région de Vichy et de Lyon.
« Leurs mondes sont proches mais cependant un peu différents. Gustave circule dans le milieu des chiffonniers, des prêteurs sur gage, des receleurs, et même de certains employés de banque, tandis que Rambert a ses attaches avec les maquereaux et les voleurs du milieu et passe la plupart de ses nuits avec des filles de rue. »
Pour le malheur et pour le pire, ils se rencontrent en 1929. 
Nés chez des petites gens, ils n'étaient que deux petits voyous, deux petits malfrats, vivotant de petits cambriolages et de petits butins, « un manteau de fourrure, une veste de costume , deux boutons de manchette en nacre et une montre en argent ».
Le 22 octobre 1930, ils deviennent deux petits assassins avec le double meurtre d'Ecully (aujourd'hui la banlieue chic lyonnaise) où ils trucident sauvagement (à coups de marteau !) un bourgeois et sa vieille tante pour un butin à peine plus riche que d'habitude.

Le contexte :

Le roman évoque Jean Lacassagne qui fut médecin à l'époque de la Première guerre mondiale. Il fut également médecin des prisons et s'intéressa notamment aux tatouages des détenus.
C'était le fils d'Alexandre Lacassagne, célèbre médecin lyonnais bien connu des gones lyonnais, l'un des pères de la police scientifique, de la criminologie, de l'anthropométrie, ...
Pendant des années, père et fils étudièrent « l'âme humaine des brutes et des fauves en cage ».
Curiosité malsaine ou scientifique de la part de ces bons docteurs, ils se passionnèrent également pour les tatouages des criminels dans lesquels ils lisaient le moyen de « classifier un certain rang social, celui de la marginalité, de la criminalité, faisant de ces marques corporelles à la fois des repères d’identification et des marqueurs de bassesse et de violence ».
Les docteurs Lacassagne estimaient « qu’ils étaient le reflet des âmes tourmentées des meurtriers en puissance » et considéraient « les geôles comme une source inépuisable de recherche et d’observation pour qui veut comprendre la psychologie, la sociologie et le destin de cette frange de l’humanité qui s’adonne au crime ».
C'était avant la Guerre de 14-18, bien avant que le tatouage ne devienne « une pratique à la mode, une forme artistique reconnue, un art à part entière ».
En prison, Louis Rambert (c'est lui le tatoué) trouva en la personne de Jean Lacassagne une oreille complaisante et intéressée.
« Et à force d’échanges avec Lacassagne, il finit par accepter de rédiger l’histoire de sa vie, à sa manière bien sûr, et de la confier au médecin. [...] Il accepte de rédiger son testament, le 12 juin, dans lequel il déclare qu’il léguera son corps à la médecine, et sa peau tatouée au docteur Lacassagne en particulier. »
Jean Lacassagne va faire rassembler les documents concernant Louis Rambert, y compris ses mémoires, et les faire relier avec la peau tatouée du bonhomme : « Il a un projet en tête depuis quelque temps déjà : réunir les différents documents qu’il a en sa possession dans un dossier consacré au crime d’Écully, et il souhaite que ce recueil soit agrémenté d’une reliure réalisée à partir de la peau de Rambert ».
En 2014, les confessions de Louis Rambert, reliées "pleine peau" si je peux dire, vont refaire surface à l'Hôtel Drouot lors de la vente aux enchères d'une collection privée. Mais la loi française interdit le commerce de restes humains et l'ouvrage est retiré des enchères. 
Le temps est venu du buzz et des polémiques.

♥ On aime :

 On apprécie le travail de fouille, de recherche et d'investigation mené par Lionel Destremau. 
Pour faire revivre cette époque, il nous plonge au cœur des journaux de jadis, au fil des mémoires rédigés par les uns ou les autres, et réussit à tisser un roman au souffle puissant, porté par le funeste destin de ces deux affreux jojos.
 Le ton de ce roman noir est presque journalistique, presque sans émotion, tant l'incroyable histoire se suffit à elle-même : les faits, rien que les faits, monsieur le juge. 
Sinistre était l'époque, dure fut la vie des deux voyous, tragique sera leur destin, véridique leur histoire.
Incroyable est l'aventure de ces mémoires reliées en peau d'homme qui réapparaissent plus de cent ans après les faits.
 L'auteur consacre une grande partie de son roman à retracer le parcours de Rambert et Mailly, s'appropriant les travaux de recherche de l'époque : comment devient-on un assassin ?
Mais avec ce titre à double sens, on aurait voulu en savoir plus encore sur ce curieux docteur Lacassagne et sa passion des tatouages.

