jeudi 24 juillet 2025

Black Gospel (LF. Bollée, B. Beuzelin)


[...] « I have a dream ».

Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar socio-historique" peu commun mais franchement réussi.

Les auteurs, l'album (168 pages, juin 2025) :

Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La bombe atomique.
Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington. 
Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) !

Le contexte :

Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels.
On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ».
Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié.
Et la veille même du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US.
Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale.

Le canevas et les personnages :

En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King.
Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817.
L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63.
« [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... »
Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ».
Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé !
Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ?

♥ On aime :

 Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans. 
À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé.
 Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit.
Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
« [...] - Le tableau n'est pas vraiment joli, inspecteur ...
- On est à New York, rien n'y sera jamais joli, vous ne croyez pas ?
[...] Je me sens encore plus inutile qu'avant ... Est-ce qu'on est tous destinés à rater sa vie, tu crois ? »

Pour celles et ceux qui aiment les polars et l'Histoire.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Hachette/Robinson (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

samedi 19 juillet 2025

Il était une fois dans les Amériques (David Grann)


[...] Mettre en ordre le tumulte du monde.

David Grann nous emporte au Guatemala, à Cuba et en Amazonie pour trois récits un peu fous, aussi véridiques qu'étonnants.
Ces trois histoires fallait les dénicher, certes, mais encore fallait-il savoir les raconter, et c'est là tout le génie de David Grann.

L'auteur, le livre (496 pages, mai 2025, 2011 en VO) :

On ne présente plus David Grann, cet auteur de non-fiction dont la réputation est désormais bien établie et dont on a pu lire récemment :
La note américaine (dont est tiré le film de Scorcese) c'est lui, 
- l'épopée des Naufragés du Wager encore lui (et ce sera encore un film de Scorcese)
Et en 2010, il y avait déjà eu La cité perdue de Z (un livre paru en 2010 chez Laffont et dont est tiré encore un film !).
Nul doute que David Grann possède un don certain pour dénicher d'incroyables histoires vraies.
Et justement, voici une réédition qui combine plusieurs récits : deux courts récits, deux novellas comme on dit désormais, parus dans des journaux, Chronique d'un meurtre annoncé et Yankee Commandante, assortis du roman La cité perdue de Z
Trois histoires vraies où la réalité dépasse largement la fiction, trois fois Il était une fois dans Les Amériques, mais des Amériques qui ne sont pas celle de Trump puisque David Grann nous emmène au Guatemala, à Cuba et en Amazonie.

♥ On aime :

 Pour savoir à quel point la réalité dépasse souvent la fiction, il faut lire David Grann ! 
Un auteur qui fait dire à l'un de ses personnages « les mots étaient sa façon de mettre en ordre le tumulte du monde ».
 Si ces trois récits saisissants, aussi véridiques qu'étonnants, sont réunis dans ce florilège c'est parce qu'ils racontent trois histoires de têtes brûlées, trois destinées hors du commun, chacune flirtant avec l'imposture ou la mystification, des histoires de « gens ordinaires qui sont amenés à faire des choses extraordinaires ». Trois fin tragiques également.
Ces trois histoires fallait les dénicher, certes, mais encore fallait-il  savoir les raconter. C'est là où David Grann excelle à mettre en scène des faits véridiques comme s'il s'agissait de romans d'aventures, des individus authentiques comme s'il s'agissait de héros de fictions, tout cela sans jamais s'éloigner de la vérité vraie mais sans non plus tomber dans la biographie aride.
L'auteur avoue lui-même que « de temps en temps, je dois me répéter que tout, dans cette histoire, est vrai » et le lecteur doit lui-aussi se pincer - dis-moi que c'est pas vrai ! mais si ! - et reste pratiquement bouche bée en attendant le dénouement car, comme dans tout bon récit, chute il y aura !
Ce sont des « histoires qui vous mettent le “grappin” dessus », dixit David Grann en reprenant les mots de Henry Rider Haggard, l'auteur des Mines du roi Salomon.

