mercredi 5 novembre 2025

Rockabilly (Rodolphe et Dubois)

[...] Tu prends un flingue ou une guitare.


L'Amérique rurale et profonde, celle de Steinbeck ou de Faulkner, où il ne fait pas bon vivre mais où, dans les années 50, le rock'n roll apporte quelques lueurs d'espoir. Le "nature-writing" des Appalaches en images.

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Les auteurs, l'album (104 pages, septembre 2025) :

Au scénario, le prolixe Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) que l'on vient de croiser récemment sur Pump et qui lorgne souvent du côté de l'ouest et qui est fan de rock'n roll (il a même écrit un livre sur les artistes des années 50). 
On apprécie pas toujours ses histoires mais ici, il a parfaitement réussi son coup.
Aux pinceaux (c'est le cas de le dire, les planches sont réalisées en couleurs directes), on découvre le jurassien Christophe Dubois.
Avec l'un des personnages de cet album, les deux compères partagent une même passion : la guitare.

Le canevas et les personnages :

Dans les années 50, un petit village au pied des Appalaches : Barbie (un joli brin de fille) débarque à Hazard après avoir marié Bram, un gars du coin.
« - Hazard, c'est le trou du cul du monde ! Enfin, du monde civilisé ...
C'est nulle part, c'est chaud, c'est moche, il s'y passe jamais rien !
Dis, je peux te poser une question ?
Pourquoi t'es venue te paumer chez nous ?
- Parce que d'où je viens, c'est encore pire. »
Il y a donc à la ferme des Wayne :
  • Le mari « Bram, le bras protecteur et le sourire niais, couvant sa nouvelle acquisition façon heureux propriétaire ».
  • Hank, celui qui est venu chercher Barbie à la gare, qui gratte un peu sa guitare pour jouer « un peu de tout : Jimmie Rodgers, Hank Williams ... du rock'n roll aussi ». Bref, tout ce qui plait bien à Barbie.
  • Le père « balançant à la môme un maximum d'histoires salaces soulignées de regards lubriques ».
  • L'autre frère Eddie « faisant son numéro de beau ténébreux : oeil de velours et sourire entendu ».  
  • Et le plus jeune Zach, toujours prêt à « plonger sous la table et zyeuter sous les jupes de la belle ».
Avec la jeune Evy, mutique et sujette à des crises hystériques, vous avez là toute la famille Wayne (la mère est partie, dit-on) : selon le toubib local, « dans le coin, ils sont tous assez bizarres, mais ceux-là ont le pompon ! ».
Si on ajoute que la famille Wayne est régulièrement visitée par les gens du shérif et même les agents du FBI pour ses divers petits trafics, on pourrait penser que tous les ingrédients d'un roman bien noir sont alors réunis. Et on aurait bien raison ... 
Mais « on était ni au bout de nos surprises, ni de nos peines ! ».
Dans ce village perdu de fermiers « quand t'en peux plus, tu prends un flingue ou une guitare »
Rodolphe et Dubois ont choisi pour nous : ce sera la guitare.

♥ On aime :

 Barbie est trop jolie et Hank le beau-frère trop sympa, ...
Oui, l'histoire est plutôt simple mais cette simplicité apparente en fait ici toute sa force et sa réussite. 
Barbie et Hank deviennent vite attachants et les personnages de la famille Wayne sont suffisamment complexes pour ne pas tomber dans la caricature. 
Et puis ce refrain, cette belle idée, comme quoi la guitare, le rock'n roll, viendra peut-être vous sortir d'une bien vilaine ornière. 
Oui, la musique adoucit les mœurs et il fallait bien cette bouffée d'air frais, pour le lecteur comme pour les personnages, dans cette campagne qui suffoque sous la détresse, la chaleur et la misère.
Les Appalaches sont une région qui a inspiré le nature-writing de nombreux auteurs (Chris OffutRon Rash, ... ) : un style qu'il n'est pas fréquent de "voir" en images. 
 L'illustration de Dubois est superbe, avec de beaux contrastes de lumière, des cadrages serrés sur les visages et des vues larges sur le paysage rural.
Et puis bien sûr, il y a la sensualité de Barbie qui illumine de nombreuses cases car elle est de presque toutes les planches : un beau portrait de dame.


Pour celles et ceux qui aiment le rockabilly.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 3 novembre 2025

L'odeur de la sardine (Serge Raffy)

[...] Les trompettes-de-la-mort t’attendent.


Un curieux roman entre policier et histoire, qui prend la Guerre d'Algérie comme toile de fond. Un récit de souvenirs et de mémoires, un récit chargé d'amertume où planent de nombreux fantômes car cette période est celle d'une "histoire mal ficelée, mal réglée".

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L'auteur, le livre (304 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Serge Raffy (Le Nouvel Obs, ...) connait bien les dessous de la République : il est l'auteur de plusieurs documents et romans sur nos personnalités politiques, de Defferre à Hollande.
Dans son avant-propos, il précise que L'odeur de la sardine est « un conte de faits », jolie formule pour nous dire que « la réalité est souvent bien plus extraordinaire que la fiction ».
Pour nous dire que « entre le vrai et le faux, ne cherchez pas à faire le tri. Ceci n’est donc pas un roman vrai. Seulement un vrai roman. »
Un vrai roman qui évoque la Guerre d'Algérie, une fois de plus oui, car « soixante ans après, cette tragédie pèse toujours sur les consciences » et les plaies ouvertes depuis le massacre de Sétif ne sont toujours pas toutes refermées, loin s'en faut.
Et ce n'est pas le texte récemment voté par notre Assemblée Nationale qui va me contredire ...

Le pitch et les personnages :

Charles Bayard, 85 ans, est assassiné un soir sur les quais de Seine. « Une seule balle dans la nuque. Du travail de professionnel ».
C'était un ancien officier, un « homme de l'ombre » et un « indécrottable gaulliste » à la « réputation sulfureuse, celle d’un grand flic flibustier, au parcours mêlant gloire et coups tordus. Il avait traversé toutes les présidences de la Cinquième République, en laissant toujours derrière lui un goût de mystère. Et une tonne de secrets ».
Julien Sarda, 63 ans à deux pas de la retraite, prend la tête du groupe d'investigation, une cellule des « enquêtes réservées »
L'enquête va révéler rapidement que Bayard était en relation étroite avec un journaliste, Sébastien Rochas, pour rédiger ses mémoires. 
A-t-on voulu faire taire un vieil officier devenu trop bavard parce qu'était venu le temps des remords ?

♥ On aime :

 Le roman est un curieux mélange de roman policier, d'écrit journalistique et de souvenirs historiques. 
Les amateurs d'Histoire avec un grand H seront peut-être désappointés : ce n'est pas un livre sur la Guerre d'Algérie d'où n'émergent que quelques événements et personnalités ayant marqué la mémoire des personnages du livre. 
Le journaliste Serge Raffy n'a pas écrit un document sur ces événements et renvoie d'ailleurs plusieurs fois aux grands auteurs qui ont écrit sur cette guerre, comme Benjamin Stora ou même Jacques Ferrandez (celui de la BD).
Les fans de polars seront peut-être déroutés eux aussi : le groupe d'investigation est assez pâlot, seul en émerge le personnage de Sarda et « cette enquête n’en [finit] pas de promener l’équipe Sarda dans les méandres de l’histoire coloniale ».
Ces tours et détours vont masquer une fin plutôt surprenante, inhabituelle mais bien dans le ton désenchanté du roman.
 Ce récit est plutôt un livre de souvenirs, de mémoires : les fantômes planent sur la plaine de la Mitidja, la Petite Californie, où s'installèrent dès le seizième siècle les juifs andalous fuyant l'Espagne, bien avant la colonisation française. 
Le fantôme d'un professeur progressiste, Alain Obadia, qui enseignait au lycée français de Blida et qui a rejoint, dit-on, le maquis des nationalistes algériens.
Les fantômes de l'extrême-droite et même le trésor de guerre fantôme de l'OAS. 
Le fantôme de « Jean-Jacques Susini. Fondateur de l’OAS, inspirateur de l’attentat manqué contre le Général, en 1964 »
 Entre quelques digressions érudites où l'auteur fait mine de s'égarer, le lecteur pourra apercevoir au loin les fantômes des réfugiés espagnols venus par la Cerdagne ou même celui du peintre Francisco de Goya qui cherche toujours son crâne, comme Hamlet celui de Yorick.
 Shakespeare dirait peut-être qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Méditerranée où l'atmosphère est sombre et les souvenirs chargés d'amertume : « l'affaire Bayard nous plonge dans un bain saumâtre, dans une histoire mal ficelée, mal réglée .»
Serge Raffy appuie là où ça fait mal et regrette que notre pays ait manqué l'occasion « d’une grande réconciliation fraternelle entre les deux nations » comme ce fut le cas après d'autres conflits par exemple.
Il pointe l'incapacité de notre pays à intégrer cette "salle guerre" à son histoire. 
Pour beaucoup, « il fallait oublier, passer à autre chose. [...] Tous prétendaient que, soixante ans après, il y avait prescription, que la page avait été tournée », mais ils se trompent lourdement car « une nation est un être vivant dont le passé est une richesse, même quand ce passé vous embrume l’âme et vous déchire. Le refouler était la pire des erreurs. »
Et notre actualité législative semble bien, hélas, donner raison à Serge Raffy ...

