lundi 1 septembre 2025

Nulle part où revenir (Henry Wise)


[...] La parole rageuse de Dieu.

Pour son premier livre, Henry Wise s'inscrit avec efficacité dans la mouvance de ces romans noirs étasuniens, tout imprégnés de la moiteur tropicale et raciste du Southside. Ou quand le rêve américain tourne au cauchemar.

L'auteur, le livre (544 pages, août 2025, 2024 en VO) :

L'éditeur Sonatine nous fait remarquer qu'en ces temps troublés, de nouveaux auteurs étasuniens de romans noirs suivent une boussole qui pointe au sud vers le Southside : Shawn Cosby, David Joy, ... pour n'en citer que quelques uns qu'on a eu le plaisir de découvrir ici. 
Henry Wise revendique cette même filiation et on le découvre ici avec son premier roman : Nulle part où revenir qui est peut-être bien "LE" roman américain de cette rentrée 2025.
La traduction (américain) est de Julie Sibony.

Le pitch et les personnages :

Will Seems revient au pays où il a grandi, dans une petite ville de Virginie non loin de Richmond, après dix ans d'absence (on apprendra plus tard pourquoi). 
Il est embauché comme adjoint au shérif dans ce comté où la seule radio captée diffuse « la parole rageuse de Dieu hurlée par un prédicateur furibond ».
Lorsqu'un incendie ravage l'une des maisons du comté, Will réussit à en sortir un cadavre visiblement assassiné, celui de Tom, un ami d'enfance.
Pris en train de fuir les lieux, un vieil homme, un voisin, un noir, est le suspect idéal : Zeke Hathom.
Pour compliquer les choses, Will l'adjoint du shérif a grandi jadis dans la famille de Zeke. Il cache même chez lui, le fils de Zeke, un jeune homme qui a plutôt mal tourné : ils sont tous deux « prisonniers d’un même passé ».
Quand Will doit annoncer la mort de Tom à sa mère Claudette, on tient là une scène particulièrement forte, lourde de tensions et de non-dits :
« [...] – Paraît que t’as arrêté Zeke Hathom. Fiston, t’as pas une dette envers cette famille ? 
– Il y avait des signes qui menaient jusqu’à Zeke, madame. 
– Qu’est-ce que t’y connais en signes ? Je vais te dire un truc : tu peux voir les signes, les signes peuvent être là, mais si tu sais pas les lire, ça sert à rien ni à personne. 
– On n’avait pas d’autre choix que de l’arrêter, persista Will. 
– C’est faux, et tu le sais. »
Quand à la scène de l'enterrement (enfin, le premier enterrement) de Tom, la victime  : « Alléluia ! », je vous laisse la surprise !
Pris entre les communautés noire et blanche, empêtré dans ses contradictions et l'histoire de sa propre famille, Will Seems qui « voulait croire que le passé ne déterminait pas forcément l’avenir », va devoir affronter les fantômes de son histoire ... Et ils sont nombreux : « une armée d'ombres ».
« [...] – Vous savez quoi, shérif ? Les preuves, c’est pas toujours le plus important. Y a aussi ce qu’on peut pas voir. Y a ce qu’on croit. La confiance dans la loi à cause de la justice qu’elle représente. »
Comme nul ne semble pressé d'innocenter Zeke Hathom et de dénicher le vrai coupable, les familles noires vont embaucher une enquêtrice venue de Richmond : Bennico Watts. 
Ce qui ne va pas vraiment arranger la situation déjà difficile de notre shérif adjoint Will Seems qui va devoir aller chercher la vérité au cœur des marais du Snakefoot.
« [...] – Le Snakefoot ?
– On appelle ça le marais du Snakefoot. En gros, c’est le trou du cul oublié au fin fond de ce comté oublié, un endroit où cohabitent des descendants d’esclaves évadés et le pire de la misère blanche. »

♥ On aime beaucoup :

 Ce premier roman de Henry Wise pointe une fois de plus le pêché originel, la maladie infantile des États-Unis : cet esclavage sudiste dont découle un racisme toujours profondément ancré dans le pays.
L'approche de Henry Wise est cependant un peu différente de celle de ses collègues : Wise s'intéresse moins au racisme proprement dit qu'à la malédiction qui pèse désormais sur les habitants, blancs comme noirs, de ces états du sud, ces états qui furent à la fois traîtres et patriotiques. 
En dépit de l'anachronisme, je pourrais même reprendre la prophétie du grand maître des Templiers, plutôt bien vue dans le contexte : « Soyez tous maudits jusqu'à la treizième génération de vos races ! ».
 Chacun des personnages est empêtré dans son passé comme dans la boue des marais de Virginie, sans pouvoir ni revenir sur ce qui a été fait, ni sur ce qui aurait dû l'être, ni même influer sur ce qui va sans doute arriver. Car c'est « que du malheur ici, dans le Snakefoot ».
« [...] C’est après moi que tu cours, ou après toi-même, pour ce que t’as fait ou que t’as pas fait ? »
 L'atmosphère de ce roman très sombre est donc lourde et pesante, d'autant que Henry Wise, qui est également poète à ses heures, y va de ses douloureuses envolées lyriques pour déplorer « la facilité qu’il y avait à détruire et la difficulté à faire pousser quelque chose. La justice ne pouvait remplacer les morts. Voilà ce que les gens n’avaient pas l’air de comprendre : la justice du présent ne rachetait pas les crimes du passé. »
Et cet esprit poète sait aussi faire naître de bien belles formules :
« [...] Le monde ne s’était jamais arrêté assez longtemps pour qu’il puisse y trouver sa place. »
« [...] Tu sais, je commence à me demander : si Dieu a fait l’homme à son image, est-ce qu’on ne devrait pas avoir peur de Dieu lui-même ? »
« [...] La plupart des femmes avaient en elles quelque chose qui rendait la divination possible, mais elles ne savaient tout simplement pas s’en servir. Il fallait un enseignement pour comprendre que c’était là, et de la sagesse pour s’en emparer, or les enseignants étaient rares et la sagesse difficile à atteindre. »
 Pour finir, qu'on me permette de citer l'éditeur Sonatine qui pointe exactement l'intérêt pour nous, de ces romans noirs étasuniens : « plus que toute autre, la terre du Sud cristallise ce qui fait des États-Unis un pays en crise : l’héritage colonialiste et les traces des traumatismes passés ; un fossé social et économique qui reproduit les injustices d’hier et les transmet de génération en génération ; les ravages de la violence et des drogues, autant de rappels que le rêve américain a bel et bien sombré corps et âme. »

Pour celles et ceux qui aiment le Sud.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 30 août 2025

Hiver à Sokcho (Élisa Shua Dusapin)


[...] Sokcho, une destination balnéaire.

En plein hiver dans une station balnéaire de Corée (du Sud) la brève rencontre d'un dessinateur français et d'une jeune coréenne. Ambiance douce et zen pour ce très court récit d'une amourette qui n'a pas eu lieu.

L'auteure, le livre (144 pages, 2016) :

Voilà une lecture pour le moins "internationale" : Élisa Shua Dusapin est né en 1992 d'un père français et d'une mère coréenne. Elle même partage sa vie entre la Suisse et la France !
En 2016, elle publie son premier roman, un succès, Hiver à Sokcho, récompensé par le prix Régine Deforges à Limoges en 2017 et qui a été adapté au cinéma en 2024 par Koya Kamura, un réalisateur ... franco-japonais !
Film et livre sont au programme du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025, ce qui motive cette année notre lecture tardive.