Pour celles et ceux qui aiment Lyon et les tatoués.
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Livre lu grâce à la Manufacture de livres (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 11 juin 2025

Les lendemains qui chantent (Arnaldur Indridason)


[...] Si seulement la réponse était simple.

Un Indridason bon cru où l'insupportable Konrad s'obstine encore et toujours à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour établir un lien entre des événements antédiluviens qui n'en ont apparemment aucun.

L'auteur, le livre (336 pages, février 2025, 2023 en VO) :

Lors de l'épisode précédent de la série "Kónrað" (Les parias), le lecteur avait pratiquement obtenu la clé de pas mal de mystères et s'était dit un peu vite qu'il s'agissait peut-être du dernier de cette série bien sombre, avec un héros qui n'en est pas vraiment un, aussi mal à l'aise dans sa vie privée que dans son métier de flic, et qui porte sur ses épaules tout le poids d'un père toxique et à moitié escroc.
Mais c'était compter sans la persévérance de Arnaldur Indriðason et sans l'obstination de son héros, le fameux Kónrað, Konni pour les intimes.
Alors, après Les parias, voici donc Les lendemains qui chantent, un roman où Indriðason affûte encore son regard sur l'Histoire de son île, une histoire faite de compromissions, de corruptions et d'égarements.

Le canevas et les personnages :

Et bien non, Konni, le flic à la retraite, n'en a pas fini avec les mystères du passé.
Dans les années 70, un homosexuel a été assassiné : son corps n'a pas été retrouvé mais un homme, Natan, a été arrêté et a fini par avouer le meurtre. Natan est mort en prison.
La victime c'était Skafti, « Skafti Timoteus Hallgrimsson, dont on pensait qu’il avait été assassiné à Reykjavik dans les années 70 ».
Dans les années 80, toujours en pleine guerre froide, c'est le propriétaire d'un pressing qui disparaît sans laisser de traces et « la police n’avait jamais su ce qu’était devenu Pétur Jonsson . Les recherches de grandes envergures engagées n’avaient jamais abouti. ».
Nous voici en 2019 : le corps de Skafti vient d'être retrouvé, mais pas vraiment là où on l'attendait. 
Dans le même temps, c'est le cadavre de Franklin, un ami de Pétur, qui est retrouvé assassiné au bord d'un lac.
Est-ce qu' « il y aurait un rapport entre la mort de Franklin aujourd’hui et la disparition de Pétur il y a des dizaines d’années ? ».
Kónrað, le flic retraité au passé douteux (... de vieilles affaires bâclées), va reprendre du service, recommencer à creuser dans le passé de l'île, harceler ses concitoyens ou même interroger ses proches.
D'autant plus que c'est son ami Leo qui, à l'époque, avait mené l'enquête et inculpé le meurtrier de Skafti tandis qu'aujourd'hui « les médias voulaient savoir qui avait mené l’enquête à l’époque et pourquoi elle avait été autant bâclée. ».
« [...] – Qu’est-ce que vous avez foutu quand vous avez arrêté Natan ? demanda-t-elle d’un ton accusateur. Comment vous avez pu bâcler l’enquête à ce point ? 
– Comment on a pu ? soupira Konrad. Si seulement la réponse était simple. »
Kónrað et le lecteur auront bien du mal à démêler les fils du passé et l'aide de son amie Eyglo avec ses séances de spiritisme ne sera pas de trop.

♥ On aime :