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et Netgalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 31 octobre 2025

Gangnam (Ian Manook)

[...] L'enlèvement c'est un sport national.


Ian Manook met le cap vers le pays du matin calme pour une nouvelle série policière avec l'inspecteur Gangnam. La balade est aussi réjouissante que dépaysante. Coup de cœur pour ce divertissement aux personnages attachants, truffé d'humour et parcouru d'instants de grâce.

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L'auteur, le livre (448 pages, octobre 2025) :

On connait bien ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au bonnet de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Cette fois il nous emmène dans un voyage en Corée avec ce qui pourrait bien être une nouvelle série, celle des enquêtes de l'inspecteur Gangnam.
Gangnam c'est un quartier chic de Séoul, devenu célèbre grâce à la fameuse chanson Gangnam Style, « succès planétaire du rappeur Psy »

Le pitch et les personnages :

Manook s'y entend pour nous dessiner des personnages amusants, intéressants mais surtout très attachants.
Par ordre d'apparition à l'écran (car c'est du grand cinéma) : 
  • Verneuil, touriste français, un flic retraité qui écrit désormais des romans policiers, un joli prétexte pour truffer le récit de pointes d'humour d'écrivain. « Il a l'air sympa mais c'est un écrivain, ces types-là sont biscornus de la tête, surtout les auteurs de polar ».
  • Mado : sa femme qui vient de se faire enlever par des voyous coréens car là-bas « l'enlèvement c'est presque un sport national » pour les mafieux avides d'une belle rançon.
  • Lee Min-ho dit Gangnam : un flic en rupture de ban à l'histoire mouvementée, un « homme tranquille et fatigué », c'est lui qui va aider Verneuil à retrouver son épouse mais il est affligé du même patronyme que le très célèbre acteur Lee Min-ho d'où une belle série de running-gags de la part de ses compatriotes
  • Chin-sun : une jeune fliquette surdouée aux allures d'Hello Kitty qui va être chargée de l'enquête officielle.
Heureusement pour Verneuil et le lecteur, Gangnam parle français :
« - J'ai été marié à une française, Gabrielle. Elle était de La Rochelle. J'ai appris avec elle. Pendant cinq ans. Cinq ans, trois mois et quatre jours, pour être précis. Elle est partie il y a deux ans avec un Chinois. Et de Taïwan en plus ! Vous croyez ça, vous ? »
Quant à Chin-sun, elle arrive toujours « fringuée façon manga ».
« - C'est vraiment elle qui va s'occuper de nous ?
Verneuil lui donne dix-huit ans. Cheveux courts à la garçonne, une frange en travers du front, jeans moulants et baskets blanches, rubans porte-bonheur à un poignet, montre Samsung Galaxy connectée à l'autre, Park Chin-sun est une gamine. La plus jeune recrue du commissariat à n'en pas douter. Une stagiaire peut-être bien. 
[...] Difficile de croire , dans son sweat-shirt fluo floqué d'une tête de dinosaure orange et joufflu, débarquant d'une Fiat 500 jaune poussin, qu'elle est l'inspectrice chargée d'enquête de la police de Séoul ».
C'est en compagnie de cet équipage improbable, « un ex-flic ripou et une fliquette déguisée en cosplay », que nous allons essayer de sauver Mado de la pègre coréenne.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Manook n'est bien sûr pas plus coréen que vous ou moi mais il s'y entend pour nous composer une ambiance vraiment dépaysante, certes pleine de cartes postales et de clichés stéréotypés, mais tout cela est aussi très étayé et soigneusement documenté. 
Même ses mafieux, ses dragons de papier, sont un hommage aux films coréens hyper-violents que l'on apprécie tant !
On apprendra donc plein de choses sur Séoul et la socio-culture coréenne.
De la météo à l'urbanisation, avec passage obligé par le rayon cuisine, le lecteur va découvrir la Corée du Sud sans quitter le confort de son chez soi.
Un pays où l'on peut s'organiser de fausses funérailles dans un vrai cercueil, histoire de mieux apprécier la vie ensuite (à essayer sûrement ?) ou même se condamner soi-même à être enfermé dans une fausse prison pendant quelques jours pour se recentrer et se retrouver.
Et puis cette manie de s'asperger d'eau dans les salles de bain : « cette façon de s'envoyer des brassées d'eau au visage et sur le torse, depuis les robinet ouvert en grand ». « Ce pays, expliquait alors Gangnam, a reçu son bonheur de l'eau et des montagnes ».
Et l'auteur n'oublie pas de nous rappeler que ce pays coupé en deux a connu des matins pas si calmes pendant la dictature des années 60-70.
 L'intrigue va également nous immerger dans l'univers de cette fameuse K-Pop (Korean pop), un mastodonte de l'industrie du spectacle qui génère ou blanchit des milliards et qui a submergé les palmarès mondiaux, tout comme les voitures ou les machines à laver coréennes ont conquis nos foyers. 
Fort heureusement on n'est pas obligé d'actualiser sa play-liste mais il faut découvrir ce milieu étonnant.
 La prose de Manook est toujours un délice : c'est fluide, divertissant, plaisant, truffé d'un humour subtil, et cette exploration du Pays des matins pas si calmes est un véritable festival et, thriller coréen oblige, les services du procureur vont tout de même dénombrer près de trois cent victimes avant la dernière page.
« Comment tout cela est-il possible ? Comment un tel enchaînement a-t-il pu conduire à un tel drame ? »
Si côté polar on savoure avec grand plaisir cet agréable et dépaysant divertissement, le coup de cœur va venir de notre attachement aux personnages soigneusement dessinés (on n'a pas tout dit sur le passé de Chin-sun ou celui de Gangnam) et surtout des surprenants moments de poésie, véritables instants de grâce, que l'auteur arrive à glisser dans son intrigue trépidante.
Comme cette interrogatoire en traduction simultanée sur les paroles de Mistral Gagnant, la chanson de Renaud (savoureux !).
Ou encore les instants passés sur l'île de Jeju en compagnie des haenyo, ces plongeuses en apnée d'une coopérative matriarcale de pêcheuses de fruits de mer. Ces coréennes sont l'équivalent des ama japonaises que l'on avait découvert récemment avec le photographe Uraguchi Kusukazu.

Le livre refermé, on se rend compte qu'un peu de nous est resté en Corée : de quoi nous donner l'envie d'aller faire un tour à Séoul en attendant la suite des aventures de Gangnam ...

Pour celles et ceux qui aiment le pays du matin calme.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Flammarion (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 29 octobre 2025

Un jour, ça finira mal (Valentin Gendrot)

[...] Les signaux faibles du drame.


En 2021, Jérôme a tué Magali à coups de batte de base-ball.
Le meurtrier se suicidera avant son procès et c'est Valentin Gendrot qui va nous faire le récit (incroyable) de l'histoire vraie de son cousin Jérôme.

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L'auteur, le livre (320 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Valentin Gendrot cède à son tour aux sirènes de la mouvance littéraire française d'aujourd'hui qui veut qu'un bon auteur écrive sur sa vie, sa mère, son père, sa famille.
Mais après la lecture de son récit, il y aura largement de quoi lui pardonner d'avoir écrit sur son cousin : Un jour, ça finira mal est sous-titré Jérôme a tué Magali car il faut bien appeler un chat, un chat et un féminicide, un meurtre.