Le pitch et les personnages :

Un français Yan Kerrand, un normand, débarque en plein hiver dans un hôtel pas trop glamour de Sokcho, petite ville provinciale sur la côte nord-est de la Corée du Sud, tout près de la frontière avec celle du Nord. « Sokcho, une destination balnéaire. Qu’il soit prévenu, il n’y avait pas grand-chose à faire en hiver. Les clients étaient rares à cette période. » 
Kerrand est un bédéaste, un dessinateur, venu chercher inspiration et décors exotiques pour de futurs albums. Il trouve que Sokcho ressemble au « monde Playmobil » et voudra visiter les montagnes du Seoraksan et la DMZ (c'est tout de même la frontière la plus infranchissable de la planète et le plus ancien "mur" de notre époque éclairée).
La réceptionniste de l'hôtel est elle-même métissée (de père français) et son visage fait se retourner ses compatriotes sur son passage. Sa mère travaille comme poissonnière au port et voudrait voir sa fille de 25 ans déjà mariée. Maman sait préparer le fugu, ce fameux poisson aux viscères toxiques, « seule poissonnière de la ville à posséder la licence qui lui permettait d’en cuisiner, ma mère en préparait chaque fois qu’elle voulait briller ».

♥ On aime :

 Voilà un court récit, celui d'un arrêt sur image dans cette station balnéaire déserte. Tout est comme suspendu ici : la ville de mer entre deux saisons, le français entre deux avions ou deux albums, la coréenne entre deux amours. 
Une ambiance douce, rêveuse, zen, qui nous évoque les BD japonaises de Jiro Taniguchi ou Frédéric Boilet ou même peut-être le récent Jour de ressac de Maylis de Kerangal au Havre.
L'ambiance qui convient à cette très petite chronique d'une amourette qui n'a pas eu lieu.
Une carte postale, la photo d'une promenade sur une plage battue par les vents et la mer d'hiver.
 Une petite écriture sèche et factuelle (c'est elle qui raconte) qui laisse au lecteur tout le soin (et le plaisir) d'imaginer les sentiments au-delà des gestes.
Avec tout un tas de petites infos sur la vie coréenne, les bains, la chirurgie esthétique (« la chirurgie t’aiderait peut-être à trouver un meilleur emploi »), le froid de l'hiver, et bien entendu la cuisine, ...
En prime, quelques jolies pages sur le dessin puisque le héros est bédéaste.

Pour celles et ceux qui aiment la Corée.
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Livre lu dans le cadre du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025.

jeudi 28 août 2025

Chasseurs d'été (Soufiane Khaloua)


[...] J'aimerais vous parler du reste.

Un très beau récit de souvenirs d'enfance et d'adolescence, que l'on imagine en bonne partie autobiographiques. La prose de cet auteur est aussi lumineuse que ses personnages.

L'auteur, le livre (272 pages, août 2025) :

D'origine marocaine, Soufiane Khaloua (né en 1992) est professeur de français en région parisienne.
Chasseurs d'été est son second roman, après La Vallée des Lazhars paru en 2023 (pas lu ici).

Les personnages et le pitch :

L'adolescence d'un jeune d'origine marocaine, dans une petite ville non loin de la région parisienne.
Il vit avec sa mère, venue du Maroc, et sa sœur. Le père travaille au loin. Ils ont emménagé « dans le quartier Saint-Exupéry. C’était une partie de Bloignes coincée entre le chemin de fer et le canal. [...] On y avait construit tout un parc de logements sociaux. »
Avec ses amis d'enfance puis d'adolescence, il joue au foot sur la place de la mairie : ce sont « les derniers enfants de Bloignes ».
Et quand on leur demande ce qu'ils feront plus tard, ils répondent qu'ils veulent « devenir "chasseurs d’été", parce qu’il n’y a que cette saison qui vaille d’être vécue. On les questionna, ils expliquèrent : un chasseur d’été est quelqu’un qui change d’hémisphère en fonction des saisons. »

♥ On aime beaucoup :

 C'est un récit qui a beaucoup de points communs avec celui dont Ian Manook nous a régalés il y a peu avec Le pouilleux massacreur.
Une petite ville pas trop loin de la capitale, un milieu issu de l'immigration, les clivages sociaux, la transition compliquée vers l'âge adulte, le renoncement à l'une des meilleures époques de la vie, « et toutes les époques ont une fin : celle-ci eut lieu à l’approche de l’été. »
Tout comme Manook, Soufiane Khaloua a nourri son roman de souvenirs autobiographiques, les siens ou peut-être ceux de proches ou d'amis, et si Manook évoquait les années 60, la mémoire de Soufiane Khaloua ne remonte pas si loin, à la fin des années 90 et au tout début des années 2000, le tournant du siècle.
Le souvenir d'une petite bande de jeunes dont l'innocence va se trouver bouleversée par un drame qu'ils n'ont pas vu venir, une ombre qui va les suivre longtemps, épaissir entre eux le silence et les non-dits, jusqu'à ce qu'ils parviennent à enterrer ces mauvais souvenirs comme dans une capsule temporelle.
 Même s'il est bien sûr question d'enfance puis d'adolescence, le ton du récit est plutôt celui du souvenir ce qui permet à l'auteur d'adopter un juste équilibre, avec la bonne distance entre la fraîcheur naïve de l'enfant et le recul de l'adulte (et l'on devine bien sûr beaucoup de vécu dans ce qui nous est raconté).
Soufiane Khaloua a « cette capacité à voir les gens », une aptitude qui enveloppe ses propos d'intelligence et de bienveillance envers tous ses personnages, les plus lumineux comme les plus tourmentés.
L'auteur est aujourd'hui professeur en région parisienne et le lecteur se dit en refermant le livre, que ses élèves ont sans doute bien de la chance ...

Pour celles et ceux qui aiment les souvenirs nostalgiques.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 27 août 2025

Le débutant (Sergueï Lebedev)

[...] Le mal, je l’ai vu.


À l'image de l'Histoire russe, complexe et déconcertante, le récit de Lebedev met en scène trois âmes tourmentées, poursuivies par les fantômes du passé, dans une confrontation qui vient questionner les mystères du mal, de la science et de la morale.

L'auteur, le livre (224 pages, août 2025) :

Le russe Sergueï Lebedev est né en 1981: il n'a donc pas vraiment eu le temps de connaître l'URSS et grandira dans la Russie de Eltsine puis celle de Poutine. 
L'écrivain-journaliste vit désormais en Allemagne mais sa formation de géologue le pousse, dans ses romans, à sonder les profondeurs de l'Histoire pour comprendre les énigmes et la brutalité du stalinisme, fondations de la Russie d'aujourd'hui.
Lebedev s'est appuyé sur des archives déclassifiées d'anciens pays de l'Est (Lituanie, Ukraine, ...) ainsi que sur les mémoires de Vil Mirzayanov, un scientifique à l'origine du fameux poison Novitchok.
Hasard des calendriers, le bouquin de Lebedev est sorti en Russie quelques mois seulement après l'empoisonnement du dissident Alexeï Navalny ... par du Novitchok.
La traduction (russe) est signée Anne-Marie Tatsis-Botton et le bouquin est ré-édité pour la rentrée littéraire en petit format chez Libretto (il était paru en 2022 chez Noir et Blanc).

Le pitch et les personnages :

« Le débutant » c'est le nom d'un poison parfait, rapide, indétectable, conçu dans les labos soviétiques les plus secrets.
À la fin de la guerre froide, son inventeur, le chimiste Kalitine, est passé à l'ouest quand l'Empire vacillait sur ses bases.
Mais si le poison est intraçable, l'Histoire, elle, n'oublie jamais : vingt ans plus tard, le colonel Cherchniov est chargé d'éliminer le traître ... avec son propre poison.
Un prêtre dissident fera bientôt son apparition : Travniček. Il sera un peu la conscience des deux autres.