 L'intrigue est longue et lente à se mettre en place : l'insupportable Konrad s'obstine à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour trouver un lien entre des événements qui n'en ont visiblement aucun. 
Tel un jouet mécanique infatigable, il fonce, pose des questions, dérange, blesse, perturbe, et puis se heurte finalement à un mur de silence. Alors il repart sur une autre piste, fouine, pose ses questions, irrite, vexe, et puis bute à nouveau ...
« [...] – J’avais oublié ce détail.
– Lequel ?
– À quel point vous êtes insupportable, répondit Dagmar en se levant pour lui indiquer la sortie. Mais maintenant je m’en souviens. Vous passiez votre temps à poser des questions sans intérêt. Et à fouiner dans des affaires qui ne vous concernent pas. Je vois que ça n’a pas beaucoup changé.
[...] – Vous cherchez quoi, au juste ? demanda Sveinb-jörn.
– Un mensonge, répondit Konrad sans hésiter. Je cherche un mensonge. Il y a forcément des gens qui ont menti dès le début dans cette enquête.
[...] – J’ai préféré attendre.
– Vous avez peut-être attendu assez longtemps.
– Peut-être, répondit Ivan. J’ai peut-être attendu assez longtemps… »
 Le lecteur fidèle va retrouver là tous les thèmes récurrents de cet auteur, c'est un véritable festival et le passé dans lequel farfouille Konrad est celui de la guerre froide. 
Il y a donc l'insupportable présence américaine sur l'île.
« [...] À cause de l’armée. Des troupes américaines. Je les détestais. Je ne supportais pas leur présence en Islande. J’ai grandi dans cette haine. Dans cette hostilité. On m’a toujours dit qu’on devait s’opposer à la présence des soldats américains. »
Il y a l’espionnite à laquelle se livrent soviétiques et américains, utilisant les islandais comme des pions sur l'échiquier mondial, à l'époque où certains « avaient tourné le dos au socialisme après leur séjour au pays des lendemains qui chantent ».
« [...] – Vous devriez aller discuter avec le Comité d’exportation du hareng, avait conseillé le fonctionnaire des Affaires étrangères lorsqu’ils s’étaient séparés à la Bibliothèque nationale.
– Le Comité d’exportation du hareng ? s’était étonné Konrad.
– À mon avis, c’est une bonne idée. Ce comité était le seul organisme islandais à se rendre régulièrement à Moscou pour signer des accords concernant le hareng avec les Russes. Si j’enquêtais sur une affaire d’espionnage dans notre camp, je commencerais par là. »

Je vous parle d'un temps où l'on roulait en Lada et où les chalutiers russes croisaient au large de Reykjavík. 

Il y a ces pesantes histoires de famille, lourdes de secrets et de non-dits, là où se nouent la plupart des drames.
« [...] Il pensait à ces secrets inavouables, à cette tragédie familiale, à toute cette dissimulation et aux fausses accusations proférées.
[...] Tu l’as tué pour le faire taire. Vous avez beaucoup de mal avec la vérité dans cette famille. »
 Et puis il y a bien entendu ces fameuses « disparitions islandaises » que Indridason a rendues célèbres au fil de ses bouquins et sans lesquelles un polar islandais n'en serait pas vraiment un, au point d'en faire presque un running-gag (si tant est que l'on puisse parler de gag ici, mais on peut, puisque l'auteur lui-même s'autorise un peu d'autodérision à ce sujet) : « j’espérais que l’enquête conclurait à une disparition typiquement islandaise. »
« [...] On entendait très souvent parler aux informations de touristes qui trouvaient la mort dans des accidents sur le réseau routier islandais de piètre qualité, qui s’égaraient et s’épuisaient loin dans les hautes terres inhabitées, qui tombaient d’une falaise, se noyaient dans la mer ou dans les lacs, ou qu’on retrouvait morts dans leurs chambres d’hôtel. La sécurité civile n’avait jamais eu autant de travail que depuis l’essor de l’industrie touristique.»
 Vous l'avez compris, après des débuts compliqués, la suite du roman tient toutes ses promesses et c'est un excellent Indridason qui ne décevra ni les fans de cet auteur ni les habitués de la série Konrad. 
Tant que vous n'avez pas lu Indridason, vous ne savez pas ce que c'est qu'un cold case.
Une fois n'est pas coutume, l'obstiné Konrad finira, à force d'entêtement, par déterrer les cadavres disparus et démêler les fils du passé, mais cette fois on se gardera bien de dire que, après les mystères résolus, c'est peut-être le dernier épisode de la série ! 
On a appris à tenir compte de la ténacité de l'écrivain et de l'acharnement de son héros : pas dit qu'ils aient sorti tous les squelettes des placards islandais ! Peut-être aurons-nous encore le plaisir de retrouver ce Konrad, le flic le plus insupportable du rayon polars avec ses « questions insistantes ».