Le pitch et les personnages :

Ce n'est pas vraiment un pitch ni même un résumé, plutôt une brève d'actualités [clic] ...
En février 2021 près de Rennes, Magali Blandin, mère de quatre enfants, est tuée à coups de batte de base-ball par son mari Jérôme Gaillard, parce qu’elle l’avait quitté.
Jusque là ..., mais c'est pas tout.
Les parents de Jérôme, Jean et Monique, avaient prêté une belle somme d'argent à leur fils pour acheter les services d'un petit gang de géorgiens. Les voyous sont partis avec le fric et le pauvre Jérôme a dû s'occuper lui-même de Magali.
Jusque là ..., mais c'est toujours pas fini.
Jérôme va se suicider en prison avant son procès.
Ses parents, inculpés comme complices, vont également se suicider rapidement. Il n'y aura donc pas de procès.
Et si ça ne vous suffit toujours pas, sachez également que Franck, le frère de Jérôme, second fils de Jean et Monique, s'était suicidé lui aussi quelques années auparavant : poussé à bout parce que sa chérie le quittait (faut dire qu'il la cognait un peu aussi).
De la famille Gaillard, deux parents, deux frères, il ne reste donc plus personne.
Si c'est pas une famille dysfonctionnelle ça !
S'il ne s'agissait pas d'une histoire 100% vraie, on aurait pu se dire que Valentin Gendrot poussait vraiment le bouchon un peu loin et en faisait un peu trop.
Son éditeur avait même quelques appréhensions : « Éviter les additions d’horreurs, un conseil de mon éditrice. Je le note, promets d’essayer. »
Mais non, les faits, rien que les faits : Monique était la sœur de son père, Franck et Jérôme ses cousins, l'écrivain se contente de raconter l'histoire d'une branche de sa famille, « la branche pourrie de [son] arbre généalogique. » 
« Mon grand- père cognait ma grand- mère. Jean cognait Monique. Franck cognait sa femme. Jérôme a tué Magali.
[...] Une longue liste de violences conjugales, un terme souvent mal choisi car il devient impossible d’en connaître l’auteur et la victime. Ici , le schéma se répétera, encore et encore, et toujours dans le même sens.
[...] Je suis le cousin de l’assassin. Je suis le neveu des complices. »

♥ On aime mais c'est rude :

 On peut supposer que Valentin Gendrot a longtemps hésité avant de se lancer dans ce récit.
« Je pose une question. Pourquoi écrire sur ce sujet ? Et mes réponses, courtes, de s’enchaîner. Pour la gravité des faits. Pour raconter ce monde que beaucoup croient enfoui. Parce que l’histoire familiale est dingue. Pour documenter les raisons d’un féminicide. Ce qui pousse un homme à tuer sa femme, à y entraîner ses parents. »
Le journaliste documente ici un monde rural qu'il connait bien « pour l’avoir souvent subi. [...] Les idéaux de la propriété : la femme, la terre, la maison. »
Le messager se doit de porter la parole, raconter « l'histoire de ces coupables qui ne seront jamais jugés, de ce clan ».
Et puis en filigrane, tenter de répondre à cette puissante question : « celle de ne pas avoir décelé les signaux faibles du drame », de ne pas avoir imaginé, ou du moins pas assez clairement, que « un jour ça finira mal ».
 Autant vous prévenir, Valentin Gendrot ne fait vraiment aucun effort pour rendre son histoire attrayante ou la lecture agréable. Aucun effort car « nous ne sommes pas dans un polar, où la vérité, rien que la vérité, éclate à la fin du texte ».
Les faits rien que les faits, bruts, sidérants, d'une horreur indicible à vous en faire lâcher le bouquin.
L'homme insondable, masculinité toxique, instinct de propriété, à vous faire désespérer du genre humain.
Voilà une lecture absolument nécessaire mais particulièrement éprouvante : Magali fut la « vingt-troisième victime de féminicide de l’année 2021 ».

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Stock (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 27 octobre 2025

Opium Lady (Laurent Guillaume)

[...] Glamour, exotisme et aventures.


La suite des aventures indochinoises de la reporter Elizabeth Cole, une Bob Morane au féminin. Un récit fait de glamour, d'exotisme et d'aventures, qui nous ramène aux origines des trafics d'opium des armées coloniales dans les années 50.

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L'auteur, le livre (304 pages, 2025) :

Laurent Guillaume nous avait régalé en 2024 avec Dames de guerre : Saïgon, une histoire captivante au cœur d'une grande Histoire passionnante, celle de l'Indochine des années 50, un sympathique roman d'aventures et un joli portrait de dame.
Voici le second épisode que l'on attendait avec impatience, Dames de guerre : Opium lady, un épisode un peu moins espionnage et un peu plus aventures que le précédent, et tout aussi passionnant.

Le pitch et les personnages :

Cet épisode peut se lire seul, mais ce serait se priver du plaisir de retrouver en Indochine la journaliste-photographe de Life, Elizabeth Cole, celle qui a troqué ses escarpins contre des rangers, et le capitaine français Louis Bremond, ce militaire en rupture de ban. 
Les mercenaires de la CIA sont toujours présents bien sûr puisqu'on annonce la chute imminente de Diên Biên Phu.
On retrouve également Olive Yang, la princesse de l'opium, une tycoon, une redoutable femme d'affaires et cheffe de guerre, et c'est avec elle qu'Elizabeth va se rendre dans le nord du pays aujourd'hui en Birmanie, non loin de la frontière chinoise avec le Yunnan.
« Olive portait son battledress, avec ses pistolets Browning HP 35.
  - On part pour la guerre ? demanda Elizabeth, dont le seul armement était le Zeiss Ikon Contax et le Leica Type III.
Le Népalais sourit et Olive la dévisagea.
-  Ici, le simple fait de voyager est une aventure périlleuse, dit-elle. »
Elizabeth et Olive sont en route pour Mogok et la vallée des rubis, « une ville de légende qui faisait briller les yeux des globe-trotters, des aventuriers et autres bourlingueurs de tout poil ».
Elizabeth Cole pourrait bien être la sœur cadette de Bob Morane et l'on va même croiser quelques dacoïts, ceux qui nous faisaient frémir quand on lisait, gamin, les petits bouquins d'Henri Vernes.
Le lecteur a peut-être juste oublié qu'à la fin de l'épisode précédent l'intrépide Elizabeth était ... enceinte !

♥ On aime :

 Tout comme les rubis de la vallée de Mogok, ce bouquin est « synonyme de glamour, exotisme et aventures ».
Il y a le glamour de cette chère Elizabeth, d'autant qu'ici elle fréquente de près (!) l'énigmatique princesse de l'opium, il y a le double exotisme et de l'Indochine et des années 50, et bien sûr une série d'aventures sur la piste de l'opium, dans la vallée des rubis, tout cela sur fond de guerres indochinoises.
« - Au début, l'opium était le nerf de la guerre, une sorte de mal nécessaire. Après tout, même les gentils doivent se donner les moyens de gagner, alors, s'il faut en passer par là. [...] Et puis, avec le temps, l'opium est devenu le but ultime et inavoué. Il génère tellement d'argent ... Et l'argent, il n'y a que ça. Nous nous sommes bâtis dessus, plus que sur des idéaux de démocratie et de liberté qui finissent toujours par passer en second. »
Elizabeth et Olive nous emmène dans le Kokang, tout près de la frontière chinoise, « dans cette région perdue entre Birmanie, Laos et Siam, que certains appellent "le Triangle d'or" » une région encore disputée de nos jours entre Birmans et Chinois car « souvent, il s'agissait, d'un côté comme de l'autre, des mêmes familles, de parents, de cousins, de frères et de sœurs, que le crayon hasardeux d'un géographe et le drapeau des diplomates avaient séparés d'autorité. »
 On aime bien aussi la construction du roman qui alterne les chapitres : ceux des années 50 avec les aventures d'Elizabeth et de ses compagnons et ceux des années 30-40 où Olive Yang raconte sa vie à la journaliste.
« La princesse se tourna vers la journaliste et lança, avec une telle intensité dans ses yeux d'onyx qu'ils flamboyèrent :
- Je veux vous confier ma vie et mes secrets parce que le destin n'a rien d'autre à m'offrir qu'une vie courte et une fin tragique, violente.
Elle soupira et ses doigts longs et effilés tapotèrent sa lèvre basse ourlée et purpurine. Son regard était vague désormais, comme exilé. 
- Je suis la porteuse de malédiction, dit-elle à voix basse. »
C'est d'autant plus intéressant que Laurent Guillaume nous révèle dans une postface que la princesse de l'opium, Olive Yang, a réellement existé [clic] : même si bien sûr son histoire est ici romancée, elle s'appuie donc sur un fond de vérité historique.
 Autre histoire vraie, celle de l'opération Paper qui est évoquée dans ce récit : c'est celle de la CIA étasunienne qui a pris la suite de l'opération X des français (et la French Connection) qui fournissait la trame du roman précédent.
Ces trafics destinés à financer des guerres coloniales impopulaires pour les contribuables, préfigurent ce que seront désormais les dessous des conflits coloniaux (pavot afghan, narcos sud-américains, ...).
 Enfin, dernière mise en appétit avancée dans la postface : une adaptation de ces aventures indochinoises en série tv pourrait bien voir le jour prochainement grâce à Alex Berger, le producteur du fameux Bureau des Légendes !