♥ On n'aime pas trop :

 La littérature russe a toujours pour nous un souffle, un rythme, un peu inhabituel, déroutant, et les personnages de Lebedev ont l'âme bien tourmentée. Leurs pensées, leurs introspections, semblent écrasées par le poids du passé, le fardeau de l'histoire. À l'image du pays peut-être. 
Et le roman enfile les digressions pour laisser s'exprimer tous ces souvenirs, ces rêves même, au risque parfois d'égarer le lecteur.
 Le poison aurait été mis au point dans une île secrète, enclavée dans le méandre d'un fleuve, un lieu fermé digne de Kafka.
« [...] J’ai nommé cela « la création au nom du mal », dit humblement Travniček. Et même : le problème de la création au nom du mal. »
Il y a du Docteur Frankenstein dans le chimiste Kalitine : sa "créature" (le poison Le Débutant) semble lui avoir échappé après lui avoir coûté son âme et peut-être plus encore.
Ce texte résonne comme une parfaite illustration de l'aphorisme de Rabelais qui nous prévenait déjà que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme ».
 La prose de Lebedev est à l'image de ses personnages torturés par leurs fantômes venus du passé : tourmentée, fiévreuse, troublée. 
La lecture demande un effort certain : on navigue entre les époques, entre les passés de chaque personnage et le texte prend souvent une tournure un peu mystique que l'arrivée du prêtre va faire monter d'un cran. 
Lebedev veut entraîner son lecteur dans le sillage tourmenté de ses personnages mais sans convaincre tout à fait et les amateurs d'espionnage seront sans doute désappointés car l'auteur s'intéresse moins à la traque du traître qu'à la confrontation des destinées des personnages, du passé et du présent, pour mieux explorer les thèmes du mal, de la science et de la morale.

Pour celles et ceux qui aiment la Russie.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Libretto (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 25 août 2025

Combustions (François Gagey)

[...] Il appartenait à un monde finissant.


Trois portraits, très parisiens, croqués juste avant la fin du monde sous les pluies radioactives : à l'heure où remontent les souvenirs, viennent les regrets et tombent les masques.

L'auteur, le livre (352 pages, août 2025) :

François Gagey fut diplômé de Sciences-Po puis consultant chez Deloitte avant de devenir avocat.
Combustions est son premier roman, truffé de références à la vie parisienne des beaux quartiers (où l'on apprend beaucoup de choses).

Les personnages et le pitch :

Trois amis-collègues ont délaissé les arrondissements chics de Paris pour randonner sur les sentiers côtiers du Cotentin, histoire de se recentrer comme on dit.
Pas de chance, l'EPR de Flamanville explose et empoisonne toute la région, façon Tchernobyl : les trois compères se retrouvent irradiés, isolés, confinés dans une région contaminée et désertée.
Ils ne peuvent s'échapper : « ils étaient trop irradiés, trop toxiques. Ils ne sont pas passés. »
Il y a là Paul, un banquier, un cadre de la finance parisienne qui se croit amateur d'art contemporain mais dont la famille part en sucette : le bonhomme, pas très sympathique, est en roue libre, « il était en train de tomber et la vérité d’un homme est dans sa chute ».
Il y a là Darko, un gars d'origine serbo-croate, il fut d'abord hooligan au PSG jusqu'au drame de Julien Quemener, avant de s'occuper du marketing d'une start-up de geeks et de se passionner pour les catacombes (Xavier Niel fut le parrain des cataphiles).
Le troisième larron, c'est Baptiste, collègue du banquier Paul, « jeune idéaliste apprenant le cynisme », c'est lui le narrateur, peut-être un avatar de l'auteur : il nous parlera de lui, un peu bien sûr, mais aussi de sa compagne Marine et d'une petite fille Andrea.

♥ On aime un peu :

 L'accident nucléaire n'est ici qu'un artifice, une astuce de scénario pour précipiter le monde et surtout les personnages vers une fin inéluctable. Une situation qui rappelle fortement celle imaginée il y a peu par Michael Mention : Combustions pourrait donc passer pour une version cool (?) du Sang Impur.
« [...] – Comment tu te sens ?
– Je ne sais pas, ça va. Il y a eu une pluie bizarre.
– Comment ça une pluie bizarre ? »
Cette fin annoncée est l'occasion pour maître Gagey de nous brosser trois portraits très parisiens et quand il trempe son pinceau dans le vitriol pour brocarder les travers de la riche élite germanopratine, l'avocat parisien sait de quoi il parle !
À l'approche de la fin programmée, on réalise enfin que 'la vie' n'était peut-être pas que sexe et argent. 
Alors les souvenirs remontent, les regrets se font plus vifs et les masques tombent. 
Au sens propre comme au figuré puisqu'avec la desquamation due à la radioactivité, paupières et lèvres partent en lambeaux.
 Le premier portrait sera celui du banquier Paul, un personnage cynique et franchement antipathique : visiblement, François Gagey a quelques comptes à régler avec des amis parisiens !
« [...] Tout le monde vous craint. On vous déteste, nous le petit peuple, vous et vos amis. Surtout depuis Macron. Ne vous en faites pas. Un jour on vous coupera la tête. C’est au programme. »
« [...] Il avait pris le parti de déballer ses problèmes et de s’en divertir. Il racontait au premier venu l’infidélité de sa femme, la trahison de ses enfants, son hypocondrie, ses nouvelles envies. Il était drôle, spirituel, obscène. ».
 Ensuite viendra Darko, le hooligan devenu cataphile. Un personnage un peu plus agréable que Paul, c'est pas difficile, dont les souvenirs et les regrets nous feront même voyager jusqu'au Brésil.
 La troisième partie du bouquin nous offre des visages multiples : celui de Baptiste bien sûr, troisième larron et narrateur, mais aussi celui de sa compagne Marine, une avocate pénaliste, « une vraie Parisienne de droite » avec qui il a vécu une relation complexe et enfin celui d'Andrea, la fille de Marine. 
François Gagey a laissé tomber le vitriol pour ces portraits émouvants peints dans une lumière douce, juste avant qu'elle ne s'éteigne, juste avant l'effondrement du monde.
 On l'a noté, c'est un premier roman mais il faut saluer la fluide élégance de la plume de l'auteur (même de la part d'un avocat, cela ne coulait pas d'évidence). La prose est limpide qui fait la part belle à l'ironie, souvent féroce, mais aussi à l'humanité des personnages que l'on jurerait vivants même s'ils ne sont pas tous aimables : le moteur à combustion de François Gagey carbure à l'humain.

Pour celles et ceux qui aiment les parisiens.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Albin-Michel (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 23 août 2025

Abena (Pierre Chavagné)


[...] C’est un foutu western.

Pierre Chavagné c'est le nature-writing à la française sur fond de survivalisme et Abena pourrait bien être la digne fille de "La femme Paradis".

L'auteur, le livre (264 pages, mars 2025) :

On avait découvert Pierre Chavagné avec La femme paradis en 2023, une lecture marquante qui nous a incités à suivre aujourd'hui sa nouvelle héroïne : Abena.