La curiosité du jour :

Petite curiosité historique, au détour d'une page, Indriðason évoque le mouvement des « chaussettes rouges » et le combat des femmes de l'île pour gagner une place plus digne dans la société islandaise jusqu'à la fameuse grève du 24 octobre 1975 : la journée sans femmes lorsque 90% des islandaises ont cessé toutes leurs activités.

Pour celles et ceux qui aiment Konni.
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Livre lu grâce aux éditions Métailié (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 10 juin 2025

Le jour du dépassement (Owen D. Pomery)


[...] Mets les gaz, Hodge.

Un album qui fera le bonheur des fans de science-fiction et de space-opera où l'humanité est en train d'épuiser les stocks d'un minerai vital pour sa survie.
Tiens donc !?

L'auteur, l'album (108 pages, juin 2025, 2023 en VO) :

Ah ce fameux Jour de dépassement, dont on nous rebat les oreilles chaque année, et de plus en plus tôt !
En cette année 2025, nous avions épuisé nos ressources dès le ... 19 avril !
En anglais l'album s'intitulait The hard switch mais la traductrice-éditrice, Marie Lavabre, a eu la bonne idée de rebondir sur cette rengaine annuelle, ce gong fatidique, pour un titre qui résonne lui-aussi, et bien en accord avec le propos de l'album.
L'auteur de cette fable d'anticipation c'est le britannique Owen D. Pomery qui a d'abord pu aiguiser ses crayons dans l'architecture avant de se mettre au roman graphique.

Le canevas et les personnages :

Owen D. Pomery nous propulse bien au-delà du 19 avril 2025, plutôt du côté de 3025 même si ce n'est pas dit. L'humanité a déjà conquis de multiples planètes dans toute la galaxie mais les stocks du minerai qui permet la super-propulsion (l'alcanite) seront bientôt épuisés.
Les planètes vont bientôt de retrouver isolées les unes des autres et l'humanité se replier dans le chaos.
Bien évidemment l'allégorie est transparente avec notre époque dont les ressources s'épuisent (et notamment celles de notre propre carburant propulseur).
Mais revenons à l'alcanite : Ada et Haika sont deux jeunes femmes audacieuses qui tentent de récupérer ici ou là, sur des vaisseaux naufragés quelques grammes du précieux minerai.

♥ On aime un peu :

 C'est un album qui pourra faire le bonheur des fans de science-fiction classique et de space-opera d'autant que certains dessins peuvent peut-être évoquer l'héritage de Moebius. On va même croiser quelques petites bêtes curieuses.
On l'a dit, Owen Pomery a étudié l'architecture et cela se ressent dans son coup de crayon, bien plus à son aise pour saisir les panoramas et les perspectives spatiales que pour détailler les visages, souvent réduits à leur plus simple expression.
On aime ou on n'aime pas (moi, pas trop j'avoue) mais on peut facilement se laisser bercer par ces planches un peu naïves.
 Et puis il y a cette histoire, plutôt bien vue, d'humanité intergalactique qui court à sa perte et se désorganise. Une histoire où toute ressemblance avec des faits et des humains existants serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
 Malheureusement le lecteur restera un peu sur sa faim puisque l'album se termine sur une fin très ouverte qui laisse présager une suite. Que vont devenir Ada et Haika ?
Un album curieux qui laisse un petit goût d'inachevé avec des dialogues taillés à l'emporte-pièce et des personnages souvent peu expressifs (Ada, Haika, ...) ou peu exploités (les bestioles comme Mallic ou Hodge).

Pour celles et ceux qui aiment la science-fiction.
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Album lu grâce aux éditions Sarbacane (SP). 

dimanche 8 juin 2025

Les poissons, eux, ne pleurent pas (Galandon, Pendanx)


[...] Il essaie de renouer avec ses rêves.

Reportage militant qui témoigne de la surpêche le long des côtes atlantiques d'Afrique (en Gambie) et des conditions de vie des laissés-pour-compte du développement mondial.

Les auteurs, l'album (144 pages, mai 2025) :

Cet album est presque un témoignage militant. Le scénariste Laurent Galandon (né en 70) est un habitué des causes sociales ou politiques et le dessinateur Jean-Denis Pendanx (né en 66), qui connait bien l'Afrique, le Soudan notamment, témoigne régulièrement de son engagement humanitaire.
C'est de leur voyage-reportage en Gambie qu'ils ont rapporté cette histoire, presque une histoire vraie, une histoire de pêcheurs : Les poissons, eux, ne pleurent pas.
La Gambie, c'est un tout petit pays de la côte Atlantique, une mince bande de terre le long du fleuve du même nom, une ... ancienne colonie britannique, complètement enclavée dans le Sénégal, ... ancienne colonie française.