Pour celles et ceux qui aiment les femmes intrépides.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Robert Laffont et Babelio Masse Critique (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 22 octobre 2025

Le roi des cendres (Shawn Cosby)

[...] La chute de la maison Carruthers.


Après "Le sang des innocents", Shawn Cosby déçoit quelque peu avec ce récit violent jusqu'à l’écœurement auquel il manque une trame un peu plus solide et un message un peu moins simpliste que "notre monde, régi par le fric et la violence, court à sa perte".

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L'auteur, le livre (544 pages, octobre 2025, VO 2025) :

Début 2024, on avait découvert l'écrivain afro-américain Shawn Andre Cosby avec un excellent roman noir : Le sang des innocents, le troisième qui était paru en français.
Le revoici en 2025 avec Le roi des cendres, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Szczeciner.

Le pitch et les personnages :

Il y a là Roman Carruthers qui « se faisait un nom parmi la bourgeoisie d’Atlanta – le nouveau paradis des Afro-Américains », il brasse de l'argent, beaucoup d'argent, de l'argent sale qu'il blanchit, de l'argent lavé qu'il multiplie. Il est caïman riche.
Son père est accidenté : Roman doit quitter Atlanta et retrouver les siens à Jefferson Run près de Richmond en Virginie, sa sœur Neveah et son frère Dante.
Leur père est à l'hôpital. C'est lui Le roi des cendres : il gérait une entreprise funéraire d'incinération, un crématorium qu'il avait bâti avec son épouse. Tous deux étaient partis de rien et avaient élevé leurs enfants pour les sortir de l'ornière, de la pauvreté d'une petite ville US sinistrée.
La mère, Bonita, a disparu il y a longtemps, assez mystérieusement.
« En dépit des années, la disparition de Bonita Carruthers restait le fait divers le plus tristement célèbre de Jefferson Run.
[...] Ma mère a disparu quand j’avais seize ans. Personne ne l’a jamais revue. Les habitants du coin sont convaincus que c’est notre père qui l’a tuée – après tout, il possède un crématorium, alors pourquoi ne s’en serait-il pas servi pour faire disparaître la femme qui le trompait ? 
Ça fait vingt ans, maintenant, mais les gens continuent de nous demander de but en blanc si notre père a assassiné notre mère.
[.. ] Ce n’étaient pourtant pas les sujets de conversation qui manquaient. Mais pour les habitants de Jefferson Run, aucun n’égalait la disparition de Bonita Carruthers, soupçonnée d’avoir été assassinée par son mari. »
Roman débarque à Jefferson Run en plein merdier : son jeune frère Dante venait de se mettre en tête de devenir apprenti dealer et s'est attiré les foudres des vrais durs du coin, le gang des BBB, les Black Baron Boys.
Entre la disparition inexpliquée de la mère, l'hospitalisation du père, la violence des gangs, les bêtises de l'un et le fric de l'autre, ... il y a là de quoi dérouler un roman bien noir où l'on sait que les plus mauvaises décisions vont entraîner les plus funestes actions.
Roman, animé des meilleures intentions, court droit vers l'enfer.
« Je vais tout arranger , Nev, murmura-t-il. Je te le promets. Je vais tout arranger. »
Le moment est-il venu de « la chute de la maison Carruthers »

♥ On aime un peu :

 Shawn Cosby délaisse le thème du racisme qui forgeait l'armature solide de son précédent roman (Le sang des innocents) : cette fois nous voici entre blacks, la famille Carruthers est noire, le gang des BBB est afro-américain.
De l'écrivain réputé comme celui de la violence et de la colère, il ne reste plus que la violence.
Une violence omniprésente, où l'on s'y fait brûler vif, exploser et trucider de moult façons, bouffer par les chiens, jusqu'à l’écœurement.
« – Tu trouves pas que ça fait beaucoup, là ?
– Si, si. Beaucoup d’alcool, beaucoup de drogue, beaucoup de morts autour de nous. Tu as raison, ça fait beaucoup. »
 Et puis on a un petit peu de mal à croire au personnage de Roman : le gars super malin, super friqué qui manipule tout le monde, qui ment comme il respire (même à ses frère et sœur), et qui, ça tombe vraiment trop bien, reçoit l'aide d'un super pote façon Chuck Norris, capable de le sortir à coups d'explosifs des pires situations.
L'engrenage est trop diabolique et trop violent pour nous convaincre. L'intrigue familiale est cousue d'un fil un peu trop blanc. Le lecteur regarde tout cela partir en vrille avec beaucoup de curiosité, un peu d'intérêt mais pas mal de détachement.
 Alors bien sûr S. A. Cosby écrit bien, il sait toujours trouver de bonnes formules pour nous épater mais cette fois-ci, écœuré par la violence de son récit, on se demande bien quel est le message qu'il a voulu nous faire passer ?
Ce monde serait donc gangrené par le fric et la violence, ce monde serait en train de courir à sa perte ? 
Oui, certes, mais c'est un peu court tout de même, Mr. Cosby, vous nous aviez habitués à beaucoup mieux.
« La forêt patientait. Elle attendait sûrement que les hommes appuient sur le gros bouton rouge ou fassent tomber l’éprouvette qui signerait la fin de leur existence, afin de pouvoir enfin se réapproprier le terrain, le ciel et la nuit. »

Pour celles et ceux qui aiment menottes et martinet.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

lundi 20 octobre 2025

White City (Dominic Nolan)

[...] Dave Lander ne dormait jamais.


Ce roman noir est une véritable fresque historique sur le Londres des années 50. Une ville qui se remet à grand peine des bombardements du Blitz et qui attire déjà les premières vagues migratoires. Le roman s'ouvre en 1952 sur l'un des plus grands braquages de l'histoire britannique et se termine avec les émeutes raciales de 1958.

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L'auteur, le livre (464 pages, octobre 2025) :

Le britannique Dominic Nolan s'était déjà fait remarquer avec Vine Street (publié en français en 2024 mais pas lu ici), un polar qui emmenait le lecteur sur les traces d'un tueur en série dans le Londres des années 30 puis 40.
Le revoici cette année avec White City, un roman noir qui part d'un fait divers célèbre outre-Manche : le 21 mai 1952, un fourgon de la Poste britannique est intercepté par sept hommes à bord de deux voitures. 
Il s’agit, à l’époque, du plus grand braquage de l’histoire britannique ; il le restera jusqu’à la fameuse attaque du train postal Glasgow-Londres. Le butin ne fut jamais récupéré et les brigands ne furent jamais inquiétés.
La traduction de l'anglais est signée David Fauquemberg que l'on connait également pour ses romans

Le pitch et les personnages :

Le personnage principal est Dave Lander, un flic qui est infiltré 'sous couverture' dans un gang des mauvais quartiers londoniens tenus par Teddy 'Mother' Nunn, lieutenant principal du parrain Billy Hill. Une position très inconfortable pour un boulot ambigu et sous très haute tension.
« Perché depuis six ans sur le fil du rasoir entre flics et gangsters, Lander ne voyait plus guère de différence entre les deux. Peu lui importait dans quel camp les gens croyaient qu’il était – à ceci près que si l’un de ces deux camps venait à penser qu’il appartenait à l’autre, cela importerait au plus haut point. Dave Lander ne dormait jamais.
[...] Lander se demanda, pas pour la première fois, s’il était vraiment en sécurité à naviguer ainsi entre deux mondes, et si l’un de ces deux mondes l’aiderait, le moment venu, quand quelqu’un déciderait de le renvoyer, lui, là d’où il venait.
[...] Peu à peu, les choses avaient dégénéré, jusqu’à devenir incontrôlables. Vous volez quelques trucs ici, tabassez quelques personnes là. Et sans vous en rendre compte, vous voilà devenu plus gangster que flic.
[...] Les dimensions de son existence se réduisaient à vue d’œil : il vivait chaque instant en s’attendant à voir surgir un tueur à gages au coin de la rue. Chaque voiture dans laquelle il montait pouvait être celle dont il ne redescendrait jamais. »
Dans le bouquin, Dave Lander est à bord de l'une des deux voitures du fameux braquage qui ouvre le roman.
En parallèle, on va suivre une adolescente Adlyn 'Addie' Rowe, sa sœur Nees, leur mère Stevie.
Le père, Reggie Rowe, était le postier complice du gang, la taupe qui avait rencardé les braqueurs : on ne le reverra plus.