Le pitch et les personnages :

Chavagné nous emmène en montagne sur les traces de Kofi et Abena, deux jeunes érythréens qui tentent de franchir les Alpes, poursuivis par des chasseurs de migrants : « impossible de rebrousser chemin, des hommes les pourchassent ».
À près de 3.000 mètres d'altitude ils pourraient se croire seuls, perdus au milieu de nulle part. 
Il n'en est rien et les deux jeunes gens vont être pris en charge par d'autres exclus du monde, qui vivent en ermites tout là-haut.
Il y a là Jo, dite la Vieille, Rob son aveugle de mari, Caïn le taiseux et Pavel, leur plus "proche" voisin,  « un ancien soldat ukrainien ou biélorusse, elle n’a jamais vraiment su. Huit heures de crapahutage et trois cols à passer, a résumé Jo. »
Ils vivent là-haut, loin d'un monde qui semble partir en sucette : il y a des bruits et des rumeurs de guerre dans le monde d'en-bas, « des événements graves sont advenus dans le pays. L’État n’existe probablement plus »
Au plus près des sommets, des sommets qui seront toujours là bien longtemps après la fin de l'humanité, chacun apprend à « se dépouiller de ses réflexes, de ses souvenirs », à faire le «  désapprentissage de la modernité ».

♥ On aime :

 On retrouve ici l'empreinte forte des romans noirs de Pierre Chavagné, celle qui nous avait déjà marqués dans La femme paradis : un authentique nature-writing à la française, des personnages féminins puissants, quelques envolées éco-lyriques, un zeste de survivalisme et une pincée de mystères, le tout peint sur une toile de fond où l'on peut deviner la fin de notre monde perdu.
Abena est dédié à Cormac McCarthy, un hommage que l'on devine sincère car avec Chavagné également, notre monde s'éteint et une poignée de survivants tente de fuir cette fin inéluctable... ou simplement de terminer autrement. 
Et tout comme sur La route, seuls les plus jeunes seront porteurs d'un espoir de renouveau.
« [...] Que faisons-nous ici ?
Il s’absorbe dans une longue méditation et mûrit sa réponse : 
– Nous nous soignons de l’humanité. 
Ou bien : – Nous vivons la dernière aventure. »
 L'éclat de la neige et le soleil des montagnes cachent ici un roman noir bien sombre : « c'est un foutu western » nous dit même un des personnages de Chavagné dont le « but dans ce roman était de mettre en contact des gens de tous horizons qui ne se comprennent pas et n’ont pas les mêmes désirs et ambitions. La disparité et le dénuement de cette communauté permettent de mettre en relief l’absurdité de la vie ».
C'est sans doute ce qui explique pourquoi cette Abena n'a pas tout à fait la force de La femme paradis qui, elle, avait l'avantage de se focaliser sur un ou deux personnages. On pinaille.

Pour celles et ceux qui aiment la montagne.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le mot et le reste (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 22 août 2025

Les adversaires (Michael Crummey)


[...] - Ça va mal, ça va mal, murmura-t-elle.

Un récit truculent et plein de verve pour ce roman très noir : dans un petit village de pêcheurs de Terre Neuve au XIXe, l'affrontement terrible d'un frère et d'une sœur pour le contrôle du commerce et de la pêche.

L'auteur, le livre (368 pages, août 2025, 2023 en VO) :

Michael Crummey est un auteur canadien anglophone déjà bien connu chez lui.
Son roman Les adversaires était paru en 2024 chez Phébus et le voici ré-édité en petit format chez Libretto pour la rentrée littéraire 2025.

Le pitch et les personnages :

Mockbeggar, un petit village de pêcheurs, un simple poste de pêche, un « coin reculé du Royaume de Dieu », sur la côte Est de Terre-Neuve (aujourd'hui un quartier de Bonavista).
Au début du XIXe, c'est là que quelques colons protestants venus d'Angleterre, une poignée de catholiques irlandais et quelques austères quakers, affrontent une nature rude et sauvage dans l'espoir d'une bonne fortune ou l'oubli d'un sombre passé. 
Une terrible épidémie vient de décimer la petite communauté et de rebattre les cartes parmi ceux qui entendaient dominer le commerce de la région. Un frère et une sœur se retrouvent à la tête de deux compagnies de pêche concurrentes : la désormais riche Veuve Gaines, intrigante et manipulatrice, et le rustre Abe Strapp, violent et mal dégrossi.
« [...] – Tu souhaites ma mort, pas vrai ? demanda-t-il en lui jetant un sourire. 
– De tout mon cœur. 
– Moi, vois-tu, je souhaite pas la tienne, dit-il en se dirigeant vers la porte. Il posa une main dessus avant d’ajouter : J’espère que tu vivras longtemps. Et que chaque instant sera pour toi un tourment aussi noir que ce que tu vis maintenant. »
Mockbeggar va devenir le théâtre de leur affrontement et sur ce petit échiquier, les habitants ne sont que des pions manipulés par l'une ou par l'autre dans cette lutte incessante. Un plateau de jeu que les tempêtes, les flibustiers, les famines, les caprices de la mer ou les glaces du Labrador, viennent régulièrement renverser pour relancer la partie.
Leurs deux intendants, le sacristain Abraham Clinch pour Abe Strapp et Aubrey Picco pour la Veuve Caines, essaient tant bien que mal d'endiguer le chaos.
« [...] Le Sacristain ne tolérait pas les commérages au sein de son équipage, mais hors de portée de ses oreilles, le meurtre de Dallen Lambe et la noyade de Seamus Fleet le jour de la Saint-Patrick furent amplement commentés. Tout comme la Veuve Caines et l’accoutrement répréhensible qu’elle avait adopté depuis la mort de son mari, ainsi que le fléau sans pitié qui avait ravagé la côte et pris trois d’entre eux. En mettant bout à bout tous ces signes et ces épreuves, les marins en vinrent à la conclusion qu’ils assistaient probablement à la fin des temps dont il était question dans le Livre de l’Apocalypse. »

♥ On aime :

 Voilà un roman truculent, haut en couleur, plein de pittoresque et de vigueur. Le canadien est très en verve et sa faconde élégante manie la langue avec brio pour nous brosser une fresque digne des plus sombres naturalistes flamands : né à Terre-Neuve où il vit toujours, cet écrivain a des récits captivants à partager sur sa terre natale.
 Avec ce presque huis-clos (le lecteur ne quittera pas le village et ne prendra même pas la mer) l'auteur nous fait partager la vie de ces exilés qui affrontaient une nature rude et impitoyable, dans un lieu et une époque où il ne faisait pas vraiment bon vivre.
Michael Crummey a réussi à donner vie à une sacrée galerie de personnages d'où émerge l'énigmatique figure de la Veuve Caines, une femme qui s'habille en homme et pour laquelle le lecteur, partagé entre fascination et suspicion, hésite à prendre fait et cause, instinctivement poussé à se méfier d'elle autant que du diable en personne.
La prose éloquente et l'humour féroce cachent un roman très noir, où l'on ne sait trop si le chaos va naître de la folie des hommes ou de celle de la nature.

Pour celles et ceux qui aiment la pêche à la morue.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Libretto (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 20 août 2025

Les mouettes - Mission Iran (Thomas Cantaloube)


[...] Leur mission avait été bancale dès le départ.

Second épisode du feuilleton littéraire dérivé de la fameuse série tv Le Bureau des Légendes. Une aventure très réussie où Cantaloube, très documenté comme d'habitude, porte un regard un peu nouveau sur cet Iran qui est toujours, hélas, au cœur de l'actualité.