Le contexte :

Les auteurs nous emmènent à Gunjur, un village de pirogues de pêche sur la côte Atlantique.
L'entreprise chinoise (Silver Lead dans l'album, c'est Golden Lead dans la vraie vie) s'accapare la pêche locale - y compris en armant de gros chalutiers - pour la transformer en farine de poissons à exporter.
Les articles du Monde ou de la BBC sont là pour nous rappeler que les auteurs n'ont pas eu besoin d'inventer une fiction : les images rapportées de leur reportage se suffisent à elles-mêmes (il y a d'ailleurs un encart photos en fin d'album).
Cet album est le fruit d'un projet réalisé avec l'Alliance Française de Bunjul, la capitale du pays : les auteurs y furent accueillis en résidence fin 2023. 

♥ On aime :

 De retour de leur voyage, les auteurs nous invitent à suivre le quotidien d'une famille de ce petit village de pêcheurs. Les hommes partent plusieurs jours en mer, croisant entre les gros chalutiers, pêchant de plus en plus loin, pour ramener de moins en moins de poissons. Un poisson qui devient trop cher pour la consommation locale et qu'ils revendent à l'usine chinoise de farine animale.
Leurs enfants espèrent un avenir meilleur après l'école mais les pêcheurs sont obligés de s'endetter pour les filets et les moteurs de leurs pirogues.
 Le récit est plutôt factuel, réaliste, presque documentaire et s'efforce de couvrir différents aspects de la vie locale (quotidien, pêche, pollution, éveil écologique, émigration, ...), tout cela sans trop jouer sur la corde sensible. Ce serait pourtant facile tant est dure la vie de ces laissés-pour-compte du développement mondial.
 Le dessin de Pendanx, façon aquarelle, prend parfois des allures de carnet de voyage ou emprunte le petit côté naïf des illustrations africaines. Il sait se faire coloré et poétique quand il doit nous raconter une fable, dramatique quand une scène de pêche tourne mal, violent et sévère quand la police se met à charger les manifestants, ... 
Bien sûr, ce n'est pas un album de ceux qui font rêver, plutôt un de ceux qui font réfléchir ou tout au moins garder les yeux ouverts.


Pour celles et ceux qui aiment les pêcheurs.
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Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 6 juin 2025

Calle Malaga (Eacersall, Blondel)


[...] Une narration silencieuse.

De très beaux dessins et une colorisation grandiose : ce sont les images qui racontent l'histoire. Un court récit, comme une nouvelle, l'histoire d'un homme taiseux et solitaire qui erre comme un fantôme dans les rues d'une ville déserte, hors-saison.

Les auteurs, l'album (72 pages, 2025) :

Au scénario : Mark Eacersall qui vient de l'audio-visuel (comédien, cinéaste, et j'en passe), mais qui n'en est pas à son premier album.
Au dessin : James Blondel (né en 1997), qui en-dehors de la BD, est également prof de SVT. 
Tous les deux signent ce roman noir au soleil : Calle Málaga.
Enfant, le scénariste français Mark Eacersall a grandi dans le souvenir de l'atelier de son père qui, le dimanche, peignait d'après des cartes postales d'Espagne. De quoi alimenter son imagination puisqu'il nous invite, avec cet album, dans une station balnéaire hors-saison.
C'est le normand James Blondel qui signe les dessins et la remarquable colorisation de Calle Málaga.