♥ On aime 

 Comme dans son précédent roman, Dominic Nolan n'hésite pas à dérouler une intrigue sur plusieurs années : nous allons découvrir le Londres d'après-guerre, ses rues bombardées, ses immeubles en ruine, ses terrains devenus vagues. Une ville meurtrie par le Blitz qui se prépare à de grandes transformations, ce qui aiguise tous les appétits.
« La ville était pleine d’endroits de ce genre. De petites zones d’anéantissement où des bâtiments s’étaient écroulés et personne n’avait eu les moyens ou le cœur de les remplacer.
[...] Même si personne ne pensait plus trop à la guerre, ses cicatrices étaient partout.
[...] Les architectes du London City Council ont d’ambitieux projets. La moitié de la ville a déjà été rasée par la guerre, l’autre moitié ne demande qu’à l’être. De nouveaux boulevards plus larges menant jusqu’au cœur de la ville, adaptés à l’ère de l’automobile. »
 Dans ce Londres délaissé par la middle-class, débarque une vague d'immigration venue de Jamaïque et de Trinidad avec son calypso. Le père de la jeune Adlyn vient de ces colonies britanniques et la famille vit pauvrement dans « une petite ruelle près des docks, une « rue domino » comme on disait, où familles blanches et noires vivaient côte à côte. »
Mais l'extrême droite et les gangs de Teddy Boys n'écoutent pas la même musique et si les premières pages s'ouvraient en mai 1952, l'intrigue va courir jusqu'aux émeutes raciales de 1958 pour nous faire découvrir tout un pan méconnu de l'histoire londonienne et britannique.
 Adossé à tout ce 'background' historique, Dominic Nolan déploie sur près de cinq cent pages une fresque passionnante qui offre de multiples niveaux de lecture : les portraits de multiples personnages complexes et fouillés, l'urbanisation et ses trafics, l'immigration et le racisme, le suspense d'une captivante histoire de gangsters et même la chaleur humaine et les difficultés des familles de ce petit peuple londonien qui habitait des quartiers comme l'ancien Notting Hill, bien avant que Hugh Grant ait le coup de foudre pour Julia Roberts.

Pour celles et ceux qui aiment Londres.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Payot Rivages Noir (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 15 octobre 2025

Les alexandrines (Marjan Tomsic)

[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ?


Le récit, au ton un peu désuet, de ces femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour Alexandrie ou Le Caire. Quelques années d'un difficile exil pour gagner quelques sous et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille qui croule sous les dettes.

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L'auteur, le livre (416 pages, septembre 2025) :

Le slovène Marjan Tomšič (récemment décédé) est né en 1939 : il avait pratiquement l'âge des enfants de l'une de ces Alexandrines dont il retrace le parcours dans son livre.
Les Alexandrines est son premier roman traduit en français (par Andrée Lück Gaye).
Une histoire d'exil au-delà des mers qui est comme un écho douloureux à celle de l'australienne Jojo Moyes (Les fiancées du Pacifique) ou celle de la japonaise Julie Otsuka (Certaines n'avaient jamais vu la mer).

Le pitch et les personnages :

Elles sont trois. Trois femmes venues de Gorica, au fin fond agricole de la Slovénie, qui était à l'époque (vers 1930) sous le joug fasciste italien avant d'intégrer la future ex-Yougoslavie. 
Trois goriciennes parmi une multitude d'autres femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour l'Égypte, pour Alexandrie ou Le Caire.
Quelques années d'un difficile et douloureux exil pour gagner quelque argent et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille : là-bas au pays, de l'autre côté de la Méditerranée, le paysan croule sous les dettes.
« Tu iras à Alexandrie car il n’y a pas d’autre solution . La seule qui peut nous sauver, c’est toi. Tu travailleras comme nourrice jusqu’à ce qu’on ait réglé nos dettes. Si on ne rembourse pas cet emprunt, on se retrouvera tous sur le pavé.
[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ? Par quelle fatalité se retrouvait-elle sur un paquebot qui l’emportait loin de son fils, de son nourrisson ? Loin de son village, de son mari, de sa mère et de son père, de tous les siens. Que lui arrivait-il, quel rêve atroce faisait-elle, quel cauchemar ? »
Ces Alexandrines, seront donc nourrice, femme de ménage, domestique, dame de compagnie, chez de riches européens, anglais, français, ou chez de puissants commerçants, turcs, grecs, arabes, ...
Elles laissent derrière elles leur village, un mari ou un fiancé, leurs enfants, leur langue, les futures nourrices abandonnent leur bébé, car « dans tout Alexandrie et Le Caire, et aussi ailleurs, les Slovènes étaient depuis longtemps extrêmement recherchées et respectées. Elles avaient la réputation d’être travailleuses, honnêtes et fidèles. »
Nous allons suivre le parcours de la très pieuse Merica, la très jeune et très belle Vanda et d'Ana, la débrouillarde.
Toujours travailleuses, souvent belles, les tentations (et les dangers) ne vont pas manquer dans une Alexandrie cosmopolite où elles vont côtoyer de riches anglais ou français, des arabes ou grecs influents.
Pour certaines d'entre elles, viendra ensuite le temps du retour, tout aussi difficile, « un retour long et pénible [...] plein de silence, de soupçons et d’humiliations et de vexations qu’il vaut mieux ne pas raconter ».

♥ On aime 

 Au premier abord, le style de Marjan Tomšič va sembler déroutant, même s'il n'écrit pas en alexandrins !
Le ton est un peu suranné, démodé, et les émois amoureux de la jeune Vanda ou de la pieuse Merica paraissent quelque peu vieillots : « il y avait en effet beaucoup de cas d’amourettes entre une Slovène et un homme qui avait une autre religion, par exemple orthodoxe, musulman ou protestant et, parfois aussi, une autre couleur de peau. »
Le récit date d'une époque révolue et ne s'accorde plus trop avec nos grilles de lecture d'aujourd'hui.
Mais notre intérêt pour le destin de ces femmes, notre curiosité pour cette Alexandrie en pleine mutation après l'ouverture du Canal de Suez, vont faire que cette histoire captivante ne va plus nous lâcher. 
 Et puis bientôt le lecteur comprend que Marjan Tomšič ne se contente pas de suivre le parcours de ses trois héroïnes. Ces femmes et leurs consœurs ont de nombreuses occasions (comme le dimanche à la messe chez les Sœurs !) de partager leurs peines souvent, leurs joies parfois, leur nostalgie du pays et le souvenir de leurs familles. Ces discussions sont alors le prétexte à se raconter le destin de Marija, Katica, Ančka, Olga, ... 
Et ce sont bien des dizaines d'Alexandrines que nous allons côtoyer au fil des pages.
« Katica n’était pas la seule qui vivait ses vieux jours à Alexandrie, faute de pouvoir rentrer chez elle.
[...] Elle trima, trima, et envoya sagement son argent à sa famille. Des décennies passèrent et quand elle voulut rentrer chez elle, il lui arriva ce qui était arrivé à bien d’autres. Pour elle, au pays, il n’y avait plus ni chambre ni pain. »
Un récit qui prend parfois l'allure d'un conte des mille et une nuits.

Pour celles et ceux qui aiment l'exil.
Un site qui évoque cette émigration avec de savoureuses photos d'époque.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 13 octobre 2025

Groenland, le pays qui n'était pas à vendre (Mo Malø)

[...] Avait-on bien compris ?


Pour être sûr que tout le monde a bien compris, même ceux dont la peau vire à l'orange, Mo Malø y va d'une petite fable, en forme de mini-thriller, pour rappeler à tous que le Groenland (pas plus que d'autres pays) n'est à vendre. Une petite leçon salutaire.