L'auteur, le livre (304 pages, août 2025) :

En 2024, les éditions Fleuve noir ont lancé une série littéraire, un spin off, dérivée de la fameuse série tv Le Bureau des Légendes et l'écriture en a été confiée au journaliste-écrivain Thomas Cantaloube que l'on connait déjà pour ses thrillers géopolitiques comme Requiem pour une République ou encore Frakas.
Le premier épisode s'intitulait Les mouettes - mission Lybie, et voici la suite avec Les mouettes - mission Iran.
Les mouettes, c'est le surnom de ces commandos de la DGSE qui sont chargés, en terres étrangères, des basses besognes de notre chère république.

Les personnages :

Comme dans toute bonne série, on va pouvoir retrouver nos personnages préférés.
Yannick Corsan, le héros, qu'on surnomme Icare (ça lui va bien, il est un peu tête brûlée), toujours en conflit avec sa hiérarchie depuis « ses récentes sorties de route en Serbie, au Sahel » et qui n'a jamais vraiment fait le deuil de la disparition un peu mystérieuse de son épouse, Clarisse.
Sa nouvelle chérie Mélanie, une « spécialiste rattachée à la direction technique », une droniste, qui ne fait pas partie des commandos mais va se trouver embarquée avec Corsan même si « la définition de son poste à la DGSE n’incluait pas le jogging nocturne en terrain hostile ».
Et puis bien sûr, les patrons du Service Action comme Marie-Jeanne Duthilleul (c'était Florence Loiret Caille à l'écran) ou Marcel Gaingouin (Patrick Ligardes). Les fans auront même la surprise de voir apparaître (sur le papier !) Phénomène, « l’espionne à la voix fluette », mais je n'en dis pas plus.

Le pitch :

À la fin de l'épisode précédent, on avait laissé le colonel Hector Feyder, un collègue de Corsan, en bien mauvaise posture à Alger : il avait été enlevé par des affreux.
La DGSE cherche tous azimuts dans quelles mauvaises mains il peut bien être retenu comme otage ...
Dans le même temps les nord-coréens sont en train de livrer aux iraniens de quoi faire voler leur future bombinette : le bouquin a sans doute écrit il y a plusieurs mois, mais l'actualité a bien vite rattrapé la fiction et ce dossier Iran est donc on ne peut plus actuel ! 
Alors que tout le monde s'affaire à retrouver l'otage Hector, les patrons tirent Corsan du placard où il était en punition et l'envoient avec quelques collègues intercepter le convoi coréen avant la frontière iranienne.
Bien entendu les lecteurs avisés savent bien que rien ne va se dérouler comme prévu et que Cantaloube nous a concocté un scénario aux petits oignons : « leur mission avait été bancale dès le départ : précipitée, hasardeuse et mal dirigée. Elle rejoindrait dans leurs archives les dizaines d’autres qui avaient été interrompues ou qui avaient tout bonnement échoué, parfois gravement, parfois sans dommages ».
Corsan serait-il en train de « en train de mener sa "mission de trop", celle qui lui échappait » ?
Et puis tout comme dans l'épisode précédent, la dernière page recèlera une petite surprise qui viendra relancer le suspense de cette série. Vivement la suite ! 

♥ On aime beaucoup :

 Voilà un épisode beaucoup plus réussi que le précédent où le lecteur peinait un peu à renouer avec la série, les différentes intrigues et les personnages : c'est un peu le problème des premiers épisodes, qui doivent à la fois relancer l'histoire et poser les bases de la nouvelle saison.
Depuis la mission Sahel, c'est chose faite, et dans cet épisode qui peut éventuellement se lire indépendamment du précédent,Thomas Cantaloube peut maintenant déployer tout son art dans une nouvelle région :  le Baloutchistan, "partagé" arbitrairement entre le Pakistan, l'Afghanistan et l'Iran. Le refrain est malheureusement connu : « on continuait à se battre sur tous les continents à cause de traits de crayon intempestifs dessinés sur des cartes un ou deux siècles auparavant par des aristocrates ou des diplomates, dont certains n’avaient jamais mis les pieds dans les lieux dont ils avaient la charge ».
Oui, on tient cette fois un excellent thriller d'action où les différentes intrigues (l'otage, le convoi iranien, le passé du héros, ...) s'imbriquent parfaitement. Le lecteur, bien calé dans son fauteuil, peut enfiler son treillis et lacer ses rangers en toute confiance, c'est parti pour une mission à haut risque !
 Mais on sait bien que Cantaloube n'est pas un auteur ordinaire de thrillers, même inspirés de l'actualité brûlante, c'est aussi un excellent pédagogue et il aura l'occasion ici de nous faire partager un point de vue original, un peu décalé et donc passionnant, sur l'Iran car « contrairement à ce que laissait entendre sa catégorisation en tant que pays du "Sud global", euphémisme bien-pensant remplaçant les concepts de "pays en développement" ou de "tiers-monde", l’Iran fonctionnait comme la plupart des nations développées ».
« [...] Nous savons tous très bien que, si les Iraniens veulent vraiment la bombe, ils l’auront. S’ils veulent vraiment des missiles performants, ils les construiront. Je n’ai aucune confiance ni aucune sympathie envers les mollahs qui gouvernent cette nation, mais on ne cesse de traiter l’Iran comme un pays du tiers-monde à moitié cinglé et marginal alors qu’il s’agit d’une grande puissance dotée de ressources économiques, militaires, commerciales, et surtout intellectuelles. On a affaire à des Perses dont l’histoire est aussi riche que celles des Romains et des Grecs. »

Pour celles et ceux qui aiment la géopolitique.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fleuve noir (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 18 août 2025

Les mandragores (Marius Degardin)


[...] - Encore en vie ?

Un premier roman percutant signé par un très jeune auteur : l'histoire d'une fratrie abandonnée par les parents. Marius Degardin ose se faire une place sur la scène littéraire.

L'auteur, le livre (312 pages, août 2025) :

On sait depuis Corneille, que la valeur n'attend pas le nombre des années. En voici encore la preuve avec ce premier roman Les mandragores, du très jeune (22 ans !) Marius Degardin.
Notre record était détenu à 23 ans par l'italien Matteo Porru avec La douleur fait naître l'hiver.
C'est toujours un grand plaisir et une grande satisfaction que de découvrir une nouvelle plume, une nouvelle voix qui, même noyée dans le bruyant tumulte d'une rentrée littéraire, reste assez forte pour se faire entendre et captiver l'attention de ses lecteurs.
L'an passé, les éditions Le Panseur nous avait proposé le premier roman de Bénédicte Dupré La Tour (Terres promises), une sacrée lecture, qui était monté sur notre podium 2024 et c'est encore une bonne pioche cette année avec ces Mandragores.
Les mandragores a été sélectionné cette année pour le Prix Fnac et le Prix Envoyé par la Poste.