♥ On aime vraiment beaucoup :

  Quelque part en Espagne, Calle Málaga s'étouffe sous les couleurs orangées du soleil, même si l'on est encore hors-saison. Dans cette ambiance de ville fantôme, erre un jeune homme solitaire. Son visage reste souvent dans l'ombre des éclairages somptueux de Blondel : l'homme seul est comme un spectre dans la ville déserte.
Le gars est un sombre taiseux et on devine bien sûr qu'il est en cavale, qu'il fuit la police et peut-être même ses complices. Sur le palier de son appartement, il fait la rencontre d'un personnage sympa, un petit gros jovial, un peu envahissant, qui va même l'emmener dans la sierra pour admirer les fleurs du printemps. 
 L'album est court, le récit également : s'il s'agissait d'un écrit on parlerait d'une nouvelle
Un personnage ou deux, le décor de la ville déserte, deux ou trois péripéties à peine suggérées, des souvenirs presque, et la chute. 
C'est remarquable d'autant que ce ne sont pas les bulles et les dialogues qui viennent envahir ces très belles planches. Mark Eacersall le dit lui-même : c'est « une narration silencieuse, où ce sont les images qui parlent ».
 Et puis il y a les planches de James Blondel : une ligne claire et bien nette magnifiée par une colorisation superbe. C'est sans hésitation, un des plus beaux albums qu'on ait vus cette année.
Alors qu'en reste-t-il une fois l'album refermé ? 
« Une nuit à la belle étoile ... avec un ami. ». Ah, voilà une belle conclusion.


Pour celles et ceux qui aiment les fleurs espagnoles.
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Album lu grâce aux éditions Grand Angle (SP).
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mardi 3 juin 2025

Impact (Norek, Pontarolo)


[...] Je n'ai rien d'un utopiste.

L'album reprend la diatribe écologique qu'était le bouquin de Norek. Plus qu'une alerte, c'est une véritable alarme et qui résonne très fort.
Le fond comme le ton sont sans appel : un thriller pré-apocalyptique.

Les auteurs, l'album (144 pages, janvier 2025) :

Tout comme Caryl Férey, Olivier Norek fait partie de ces écrivains qui aiment adapter leurs romans en albums de bande dessinée. Et on aime bien ça.
Comme son polar Surface par exemple (Michel Lafon - 2022).
Cette fois-ci il n'a pas choisi son bouquin le plus facile : Impact (sorti en 2020), un véritable pamphlet écologique, assez controversé d'autant qu'une lecture rapide pouvait laisser croire à une apologie de l'éco-terrorisme.
L'album reprend le titre du roman, Impact - Green War, et c'est Fred Pontarolo qui prend les pinceaux, avec pour commencer cette belle couverture d'un panda qui pleure des larmes de sang.
Une histoire qui pourrait être une version romancée du Monde sans fin de Jancovici et Blain.

Le canevas et les personnages :

Depuis le roman, l'histoire est connue : Virgil Solal, ancien militaire, ancien flic, a basculé du côté obscur à la naissance de sa fille. Une enfant mort-née pour cause de pollution. 
Après ce drame, Virgil est devenu un éco-terroriste, et pour faire court : Norek Virgil est en colère.
La trame du récit est donc celle d'un thriller policier (Norek est aux commandes !) : après le PDG du Groupe Total et une dirigeante de la Société Générale, qu'est-ce qu'ont prévu les "terroristes", comment les arrêter alors que les réseaux sociaux s'enflamment pour la cause défendue ?
C'est une psychologue, une "profileuse", qui va faire avancer l'intrigue. Elle se soigne aux anxiolytiques contre divers troubles : « agoraphobie, haptophobie, entomophobie, germaphobie, hypocondrie, rien qui ne puisse gêner la mission ».

♥ On aime :

 L'album reprend cette alerte planétaire, cette diatribe écologique qu'était le bouquin. 
Plus qu'une alerte, c'est une véritable alarme et qui résonne très fort.
Même si le discours reste soigné et mesuré : « Je n'ai rien d'un utopiste. Et je connais les faiblesses des énergies renouvelables. Le rendement des éoliennes est trop variable. Les panneaux photovoltaïques sont faits de métaux rares, recouverts du sang des gosses qui les sortent des mines. Les voitures électriques ont leurs batteries et le nucléaire a ses déchets. »
Mais le fond comme le ton sont sans appel et l'album est imagé d'encarts qui illustrent les pires désastres écologiques de notre planète, tout cela est fort bien documenté.
Pour dire vrai, je n'ai pas lu le bouquin original mais je me demande si cette mise en images n'est pas encore plus appropriée au message qui nous est délivré.
 Côté dessins, le crayon de Pontarolo est connu et peut déconcerter ou même sembler brouillon, d'autant que même les cases se gondolent parfois. On aime ou on n'aime pas. Nous pas trop, mais cela ne justifie pas de passer à côté du texte, généreusement retranscrit dans les pages de cet album.
 D'autant que le ton du pamphlet très didactique n'est guère édulcoré par les images : État et Justice sont mis au banc des accusés, quand « l'appareil politique, désarmé, n'est plus que le syndic des ambitions des plus riches »
Olivier Norek n'oublie pas de poser quelques bonnes questions : « L’écologie sans révolution, c’est du jardinage.».
Ou bien encore : « Nous ne ferons rien sans nous allier au capitalisme. ».
 Norek et Pontarolo nous donne rendez-vous dans quelques années puisque « les glaciers disparaîtront probablement tous d'ici 2040. Nous savons ce qu'il se passe et ce qu'il faut faire. Vous seul(e)s saurez si nous l'avons fait. ».
C'est le résumé de l'épitaphe qui figure sur une plaque apposée en 2019 sur les restes du glacier pyrénéen Arriel. 
Dans son récit, Norek évoque plusieurs scénarios possibles pour notre futur de 2040 mais je ne suis pas sûr de croire beaucoup à celui que les auteurs ont choisi pour clôturer cet album.