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L'auteur, le livre (175 pages, octobre 2025) :

Mo Malø est le pseudonyme exotique d'un auteur bien de chez nous : Frédéric Ploton ou Frédéric Mars (un autre pseudo encore). Un auteur que l'on connait depuis sa série de polars qui nous ont transportés régulièrement au Groenland (la série des Qaanaaq). 
Des polars ethnico-nordiques dans la même veine que ceux d'un autre frenchy, Olivier Truc qui, lui, nous faisait voyager en Laponie.

Le pitch et les personnages :

Cette fois-ci, Mo Malø, aiguillonné par son éditeur, nous plonge dans une dystopie, une anticipation de quelques années où le Groenland est devenu indépendant du Danemark.
Mais ça ne s'arrête pas là : le Premier Ministre vient de se faire kidnapper et ses ravisseurs l'obligent à ... vendre le Groenland aux enchères !
Toute ressemblance etc ... et le lecteur pourra évaluer si l'anticipation se compte en mois ou en années et si la dystopie est vraiment si "dys" que cela ...
Une situation plutôt paradoxale pour ce pays où « de tout temps, la terre n’avait jamais appartenu à qui que ce soit en particulier, mais à la nation dans son ensemble. La notion de propriété individuelle y était inconnue. »

♥ On aime 

 Dis donc ! Cette année Mo Malø n'a pas fait dans la dentelle et son thriller démarre à toute allure en nous laissant un peu pantois au départ : le dirigeant, qui vient tout juste de mener son île à l'indépendance, se voit contraint de vendre son pays aux enchères
Avouons tout de même que c'est un peu fort de café ! « Même Hollywood n’aurait pas pu scénariser un truc pareil. »
Les enchères sont diffusées sur internet et organisées par de mystérieux hacktivistes pour trois "grands" (Chine, Russie, États-Unis) et un "petit", le Danemark : « toutes les grandes chaînes d’information étrangères, de CNN à Al Jazzera . Toutes diffusaient sans relâche cet improbable spectacle : la vente aux enchères d’un état souverain. Une tragédie aussi inédite que fascinante, il fallait l’avouer. »
Mais ok, admettons les bases de cette comédie satirique : le lecteur confiant se doute bien que Mo Malø ne va pas se contenter de nous trumper en surfant sur l'actualité mais va plutôt en profiter pour nous instruire des enjeux géopolitiques de la région.
« Ressources naturelles à foison, position géostratégique cruciale, voies navigables dans l’Arctique, espaces infinis, réserves en eau douce… Les motifs d’intérêt ne manquaient pas. »
Effectivement, Mo Malø va nous apprendre à évaluer le "prix", ou plutôt la valeur d'un pays, une valeur qui dans le cas d'un petit pays comme le Groenland, flirte avec celle des plus grandes entreprises comme Toyota ou Nestlé, c'est-à-dire des multinationales aussi puissantes que des états.
 Le bouquin est court, une fable, presque une nouvelle et d'ailleurs ne vaut que pour la chute, soigneusement préparée et orchestrée : « Le camouflet était tel, la démonstration si probante, qu’un ange survola la planète tout entière. Avait-on bien compris ? »
 Alors, après ce rappel salutaire de Mo Malø, a-t-on bien compris les propos du premier ministre groenlandais, Jens-Frederik Nielsen, qui se tenait fin avril de cette année, devant la presse aux côtés de la cheffe du gouvernement danois, Mette Frederiksen, pour rappeler que : « nous ne serons jamais, au grand jamais, une propriété que quiconque peut acheter et c'est le message qu'il me semble le plus important de comprendre ».

Pour celles et ceux qui aiment leur indépendance.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de La Martinière (SP via NetGalley).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 9 octobre 2025

La cinquième femme (Maria Fagyas)

[...] La révolution était réservée à la jeunesse.


La collection Série Noire nous a ressuscité une pépite : l'auteure hongroise nous livre un captivant récit policier qui se déroule au cœur du soulèvement de Budapest, juste avant que les soviétiques ne reprennent le contrôle.
Un polar qui rappelle un peu ceux de l'écossais Philip Kerr avec son Bernie à Berlin au temps des nazis.

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L'auteure, le livre (320 pages, juin 2025) :

Pour ses 80 ans, la mythique Série Noire n'en finit pas de dépoussiérer ses collections, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Au risque de dénicher de véritables pépites comme cette Cinquième femme.
Maria Fagyas est née à Budapest en 1905, elle ira s'installer plus tard à Berlin avant d'émigrer aux US à la fin des années 30 pour fuir les nazis. 
En 1963, quelques années après l'insurrection de Budapest, elle publie (en anglais aux US) son premier roman : La cinquième femme, qui met en scène la révolte hongroise et la répression soviétique.
Le roman paraîtra en français en 1964 dans la fameuse Série Noire, dans un format poche volontairement limité, et le voici ré-édité cette année en version "longue", avec une préface de Marie-Caroline Aubert qui a également revu et complété la traduction initiale de Jane Fillion (décédée en 1992).

Le pitch et les personnages :

Nous sommes fin octobre 1956 : la révolution hongroise est en pleine effervescence, les staliniens du gouvernement ont été remplacés, la population est en ébullition et croit en la libéralisation, les troupes soviétiques maintiennent un semblant d'ordre sans grande conviction et commencent même à se retirer du pays, laissant « les murs criblés de balles, les rangées de fenêtres sans vitres, les façades éventrées. »
Le flic c'est Lajos Nemetz. Un peu dépassé par les événements dont il se tient à l'écart, notre inspecteur vit chez sa sœur et pourrait bien passer pour un loser.
« Elle parlait de lui comme de son "malheureux beau- frère" et laissait entendre qu'elle ne l'hébergeait que pour lui éviter de finir sous les ponts. Nemetz, de son côté, ne la considérait pas comme un être humain, mais comme une de ces vexations que la vie vous inflige au même titre que les impôts, le mauvais temps, les rues bruyantes ou le vin coupé d'eau. »
À son crédit, notons tout de même qu'il lit « des romans policiers. Conan Doyle, Agatha Christie, Chandler… Et Simenon, en français. »
Il a d'ailleurs tout d'un Maigret avec son pull tricoté par Irène, sa secrétaire, « à une époque où elle avait encore des visées sur lui » et il pense que « la révolution, tout comme le hockey sur glace et l'amour, était réservée à la jeunesse. »
Nous sommes en pleine insurrection, les hongrois abusent du cocktail Molotov, les russes de la kalachnikov et les cadavres jonchent les trottoirs, on les enterre à la va-vite dans les parcs de la ville.
Ce jour-là devant la boulangerie, la file d'attente a été décimée. Quatre femmes gisent sur le trottoir.
Mais ce soir, il y a un cinquième cadavre, une cinquième femme ...
« Lorsqu'il était passé la première fois devant la boulangerie, à 18 heures, quatre corps étaient alignés sur le trottoir. Maintenant, à 22 h 50, il y en avait cinq. 
[...] Nemetz la reconnut aussitôt : c'était Mme Anna Halmy. La femme qui était venue le voir à son bureau un peu plus tôt dans la soirée. »
Les hypothèses ne manquent pas : une balle égarée, son mari qui rêvait de s'enfuir avec sa maîtresse, des envieux ou des concurrents dans ses combines au marché noir, ...