Chronique d'un meurtre annoncé :

David Grann va nous faire découvrir un Guatemala effrayant. Un pays qui n'arrive pas à se remettre de trente ans de guerre civile (30 ans !), l'une des guerres les plus sales d'Amérique Latine, et c'est pas peu dire car ce fut longtemps la spécialité de ce continent.
Les anciens commandos para-militaires sont devenus des gangs mafieux et l'on assassine à tout va, et en toute impunité. Il faut même faire appel à un organisme de l'ONU pour rendre (difficilement) la justice !
« [...] En 2007, une étude menée conjointement par les Nations unies et la Banque mondiale classait le Guatemala au troisième rang des pays les plus meurtriers. Entre 2000 et 2009, le nombre des assassinats a progressé avec régularité, pour arriver au chiffre de six mille quatre cents. Le taux de meurtres était presque quatre fois supérieur à celui du Mexique. En 2009, on déclarait moins de pertes civiles dans la zone de guerre irakienne qu’on ne comptait de victimes de balles, de coups de couteau ou de tabassages à mort au Guatemala.On peut faire remonter les origines de cette violence à la guerre civile qui a opposé l’État et les rebelles de gauche, soit une lutte de trois décennies qui fut, entre 1960 et 1996, la plus sale des sales guerres de l’Amérique latine.
[...] Les cartels d’Amérique latine, qui subissent la pression des gouvernements colombien et mexicain, ont trouvé un sanctuaire idéal au Guatemala, et l’essentiel des cargaisons de cocaïne qui arrivent sur le territoire américain passe désormais par là. »
Voilà, le décor est posé !
En 2009, on assassine un homme d'affaires (la routine, jusque là tout va bien). 
Son meilleur ami, Rodrigo Rosenberg, est avocat et se met en tête (en tête folle) de faire la lumière sur cet assassinat. Et il est bientôt assassiné à son tour. Ok, jusque là ...
Mais en prévision de son enterrement prochain, Rosenberg fait diffuser une vidéo, un « J’accuse posthume », où il accuse le Président Alvaro Colom, son épouse Sandra Colom - « une politicienne influente souvent comparée à Eva Perón, et qui aspire à la succession de son mari » - ainsi qu'un de leurs proches, d'avoir commandité son assassinat ! Le gouvernement est à deux doigts de sauter ! On appelle l'ONU et les US à la rescousse.
C'est Carlos Castresana, un juge mandaté par l'ONU, qui va tenter de faire la lumière sur cette incroyable mais véridique affaire qui va faire le régal des amateurs de complots, de complot dans le complot, etc ...
À tel point que « devant un reporter, Castresana a comparé l’affaire Rosenberg à “un roman de John Grisham, mais en vrai” ». Qui dit mieux ?

Yankee Commandante :

Peu de lecteurs sans doute savent « qui était William Alexander Morgan » et encore moins « pour qui il travaillait ».
L'américain Morgan qui « ressemblait au personnage d’un récit d’Ernest Hemingway » et qui débarqua à Cuba en même temps que Castro et le Che « était-il un agent dormant des Soviétiques ? Un agent de la CIA sous couverture ? Ou encore un agent ayant décidé de faire cavalier seul ? [...] Il resta pour toujours secret, comme un code impossible à déchiffrer. »
Le Commandante Morgan fut soldat au Japon, déserteur, époux (3 ou 4 fois), mafieux, guérillero, cracheur de feu, éleveur de grenouilles, et j'en passe ! 
Et s'il nous intéresse ici c'est parce qu'il fut plus ou moins agent double ou triple entre les US et le régime castriste, d'ailleurs « le régime de Batista avait mis sa tête à prix pour vingt mille dollars – ils le voulaient “mort ou vif” ». Bientôt, les enchères vont encore monter, jusqu'à « mettre la tête de Morgan à prix pour un demi-million de dollars ».
Bon, le type était un peu flou, un véritable mystère ambulant, à tel point que même la CIA et le FBI peinaient à le cerner, et cette affaire en porte donc les stigmates, elle est un petit peu moins prenante que celle du Guatémaltèque.
Mais c'est surtout un éclairage passionnant de la révolution cubaine, un point de vue décalé, une vue de l'intérieur qui nous en apprend beaucoup. Et puis la fin, l'épilogue en quelque sorte, est aussi une belle histoire d'amour entre deux idéalistes broyés par la mécanique infernale de l'Histoire, celle avec un grand "H".