Pour celles et ceux qui aiment les pandas.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Michel Lafon (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

dimanche 1 juin 2025

Ravage (Ian Manook)


[...] Le trappeur fou de Rat River.

L'histoire incroyable mais 100% vraie de la traque du "trappeur fou de la Rat River" dans le grand nord Canadien, en 1932. Quand la furie des hommes défiait celle de la nature.

L'auteur, le livre (319 pages, mai 2023) :

On connait bien désormais ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
En 2023, il avait publié ce Ravage qui était un peu passé en dessous de nos radars mais c'est sa dernière traque dans la toundra, Débâcle, qui nous l'a fait ressortir de sous la neige.

Le contexte :

 Si ce Ravage est un peu méconnu, il faut le réhabiliter rapidement : c'est peut-être bien le meilleur Manook à ce jour, vraiment.
Peut-être parce que l'auteur met en scène une histoire vraie : la traque en 1932 du trappeur fou de la Rat River par la Gendarmerie Royale Canadienne. Une immense chasse à l'homme qui mobilisa des dizaines de trappeurs et de policiers, des centaines de chiens, des dizaines de traîneaux et même un avion pendant presque deux mois de traque !
Tout ça pour un gars dont on ne connaîtra même pas le vrai nom. Jones peut-être.
Il en faut moins pour éveiller notre insatiable curiosité !