Le pitch et les personnages :

Ce jeune auteur nous invite au restaurant à Paris, entre Bastille et République, un établissement à l'enseigne prometteuse « Amore e Gusto »
Mais ne salivez pas trop vite : le resto a été abandonné par les tenanciers italiens Silvio Cipriani et Giuletta Umiliani.
Abandonné, tout comme les quatre enfants qui vivotent dans le resto de leurs parents qui leur ont laissé « juste un grand vide au fond du bide ».
Et c'est donc l'histoire de cette fratrie, quatre enfants d'immigrés italiens, les quatre Cipriani littéralement abandonnés par leurs parents : « quelques photos, des lettres, un portefeuille troué avec quelques lires dedans, et un carnet. On avait plus que ça des parents. Ça et des souvenirs qu’on aurait préféré enterrer. ».
L’aîné c'est Primo, la colère incarnée, c'est lui qui organise tous les mois un « dîner de famille » où ils se retrouvent tous les quatre, pour boire plus que pour manger, peut-être parce que « c’est seulement quand on a le ventre rassasié qu’on sait si on est vraiment malheureux. ».
Piero, c'est l'aveugle qui picole et « il tapait fort dans l'éthanol ».
La fille c'est Chiara, une jeune sage-femme affligée d'un bec de lièvre ce qui lui donne parfois un « beau sourire vertical ». Elle, c'est une révoltée.
« [...] « Sages le jour, femmes la nuit » : c’était la devise qu’elles avaient brodé sur leur veste en cuir. Le collectif se retrouvait toujours en tête de cordon les jours de manif. Drapeau rouge sur l’épaule , foulard sur le nez et pavé dans la gueule des CRS, c’était le même refrain : ma sœur revenait toujours amochée de ses entrevues avec le pouvoir. »
Le petit dernier de la fratrie, c'est lui qui raconte. Il se fait appeler Benoît car il aime pas trop le prénom sous lequel il a été déclaré par son père : Benito ... en l'honneur du Duce.
« [...] Une fratrie d’Italiens qui pieute dans une brasserie de ritals en perdition, ça n’avait choqué personne dans le quartier. Une fois nos parents partis, on avait même gagné la pitié des concierges voisins. Ça se traduisait par des petits sourires et des invitations qu’on déclinait toujours en regrettant, le ventre vide, mais fiers. »

♥ On aime beaucoup :

 Ces quatre-là sont nés de parents plus que toxiques, délétères, dangereux, les mots ne sont pas assez forts, et ils ont vécu des histoires vraiment pas possibles. Et encore, j'ai pas mal édulcoré la présentation. 
Heureusement, le roman navigue bien au large de l'écueil du misérabilisme complaisant. 
Bien au contraire, c'est la rage qui domine ce récit. Une rage nourrie par une injustice implacable et une rage de (sur-)vivre et de s'en sortir, coûte que coûte. 
S'il fallait une référence, le ton serait un peu celui de L'enragé de Sorj Chalandon.
 La première partie du bouquin où Benito/Benoît nous présente sa fratrie est une véritable claque littéraire. Ça fuse de toutes parts et Marius Degardin tape fort à coups de bonnes formules sur le thème "familles, je vous hais".
« [...] Je farfouille dans les chips mais je trouve pas le goût que je cherche. Poulet, barbecue, moutarde, ils ont de tout mais pas « retrouvailles heureuses en famille ». Merde alors !
[...] Un curé en fin de carrière. Il a visiblement pas trop suivi l’histoire puisqu’il a parlé d’une famille aimante qui se retrouvera dans l’au-delà. Je suis bien content que ce dernier n’existe pas. »
Marius/Benito, « la rage au ventre et les tripes tordues », tape, cogne, comme un boxeur sur son sac de frappe, soufflant à grand bruit de han ! et de han ! qui viennent déranger quiétude et silence car chacun sait que « les histoires de famille ont la très mauvaise habitude de se consumer dans un odieux silence » .
Mais cette furie est aussi « une invitation au courage, le refus de la passivité angoissée ».
 Un peu plus loin, la furie devient folie furieuse, et au sens propre, puisque nous voici enfermés à Sainte-Anne : si le titre évoque la floraison des mandragores, c'est que les pendus ne sont pas bien loin.
Ce n'est qu'un premier roman et l'on sent là que Marius Degardin ne maîtrise pas toujours sa plume et se laisse parfois emporter par la véhémence de son personnage, et il y a de quoi.
 Au fond de nous, on préfère ne pas savoir ce que l'auteur partage avec ses personnages, mais visiblement Marius Degardin est quelqu'un qui a quelque chose à dire. 
Un premier roman percutant signé par un auteur bien jeune qu'il va falloir suivre de près.

Ce livre fait partie de la sélection du prix Envoyé par la Poste qui récompense les jeunes talents ayant transmis par voie postale leur manuscrit à un éditeur.
Il est également retenu dans la sélection du Prix Fnac 2025.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires de famille.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Le Panseur (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 8 août 2025

Ommegang 1930 (Weber et Liera)

[...] Vous vous prenez pour Rouletabille ?


Histoire belge : celle de la parade bruxelloise Ommegang de 1549, ressuscitée en 1930 et fêtée chaque été depuis. Un album historique et folklorique pour mieux connaître ce pays.

Les auteurs, l'album (55 pages, juin 2025) :

Voilà un album bien curieux que ce Ommegang 1930.
Le scénariste Patrick Weber est un historien belge, journaliste et romancier, déjà auteur de plusieurs BD historiques. 
Thomas Liera, fils d'un mineur italien, est un dessinateur formé aux US et en Italie.

Le contexte :

À Bruxelles en 1930, alors que la jeune Belgique s'apprête à fêter son centenaire, quelques passionnés se rassemblent autour de l'historien Albert Marinus pour ressusciter une parade médiévale, l'Ommegang (marcher autour), sur le modèle du fastueux Ommegang de 1549 qui avait été organisé en l'honneur de Charles Quint pour montrer à l'empereur la puissance économique et militaire de Bruxelles.
À l'époque de Charles Quint, la Belgique n'existait pas encore et Bruxelles faisait partie des Pays-Bas Espagnols.
Aujourd'hui, chaque année, l'Ommegang de Bruxelles a lieu en juillet et c'est une tradition folklorique reconnue comme Patrimoine culturel par l'Unesco.
Les auteurs de la BD nous font revivre cet authentique Ommegang de 1930 en imaginant une petite intrigue criminelle.

L'album :

Alors que l'Ommegang s'apprête à revivre en 1930, un des notables de la ville est transpercé d'un carreau d'arbalète. Est-ce que quelqu'un chercherait à saboter la renaissance de cette fête ?
Un jeune journaliste, Stanislas, une sorte de Rouletabille local, va mener l'enquête ... et nous faire visiter les coulisses du spectacle qui se prépare.
« [...] - Vous pensez à tout jeune homme ! À croire que vous avez l'habitude de vous occuper des meurtres et des cadavres. Vous nous inquiétez.
- Non, j'ai seulement couvert beaucoup de faits divers pour mon journal. C'est ma passion. »
« [...] Qui nous dit que vous êtes capable de résoudre ce mystère ? Vous vous prenez pour Rouletabille ? »
Mais les années 30 sont bien troubles et une société secrète semble prête à tout pour déstabiliser le pays et empêcher la renaissance de ces festivités nationales. En ces temps agités, il faut tout envisager : « anarchistes, fascistes, extrémistes » à moins que « la clé de ce mystère se trouve dans l'histoire » car la petite Belgique a toujours attiré la convoitise de ses grands voisins.

♥ On aime un peu :

 Amateurs d'intrigues policières et fans de Rouletabille, passez votre chemin ! L'intrigue criminelle n'est ici qu'un gentil prétexte pour nous faire visiter les coulisses de cette parade bruxelloise et nous faire partager les enjeux historiques autour de cette fête nationale belge.
Les auteurs nous apprennent ainsi beaucoup de choses sur la Belgique, une nation que l'on ne connait finalement pas si bien, et dont l'Histoire mouvementée fut celle d'un petit pays convoité par toutes les grandes puissances européennes.
 Les dessins de Thomas Liera font évidemment honneur à la fameuse ligne claire belge et la reconstitution est particulièrement soignée (vues de Bruxelles, costumes, ancrage historique, ...) : l'album a même été conçu en collaboration avec les organisateurs de l'Ommegang 2025. 
La BD est également assortie d'un dossier documentaire réalisé par le scénariste et historien Patrick Weber.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires belges.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Anspach (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 24 juillet 2025

Black Gospel (LF. Bollée, B. Beuzelin)


[...] « I have a dream ».

Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar socio-historique" peu commun mais franchement réussi.

Les auteurs, l'album (168 pages, juin 2025) :

Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La bombe atomique.
Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington. 
Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) !

Le contexte :

Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels.
On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ».
Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié.
Et la veille même du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US.
Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale.

Le canevas et les personnages :

En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King.
Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817.
L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63.
« [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... »
Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ».
Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé !
Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ?

♥ On aime :

 Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans. 
À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé.
 Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit.
Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
« [...] - Le tableau n'est pas vraiment joli, inspecteur ...
- On est à New York, rien n'y sera jamais joli, vous ne croyez pas ?
[...] Je me sens encore plus inutile qu'avant ... Est-ce qu'on est tous destinés à rater sa vie, tu crois ? »

Pour celles et ceux qui aiment les polars et l'Histoire.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Hachette/Robinson (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 19 juillet 2025

Il était une fois dans les Amériques (David Grann)


[...] Mettre en ordre le tumulte du monde.

David Grann nous emporte au Guatemala, à Cuba et en Amazonie pour trois récits un peu fous, aussi véridiques qu'étonnants.
Ces trois histoires fallait les dénicher, certes, mais encore fallait-il savoir les raconter, et c'est là tout le génie de David Grann.

L'auteur, le livre (496 pages, mai 2025, 2011 en VO) :

On ne présente plus David Grann, cet auteur de non-fiction dont la réputation est désormais bien établie et dont on a pu lire récemment :
La note américaine (dont est tiré le film de Scorcese) c'est lui, 
- l'épopée des Naufragés du Wager encore lui (et ce sera encore un film de Scorcese)
Et en 2010, il y avait déjà eu La cité perdue de Z (un livre paru en 2010 chez Laffont et dont est tiré encore un film !).
Nul doute que David Grann possède un don certain pour dénicher d'incroyables histoires vraies.
Et justement, voici une réédition qui combine plusieurs récits : deux courts récits, deux novellas comme on dit désormais, parus dans des journaux, Chronique d'un meurtre annoncé et Yankee Commandante, assortis du roman La cité perdue de Z
Trois histoires vraies où la réalité dépasse largement la fiction, trois fois Il était une fois dans Les Amériques, mais des Amériques qui ne sont pas celle de Trump puisque David Grann nous emmène au Guatemala, à Cuba et en Amazonie.

♥ On aime :

 Pour savoir à quel point la réalité dépasse souvent la fiction, il faut lire David Grann ! 
Un auteur qui fait dire à l'un de ses personnages « les mots étaient sa façon de mettre en ordre le tumulte du monde ».
 Si ces trois récits saisissants, aussi véridiques qu'étonnants, sont réunis dans ce florilège c'est parce qu'ils racontent trois histoires de têtes brûlées, trois destinées hors du commun, chacune flirtant avec l'imposture ou la mystification, des histoires de « gens ordinaires qui sont amenés à faire des choses extraordinaires ». Trois fin tragiques également.
Ces trois histoires fallait les dénicher, certes, mais encore fallait-il  savoir les raconter. C'est là où David Grann excelle à mettre en scène des faits véridiques comme s'il s'agissait de romans d'aventures, des individus authentiques comme s'il s'agissait de héros de fictions, tout cela sans jamais s'éloigner de la vérité vraie mais sans non plus tomber dans la biographie aride.
L'auteur avoue lui-même que « de temps en temps, je dois me répéter que tout, dans cette histoire, est vrai » et le lecteur doit lui-aussi se pincer - dis-moi que c'est pas vrai ! mais si ! - et reste pratiquement bouche bée en attendant le dénouement car, comme dans tout bon récit, chute il y aura !
Ce sont des « histoires qui vous mettent le “grappin” dessus », dixit David Grann en reprenant les mots de Henry Rider Haggard, l'auteur des Mines du roi Salomon.

Chronique d'un meurtre annoncé :

David Grann va nous faire découvrir un Guatemala effrayant. Un pays qui n'arrive pas à se remettre de trente ans de guerre civile (30 ans !), l'une des guerres les plus sales d'Amérique Latine, et c'est pas peu dire car ce fut longtemps la spécialité de ce continent.
Les anciens commandos para-militaires sont devenus des gangs mafieux et l'on assassine à tout va, et en toute impunité. Il faut même faire appel à un organisme de l'ONU pour rendre (difficilement) la justice !
« [...] En 2007, une étude menée conjointement par les Nations unies et la Banque mondiale classait le Guatemala au troisième rang des pays les plus meurtriers. Entre 2000 et 2009, le nombre des assassinats a progressé avec régularité, pour arriver au chiffre de six mille quatre cents. Le taux de meurtres était presque quatre fois supérieur à celui du Mexique. En 2009, on déclarait moins de pertes civiles dans la zone de guerre irakienne qu’on ne comptait de victimes de balles, de coups de couteau ou de tabassages à mort au Guatemala.On peut faire remonter les origines de cette violence à la guerre civile qui a opposé l’État et les rebelles de gauche, soit une lutte de trois décennies qui fut, entre 1960 et 1996, la plus sale des sales guerres de l’Amérique latine.
[...] Les cartels d’Amérique latine, qui subissent la pression des gouvernements colombien et mexicain, ont trouvé un sanctuaire idéal au Guatemala, et l’essentiel des cargaisons de cocaïne qui arrivent sur le territoire américain passe désormais par là. »
Voilà, le décor est posé !
En 2009, on assassine un homme d'affaires (la routine, jusque là tout va bien). 
Son meilleur ami, Rodrigo Rosenberg, est avocat et se met en tête (en tête folle) de faire la lumière sur cet assassinat. Et il est bientôt assassiné à son tour. Ok, jusque là ...
Mais en prévision de son enterrement prochain, Rosenberg fait diffuser une vidéo, un « J’accuse posthume », où il accuse le Président Alvaro Colom, son épouse Sandra Colom - « une politicienne influente souvent comparée à Eva Perón, et qui aspire à la succession de son mari » - ainsi qu'un de leurs proches, d'avoir commandité son assassinat ! Le gouvernement est à deux doigts de sauter ! On appelle l'ONU et les US à la rescousse.
C'est Carlos Castresana, un juge mandaté par l'ONU, qui va tenter de faire la lumière sur cette incroyable mais véridique affaire qui va faire le régal des amateurs de complots, de complot dans le complot, etc ...
À tel point que « devant un reporter, Castresana a comparé l’affaire Rosenberg à “un roman de John Grisham, mais en vrai” ». Qui dit mieux ?

Yankee Commandante :

Peu de lecteurs sans doute savent « qui était William Alexander Morgan » et encore moins « pour qui il travaillait ».
L'américain Morgan qui « ressemblait au personnage d’un récit d’Ernest Hemingway » et qui débarqua à Cuba en même temps que Castro et le Che « était-il un agent dormant des Soviétiques ? Un agent de la CIA sous couverture ? Ou encore un agent ayant décidé de faire cavalier seul ? [...] Il resta pour toujours secret, comme un code impossible à déchiffrer. »
Le Commandante Morgan fut soldat au Japon, déserteur, époux (3 ou 4 fois), mafieux, guérillero, cracheur de feu, éleveur de grenouilles, et j'en passe ! 
Et s'il nous intéresse ici c'est parce qu'il fut plus ou moins agent double ou triple entre les US et le régime castriste, d'ailleurs « le régime de Batista avait mis sa tête à prix pour vingt mille dollars – ils le voulaient “mort ou vif” ». Bientôt, les enchères vont encore monter, jusqu'à « mettre la tête de Morgan à prix pour un demi-million de dollars ».
Bon, le type était un peu flou, un véritable mystère ambulant, à tel point que même la CIA et le FBI peinaient à le cerner, et cette affaire en porte donc les stigmates, elle est un petit peu moins prenante que celle du Guatémaltèque.
Mais c'est surtout un éclairage passionnant de la révolution cubaine, un point de vue décalé, une vue de l'intérieur qui nous en apprend beaucoup. Et puis la fin, l'épilogue en quelque sorte, est aussi une belle histoire d'amour entre deux idéalistes broyés par la mécanique infernale de l'Histoire, celle avec un grand "H".