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Maria Fagyas n'a pas directement vécu l'insurrection hongroise et la répression soviétique mais elle réussit à nous immerger complètement dans le Budapest de 1956 en plein bouleversement, aux côtés des petites gens. 
Pas ceux qui font l'Histoire mais ceux qui la subissent et qui ont bien du mal à choisir leur camp, le bon camp : en plein désordre, sur qui miser, qui sortira vainqueur ? 
La réponse est évidente et facile aujourd'hui mais le lecteur va comprendre qu'à l'époque, les hongrois étaient à deux doigts de changer le cours de l'Histoire.
 Maria Fagyas accorde une attention toute particulière à tous ses personnages, principaux comme secondaires. Leurs origines et leurs milieux sont variés, tout en nuances et en contradictions, l'époque n'était pas facile et chacun faisait ce qu'il pouvait face à des enjeux qui le dépassaient. 
Les personnages féminins, en particulier, sont finement travaillés. 
Le lecteur se sent là-bas presque en famille, comme si on connaissait bien tous ces gens-là, au coin de notre rue.
 Voici un roman qui fait inévitablement penser à la fameuse trilogie berlinoise de l'écossais Philip Kerr. Mais si Bernie (le flic de Philip Kerr) n'hésitait pas à croiser Goering ou Himmler, Maria Fagyas a choisi elle, de rester au ras des pavés arrachés aux rues de sa ville natale. 
Ce qui l'intéresse n'est pas tant la marche du siècle, que la vie quotidienne et ordinaire des petites gens malmenés par l'histoire. 
 Quant à l'intrigue policière, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ne soit, comme bien souvent, qu'un gentil prétexte à une excursion romancée dans les rues en ruines de Budapest. Il n'en est rien et les ressorts de cette enquête captivante seront intimement liés aux événements en cours.
D'ailleurs tout cela se termine sur un beau final (enfin pas pour les Hongrois puisque les soviétiques reviennent en force alors que la Hongrie s'apprêtait à quitter le Pacte de Varsovie), un beau final riche en émotions, et un dénouement étroitement lié aux bouleversements politiques mais qui tranche avec les fins habituelles des romans policiers. 
Jusqu'aux dernières pages, Maria Fagyas surprendra les amateurs de polars et ne décevra pas les curieux d'Histoire.
« Nemetz réfléchit un moment. 
— Il n'y a plus d'affaire Halmy. Elle est classée. 
— Parce qu'elle n'a pas été résolue ? 
— Au contraire, parce qu'elle est résolue. 
— Vous savez donc qui est le meurtrier ? 
— Oui, je le sais. 
— Et qui est-ce ? 
— Il fait un froid, ici ! fit Nemetz. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 8 octobre 2025

Le dernier vol de Dan Cooper (Cornette & Garreta)

[...] Une bombe ?


En 1971, un braqueur intrépide pirate un avion US et s'enfuit en parachute avec un joli pactole. La police ne le retrouvera jamais ...
Pour nous, Cornette et Garreta vont imaginer la suite, celle que même le FBI ne connait pas.

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Les auteurs, l'album (88 pages, juin 2025) :

Pour le scénario du Dernier vol de Dan Cooper, le belge Jean-Luc Cornette s'est emparé de l'histoire totalement vraie mais complètement folle d'un pirate de l'air étasunien qui en 1971 prend un avion de ligne en otage : il empoche 200.000 $, fait redécoller l'appareil et saute en parachute en plein ciel, façon Tom Cruise. Un braquage plutôt original.
L'animal se faisait appeler Dan Cooper : un pseudo tiré d'une BD canadienne en vogue dans les années 50-60. Il ne sera jamais retrouvé même si le FBI n'abandonne les recherches qu'en 2016. 
Plusieurs imitateurs tenteront des braquages identiques au fil des années, mais tous seront attrapés ou abattus : le mystérieux Dan Cooper est le seul qui, sans doute, profita de son magot.
Les dessins sont de Renaud Garreta, un garçon qui aime bien les voitures (Sébastien Loeb), les bateaux (Fastnet) et les avions (Tanguy et Laverdure) !

Le canevas et les personnages :

La première partie de l'album reconstitue le braquage et le détournement de l'avion : Cornette imagine même une complice au mystérieux Dan Cooper, une jolie blonde.
Après le fameux saut en parachute, le scénario invente une suite aux aventures de Dan Cooper : qu'est-il devenu ? a-t-il retrouvé sa complice ? coule-t-il des jours heureux au Mexique ?
Vous le découvrirez bientôt en exclusivité, même le FBI ne le sait pas !

♥ On aime un peu :

 Le détournement d'avion de la première partie donne une histoire assez bluffante, on a du mal à réaliser qu'il s'agit d'une histoire vraie. La suite imaginée par les auteurs réservent quelques surprises, au lecteur comme à Dan Cooper, jusqu'à une fin qui laisse planer encore quelques mystères.
 Côté dessins, c'est peu la déception : le trait assez classique de Garreta reste dans l'esprit d'une BD comme Insiders, mais les visages nous ont semblé beaucoup moins précis, parfois grossiers en arrière-plan. Ce crayon rapide, cet aspect un peu brouillon, est peut-être là pour rappeler les anciens albums de Dan Cooper mais cela ne convient plus trop à nos grilles de lecture d'aujourd'hui.

Pour celles et ceux qui aiment s'envoyer en l'air.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Glénat (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 6 octobre 2025

Black river (Nilanjana S. Roy)

[...] Cette affaire est pleine de cadavres dérangeants.


Enfin, un polar indien contemporain et très "social" : une véritable immersion dans l'Inde d'aujourd'hui avec ses clivages sociaux, ethniques et religieux.
Nilanjana Roy nous emmène très très loin dans une Inde mal connue, surpeuplée, unique, effrayante et monstrueuse, aussi fascinante que déconcertante.

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L'auteure, le livre (408 pages, septembre 2025) :

Enfin ! Nous voici avec un polar indien moderne, contemporain, qui ne se limite pas à explorer un passé exotique souvent fantasmé et formaté pour nos yeux d'occidentaux (bon je dis ça mais c'est pas gentil pour Abir Mukherjee qui nous a quand même pas mal divertis et instruits jusqu'ici). 
L'auteure de Black River, Nilanjana S. Roy, journaliste et romancière, est née à Calcutta et vit à Delhi : elle écrit en anglais mais c'est une authentique indienne qui ne s'est pas expatriée chez les anglo-saxons.
La traduction de l'anglais est signée par Benoîte Dauvergne qui nous gratifie même d'un petit lexique des mots indiens intraduisibles.

Le pitch et les personnages :

Le petite Munia n'a qu'une dizaine d'années quand elle est le témoin involontaire d'un crime.
On la retrouve pendue à un arbre : elle ne parlera plus.
Munia ne chantera plus comme « le minuscule oiseau brun dont elle porte le nom », le capucin damier.
Mansoor Khan, l'idiot du village (on en apprendra bientôt un peu plus sur sa triste histoire), a la mauvaise idée de se trouver au pied de l'arbre lorsqu'on décroche le cadavre de Munia. 
Il est musulman et fait un coupable idéal pour le village hindou qui réclame justice ou vengeance, en Inde on confond un peu les deux.
La police est obligée de négocier avec les villageois, pour obtenir un délai et mener une rapide enquête : « D’accord. Mais seulement une semaine, pas deux. Après, peu importe ce que vous direz ou ce que prévoit la loi, il sera à nous. »
Nous sommes dans les années 2000 dans un petit village agricole hindou. « Teetarpur se situe juste à la frontière entre Delhi et le Haryana , à une heure de voiture de la capitale. Situé à proximité d’une zone d’usines sucrières et d’huileries, c’est un modeste bourg d’à peine deux cents huttes et maisons en briques de plain-pied. »
Si ce n'était le dépaysement, on penserait presque à un roman de R.J. Ellory.

Il y a là Chand, le père inconsolable de Munia, il était veuf et élevait seul la petite.
Rabia et Badsha Miyan ses amis (musulmans) venus de Delhi le soutenir.
Ombir le policier du village qui n'a qu'une envie, dormir, encore et encore, sans jamais y arriver. 
Son adjoint Bhim Sain.
La fine équipe sera bientôt rejointe par Pilania, un jeune flic ambitieux venu de la ville.
Et puis Jolly Singh le riche notable du village, le seul qui habite une vraie maison en dur.
Quelques danseuses qui ne sont pas toutes avares de leurs charmes, quelques hommes de main à la solde des notables, ...
Ça fait pas mal de suspects, j'ai bien ma petite idée, mais est-ce vraiment la bonne ?