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Dès le prologue, nous voici partis à fond de traîneau pour Aklavik, au pied des Monts Richardson qui marquent la frontière entre les Territoires du Nord-Ouest (Canada) et l'Alaska. Bref, au bout du monde.
Il ne faut que quelques pages à Manook pour nous emmitoufler dans nos fourrures et nous sangler sur le traîneau. C'est parti pour plusieurs semaines de traque, de neige, de raquettes, de blizzard et de chiens. 
De drame.
« [...] Les chiens comprennent le drame qui se joue. L’urgence aussi. Malgré la nuit et le froid, ils redoublent d’efforts. La température est tombée sous les cinquante degrés. Le blizzard souffle d’interminables rafales chargées de poudrin. Des cristaux abrasifs comme de la poussière de verre. Le traîneau file dans la nuit blanche de cette tempête qui n’en finit plus. »
Et ce ne sont là que les tout premiers mots du livre, les tout premiers moments d'une traque qui va durer sept semaines ! Une éternité pour ces hommes pris dans le froid, la neige, la glace et le blizzard.
 Mais quels sont donc les crimes abominables commis par « le trappeur fou de Rat River », quelle horreur a-t-il commise pour que la GRC lance après lui « onze hommes et soixante-trois chiens au total » et après quelques tentatives infructueuses, bientôt « six équipages, douze hommes et quarante-deux chiens », mais ça ne suffit toujours pas et il faudra encore « dix-huit hommes et une soixantaine de chiens »
Et cela ne fait que commencer, il en faudra toujours plus. 
Et même un avion de reconnaissance pour en finir !
« [...] À raison de cent vingt kilos de viande par jour pour les animaux et onze pour les hommes. Sept cents kilos de nourriture. C’est ce qu’il faudrait. Plus les équipements, les tentes, les raquettes, les armes, les munitions. Une expédition. »
« [...] Elle lui répond d’un triste mouvement de tête, comme s’ils allaient au-devant du désastre. »
Et au fait, ce crime terrible donc ? Ah, tenez-vous bien : « Il n’avait rien fait, ce Jones. Tu n’es même pas certain qu’il n’avait pas de permis de trappe. »
« [...] — Jones ne compte plus, Bauwen. Il s’est mis hors la loi en tirant sur un gendarme, tant pis pour lui. 
— Sur l’un des quatre gendarmes armés jusqu’aux dents qui ont essayé de forcer sa porte pour contrôler son permis de trappe ? 
— Ils avaient un mandat. 
— Oui, je sais. Ils avaient la force et la loi avec eux, mais regardez où cette histoire de permis nous a menés : huit équipages, une soixantaine de chiens, presque une douzaine d’hommes prêts à en découdre, inspecteur, pour un simple contrôle de routine ! »
 Très vite on devine qu'au-delà du récit épique d'une course folle dans le grand nord (un registre où excelle cet auteur), on devine que Manook s'est emparé de cette histoire car c'est celle d'une folie furieuse, celle d'hommes assoiffés de sang, de vengeance, aveuglés par le blizzard certes mais aussi et surtout par la colère, le comportement grégaire, l'appât du gain, « le courage des couards, l’hystérie de la horde ».
C'est un lieu commun que de dire que l'homme est un loup pour l'homme, mais en voici la démonstration implacable. Et malheureusement authentique, il faut le rappeler.
Et les loups, ça les trappeurs canadiens connaissent bien.
« [...] En meute, les hommes ne sont pas des loups. Ils ne respectent pas les consignes et la stratégie de l’alpha. Être en bande leur donne un courage malsain. Ce n’est pas une force organisée, mais un assemblage de violences individuelles. Walker n’aurait jamais dû prendre la tête d’une telle équipée. Il ne pourra rien contre la démesure de leur vengeance.
[...] — Regardez ce que vous avez fait de cette traque : trente hommes, soixante-dix chiens, un avion, contre un seul homme. À quoi ça sert ?
— À l’acculer quelque part pour l’arrêter. Je vous jure que je n’ai pas l’intention de l’abattre.
— Vous peut-être pas, mais vos hommes, eux, n’ont que ça en tête.
[...] — Jones ne se rendra pas, Hattaway. D’un obscur trappeur qui ne demandait rien à personne, nous avons fait un assassin de gendarme.
— La Gendarmerie royale n’a rien à se reprocher, s’indigne Hattaway.
— Bien sûr que si, réplique Walker, résigné. On l’a poussé à commettre la faute qui justifie notre acharnement.
Alors bien sûr, on sait dès le début que tout cela finira très mal.
« [...] — Je suppose que vous êtes fiers d’avoir abattu un homme dans ces conditions.
— Ce n’était pas un homme, ose Neville.
— Et qui était-il, alors ?
— C’était Jones, le trappeur fou de la Rat River. »
Certains furent même tentés d'admirer le courage tenace et la force prodigieuse de ce trappeur Jones qui, dans le froid, la peur, la neige, la faim, échappa pendant de longues semaines à des poursuivants nombreux et suréquipés ...

La curiosité du jour :

Comme toujours, on retrouve avec Manook, un amoureux des pépites de notre langue.
J'en ai relevé au moins deux ici.
D'abord ce curieux ravage du titre : un mot qui désigne les dégâts causés par les immenses troupeaux de plusieurs milliers de caribous pendant leur exode saisonnier. De quoi faire disparaître les traces d'un fuyard habile !
« [...] Loin devant eux, la plaine immaculée est labourée. Une rivière de neige piétinée, large d’une centaine de mètres. Et qui s’étend à perte de vue, au nord comme au sud. 
— Un ravage, dit Claudel dans un sourire. Le salopard ! »
Et puis cet hallali qui (dictionnaire à l'appui) n'a pas qu'une seule déclinaison :
« [...] C’est l’hallali courant d’un homme aux abois. Viendra l’hallali debout, quand il sera cerné de toutes parts, puis celui à terre, une fois qu’il sera tombé. »
Forcément on apprendra aussi beaucoup de choses sur les chiens de traîneau - c'est le côté "gentil/sympa" de cette terrible histoire - comme par exemple, à faire la différence entre les team dogs et les swing dogs !

Pour celles et ceux qui aiment la trace dans la neige.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.