La cité perdue de Z :

Cet incroyable récit d'aventures, soigneusement documenté, va nous faire revivre « la plus mystérieuse exploration du XXe siècle » au cours de laquelle « des explorateurs ont tout sacrifié, et jusqu’à leur vie même, pour localiser la cité de Z ».
Tout commence avec « le colonel Percy Harrison Fawcet, le dernier des grands explorateurs victoriens, le “David Livingstone de l’Amazonie” ».
Percy Fawcet ira se perdre en 1925 dans la région du Haut-Xingu, un affluent de l'Amazone, à une époque où « la jungle amazonienne demeur[ait] aussi mystérieuse que la face cachée de la Lune ».
Au fil de nombreuses années et autant d'expéditions dans la forêt vierge amazonienne, Percy Fawcet attrapera, non pas des maladies tropicales (il semblait immunisé et invincible), mais une bonne part de cette « colère de dieu », tel un Aguirre non violent mais tout aussi follement obsédé par son propre El Dorado.
Ce roman est même une expédition à tiroirs, une véritable mise en abyme, puisque l'on va suivre les traces du colonel bien sûr, mais aussi les traces de quelques unes des expéditions qui s'ensuivirent pour percer et le mystère de sa disparition et le mystère de la fameuse cité, et enfin les traces de David Grann lui-même qui, tout bobo qu'il est de Brooklyn, va tout de même se rendre dans le Haut-Xingu jusqu'au village kakapalo où l'on a perdu la trace de Percy Fawcet !
Contrairement à la plupart ses autres récits, David Grann va déroger à sa règle sacrée et mettre "un peu de lui-même" dans son bouquin et même nous gratifier d'un savoureux auto-portrait. Cela nous rend le récit plus humain et plus accessible, en venant pondérer un peu la folie surhumaine d'un explorateur comme Percy Fawcet.
David Grann est un modèle de minutie et d'exhaustivité, manquant de peu de se retrouver parmi « ces biographes qui sont dévorés par leur sujet », et après ce long récit, il ne restera plus à l'auteur et à son lecteur qu'à « imagin[er] une fin là où il n’en existait aucune » comme tant d'autres avant eux : Tintin et l'oreille cassée, Bob Morane, ou même Indiana Jones, pour ne citer que ces quelques références.
Car « la forêt seule sait tout » ...

Pour celles et ceux qui aiment quand la réalité dépasse la fiction.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Sous-Sol (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

dimanche 13 juillet 2025

Rentrée littéraire 2025

 

Voici quelques unes des lectures qui nous attendent dans la Rentrée littéraire Automne 2025 
... et dont je vous reparlerai bientôt !


jeudi 10 juillet 2025

Sombre lagune (Antoine Glaser)


[...] Le "petit barbouze français".

Une petite histoire d'espionnage sans autre prétention que celle de nous faire découvrir quelques uns des nouveaux enjeux géopolitiques de la Côte d'Ivoire.

L'auteur, le livre (252 pages, mars 2025) :

Antoine Glaser (né en 1947) est un journaliste, ancien directeur de rédaction de la revue Africa Intelligence, qui connait parfaitement l'Afrique depuis de nombreuses années.
Après avoir rédigé plusieurs ouvrages très sérieux sur la présence française sur ce continent [clic], il se lance, pour notre plus grand plaisir, dans l'écriture de romans, et même de thrillers d'espionnage.

Les personnages et le canevas :

Le héros c'est Paul Mercier, qu'Antoine Glaser a chargé de nous faire visiter Abidjan.
Un apprenti espion qui voulait faire comme papa, mais qui n'a jamais vraiment réussi à intégrer les rangs du Renseignement Français et qui bosse plus ou moins en solo pour l'ambassade française.
Le voici donc « honorable correspondant de la DGSE à Abidjan. Mercier père avait ainsi fait valoir la connaissance intime que son fils avait de la Côte d’Ivoire et de ses milieux de pouvoir ».
Sa couverture : « représentant en vins de Bordeaux, sa ville de naissance ».
Paul c'est « le "petit barbouze français", comme il sait qu’il est surnommé » et son matricule, s'il en avait un, serait plus proche de 117 que de 007.
Même s'il n'est qu'à moitié espion, Paul Mercier a visiblement fourré son nez là où il ne fallait pas et découvert des trafics beaucoup plus gros que lui : on va le retrouver à moitié mort dans son appartement, victime d'une tentative d'empoisonnement.  
Mais Paul Mercier s'entête, l'avertissement n'a pas suffit et il décide de mettre à nouveau sa tête dans la gueule du loup, il utilise même ses relations, ses ami(e)s. Dangereux le type : certains de ses amis vont se retrouver en sale état au fond de la sombre lagune. Et bien sûr, il n'écoute pas, il s'entête.
« [...] Je ferai tout pour retrouver ses assassins et la venger.
[...] Il sait qu’il va s’engager dans un combat à mort contre ceux qui ont tué ses amis. » 

♥ On aime :

 Disons le tout de go, Antoine Glaser n'est pas le nouveau John Le Carré. Il n'avait d'ailleurs pas cette prétention, bien entendu, avec ce premier roman dont la prose reste très basique. 
Son héros, Paul Mercier, est un peu flou, quelque part entre le dilettante et la tête brûlée, et il est difficile pour le lecteur de prendre fait et cause pour cet espion amateur, dans tous les sens du mot.
Et on n'a pas trouvé ni l'humour, ni le second degré, qui auraient pu sauver la partie.
 Bon ok, c'est pas le thriller de l'année, mais on s'en doutait un peu et c'était pas vraiment ce qu'on cherchait. Non, ce qui nous attirait, c'est qu'Antoine Glaser connait parfaitement la Côte d'Ivoire et ses nouveaux enjeux.
Il porte un regard résolument actuel sur une Françafrique qui a considérablement changé depuis l'époque de Jacques Foccart.
Pendant que la France se fait secouer aux quatre coins de l'Afrique, que son influence s'érode partout, Antoine Glaser va nous dévoiler quelques secrets bien gardés de « ce pays, longtemps le plus français d’Afrique ».
À commencer par la forte présence des libanais : « la communauté libanaise était ici chez elle avant même les indépendances. À Beyrouth, on trouve une "avenue d’Abidjan" ».
Trafic de drogue, corruption, blanchiment d'argent, trafic d'armes, la totale.
Et qui dit Liban, dit Hezbollah. Et qui dit Hezbollah dit services de renseignement israéliens avec « les gars du Mossad, toujours inquiets des relations des Ivoiriens avec le Hezbollah libanais ».
Alors finalement oui, on va le suivre cet improbable Paul Mercier, pour essayer de comprendre « quels peuvent donc être les liens secrets entre ces chiites ivoiro-libanais proches du Hezbollah, les sbires du ministre ivoirien de l’Intérieur, et des trafiquants de drogue ».

Pour celles et ceux qui aiment l'Afrique.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Fayard (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.