♥ On aime beaucoup :

 L'Inde est un pays-continent gigantesque, surpeuplé, monstrueux, unique, effrayant, passionnant, fascinant, déconcertant, ... [cocher les cases vous concernant]. Que vous ayez eu ou non, la chance d'y voyager, ce bouquin va vous permettre d'en approcher quelques facettes sans bouger de votre fauteuil de lecture.
Il suffit de quelques pages pour que Nilanjana Roy nous immerge totalement dans un ailleurs, à mille lieux de chez nous (7.000 km pour être précis).
Quelques lignes lui suffisent pour déployer tout un univers de senteurs, bruits, couleurs, sensations, ...
Le chapitre sur le gigantesque abattoir d’Idgah à Delhi est à inscrire dans les annales !
« La puanteur indique qu’ils sont arrivés à l’abattoir. C’est une puanteur de champ de bataille, une puanteur de morgue. [...] La réalité de la mort lui est pourtant familière. Ce qu’il a du mal à supporter, c’est l’ampleur du massacre. »
Même si on n'est pas trop friand de ces descriptions exotiques, sa plume fait des miracles et bientôt vous pourrez différencier rien qu'à la pétarade du moteur, la Rajdoot de la Bullet, le Tempo de la Kawasaki, les motos et principal moyen de locomotion à Teetarpur.
« Ombir reconnaît aux ratés du moteur la signature arythmique de la Yamaha pétaradante de Dilshad Singh. »
 Une fois l'intrigue lancée, Nilanjana Roy nous laisse approcher de plus près ses personnages : de longs retours arrière nous permettent de faire plus ample connaissance avec Chand (le père de la petite Munia) qui, avant de revenir dans son village, travailla longtemps à Delhi, dans des conditions qu'on vous laisse découvrir. 
« Delhi, sale, surpeuplée, brutale, cette ville où même les corbeaux ont une lueur calculatrice dans le regard et n’hésitent pas à arracher le pain du bec de leurs congénères, a commencé à exercer son attraction sur lui. [...]
« La foule, les coups de coude brutaux, les regards insistants des hommes, les gangs de voleuses à la tire aux arrêts de bus : tout cela lui est insupportable. La poussière et la pollution de Delhi lui serrent la gorge, font gonfler ses yeux. »
C'est passionnant et très instructif. Au détour d'un paragraphe, l'auteure nous laisse entrevoir des pratiques étranges parce que très étrangères, bizarres parce que très exotiques, comme par exemple ce curieux rapport au lieu de vie, la  'demeure', incompréhensible pour nous qui chérissons la 'propriété', la maison.
« Tous, humains comme animaux, vivent en permanence entassés dans des espaces trop petits pour eux, des espaces qui les rendent cruels et durs envers les autres, toujours sur le point d’être déplacés, jamais complètement chez eux. »
Ou encore cet autre épisode qui concerne l'amie de Chand, Rabia qui vient d'emménager à Delhi dans un lotissement ... au pied d'une gigantesque décharge qui s'enflamme périodiquement (la ville croule sous ses propres déchets) : « le sommet de la décharge s’était embrasé, volcan en sommeil brusquement réveillé. Ils avaient rapidement rangé leurs affaires dans des cartons et des draps, puis aligné ces paquets sur la route, prêts à fuir si l’incendie se répandait. »
Décidément ces indiens ont, avec leur 'maison', un rapport sans commune mesure avec le notre.
 L'auteure décortique également le mariage, les enfants, la place des femmes, la prévarication endémique (cadeaux et pots de vin, c'est tout un art là-bas !) ou encore les clivages religieux et sociaux. C'est bigrement instructif.
Et très contemporain : nous sommes au début des années 2000, dans les environs de Delhi, le lecteur doit se le rappeler régulièrement tant ce récit est incroyable.
 En apparence, l'enquête policière pourrait n'être qu'un prétexte sympa pour le voyage, mais Nilanjana Roy ne se contente pas d'une intrigue simpliste et « cette affaire est pleine de cadavres dérangeants »
Un cadavre qu'on aurait préféré ne pas découvrir, un autre qui n'était pas prévu et même un autre ... qui n'est finalement pas là où on croyait le trouver.
Les rebondissements de l'enquête et les retours en arrière nous permettront de faire plus ample connaissance avec les principaux personnages, leur passé, leur histoire, leurs contradictions.
Avec eux, nous devrons réapprendre à distinguer finement ce qui est légal, ce qui est juste et ce qui est légitime, et ainsi arriver à « une compréhension profonde du véritable fonctionnement de ce pays » car évidemment « il est plus facile de classer une affaire que de la tirer véritablement au clair »

Pour celles et ceux qui aiment voyager très loin de chez eux.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de l'Aube (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 3 octobre 2025

La danseuse aux dents noires (Truc, Truc & Stalner)

[...] Une cataracte, royale certes, mais une cataracte.


En 1912, un médecin est envoyé au Cambodge pour opérer le roi (pro-français) d'une cataracte. Le récit est basé sur les mémoires de cet ophtalmologiste et agrémenté d'une intrigue d'espionnage qui nous révèle les enjeux de ces colonies lointaines.
Une BD qui a un petit "truc" en plus.

❤️❤️❤️❤️🤍

Les auteurs, l'album (xxx pages, 2025) :

On connaissait bien Olivier Truc pour ses polars ethniques en Laponie, du Premier Renne au Dernier Lapon, en passant par la série de la Brigade des Rennes
Le frenchy adopté par les suédois s'était même aventuré du côté des Sentiers obscurs de Karachi.
On n'a donc guère hésité à suivre l'écrivain voyageur en Asie avec La danseuse aux dents noires, en format BD.
Mais il doit y avoir un truc avec cette BD puisque le scénario est cosigné par ... Jean-Laurent Truc ?!
Un air de famille car ils sont en effet cousins et la BD s'inspire librement des mémoires d'un aïeul, Hermentaire Truc !
Jean-Laurent Truc est le spécialiste de la BD qui anime le site Ligne Claire.
Aux pinceaux, ce sera Eric Stalner : vous vous souvenez peut-être de cette "vieille" série Le Boche (1990 !) mais Stalner a également adapté plus récemment des romans d'un autre voyageur, Nicolas Vanier, comme Loup.

Le canevas et les personnages :

En 1912, le roi Sisowath du Cambodge (à l'époque sous protectorat français) souffre gravement d'une cataracte. Pour rétablir le prestige vacillant de la République, le gouvernement français envoie un éminent ophtalmologiste, Hermentaire Truc, l'arrière-grand-père des auteurs, pour opérer le roi.
Le médecin débarque à Saïgon puis Phnom-Penh alors que les différentes factions manœuvrent en coulisse pour faire chuter le roi pro-français. Les allemands soutiennent les bonzes du clergé bouddhiste et même un prince rebelle, Norodom Yukanthor, car le Kaiser Guillaume II aimerait bien agrandir son empire colonial.
Phnom-Penh et Saïgon sont alors de véritables nids d'espions et la mission du toubib va s'avérer bien délicate tant sur le plan médical que sur le plan diplomatique ... Le roi sera même opéré à Saïgon pour l'éloigner quelque temps de Phnom-Penh et des intrigues de cour !
« Quel cirque ! Tout cela pour une cataracte, royale certes, mais une cataracte ... »
Pour romancer leur intrigue, les scénaristes plongent leur aïeul Hermentaire Truc dans un véritable dilemme : va-t-il rester fidèle à son serment d'Hippocrate pour redonner la vue au roi et perpétuer ainsi le pouvoir colonial français qui maintient dans la misère le peuple cambodgien grâce au commerce d'opium ? 
« - L'opération aurait-elle échoué ?
- Échoué ? Échoué pour qui ? Je n'en sais rien. »
Une intrigue qui mettra en scène, c'est le cas de le dire, les danseuses apsaras du royaume, les fameuses danseuses aux dents noires (effet dû à une teinture renouvelée fréquemment) : quelques années auparavant, en 1906, les danseuses du ballet royal avaient subjugué le Tout-Paris lors d'une visite officielle du roi. Cocteau, Rodin et bien d'autres avaient été fascinés par la grâce de leur art ancestral.  

♥ On aime :

 Le scénario imaginé par les cousins Truc est captivant : s'appuyant largement sur les mémoires de leur arrière-grand-père, l'intrigue mêle habilement faits véridiques et roman d'espionnage. 
Il ne s'agit pas d'un simple album de Tintin au Cambodge et on apprend ainsi plein de choses sur la présence française en Indochine, entre ces deux guerres avec l'Allemagne, celle de 1870 et celle de 1914 à venir.
L'album comporte d'ailleurs un excellent dossier qui éclaire les différents points de l'affaire, photos d'époque à l'appui.
 Les dessins de Stalner sont ceux d'une belle ligne claire mais sont ici mis en valeur par une belle et soyeuse colorisation qui parvient à rendre l'humidité poisseuse qui règne en Asie du Sud-Est pendant la saison des pluies. 
Qu'il s'agisse du faste royal, des eaux sombres du fleuve ou du vert impénétrable de la forêt, ces couleurs d'orient sont superbes.
Le dessinateur a même invité au spectacle tout le folklore indochinois : sampan aux gros yeux bigarrés, maison khmère, moustache et costume colonial, fumerie d'opium, éléphant et panthère, palais royal et temple, eau, fleuve et pluie, ... 
Et bien sûr, les fameuses danseuses royales qui faisaient rêver Rodin.

Pour celles et ceux qui aiment le temps des colonies.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Dupuis (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.