La cité perdue de Z :

Cet incroyable récit d'aventures, soigneusement documenté, va nous faire revivre « la plus mystérieuse exploration du XXe siècle » au cours de laquelle « des explorateurs ont tout sacrifié, et jusqu’à leur vie même, pour localiser la cité de Z ».
Tout commence avec « le colonel Percy Harrison Fawcet, le dernier des grands explorateurs victoriens, le “David Livingstone de l’Amazonie” ».
Percy Fawcet ira se perdre en 1925 dans la région du Haut-Xingu, un affluent de l'Amazone, à une époque où « la jungle amazonienne demeur[ait] aussi mystérieuse que la face cachée de la Lune ».
Au fil de nombreuses années et autant d'expéditions dans la forêt vierge amazonienne, Percy Fawcet attrapera, non pas des maladies tropicales (il semblait immunisé et invincible), mais une bonne part de cette « colère de dieu », tel un Aguirre non violent mais tout aussi follement obsédé par son propre El Dorado.
Ce roman est même une expédition à tiroirs, une véritable mise en abyme, puisque l'on va suivre les traces du colonel bien sûr, mais aussi les traces de quelques unes des expéditions qui s'ensuivirent pour percer et le mystère de sa disparition et le mystère de la fameuse cité, et enfin les traces de David Grann lui-même qui, tout bobo qu'il est de Brooklyn, va tout de même se rendre dans le Haut-Xingu jusqu'au village kakapalo où l'on a perdu la trace de Percy Fawcet !
Contrairement à la plupart ses autres récits, David Grann va déroger à sa règle sacrée et mettre "un peu de lui-même" dans son bouquin et même nous gratifier d'un savoureux auto-portrait. Cela nous rend le récit plus humain et plus accessible, en venant pondérer un peu la folie surhumaine d'un explorateur comme Percy Fawcet.
David Grann est un modèle de minutie et d'exhaustivité, manquant de peu de se retrouver parmi « ces biographes qui sont dévorés par leur sujet », et après ce long récit, il ne restera plus à l'auteur et à son lecteur qu'à « imagin[er] une fin là où il n’en existait aucune » comme tant d'autres avant eux : Tintin et l'oreille cassée, Bob Morane, ou même Indiana Jones, pour ne citer que ces quelques références.
Car « la forêt seule sait tout » ...

Pour celles et ceux qui aiment quand la réalité dépasse la fiction.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Sous-Sol (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

dimanche 13 juillet 2025

Rentrée littéraire 2025

 

Voici quelques unes des lectures qui nous attendent dans la Rentrée littéraire Automne 2025 
... et dont je vous reparlerai bientôt !


jeudi 10 juillet 2025

Sombre lagune (Antoine Glaser)


[...] Le "petit barbouze français".

Une petite histoire d'espionnage sans autre prétention que celle de nous faire découvrir quelques uns des nouveaux enjeux géopolitiques de la Côte d'Ivoire.

L'auteur, le livre (252 pages, mars 2025) :

Antoine Glaser (né en 1947) est un journaliste, ancien directeur de rédaction de la revue Africa Intelligence, qui connait parfaitement l'Afrique depuis de nombreuses années.
Après avoir rédigé plusieurs ouvrages très sérieux sur la présence française sur ce continent [clic], il se lance, pour notre plus grand plaisir, dans l'écriture de romans, et même de thrillers d'espionnage.

Les personnages et le canevas :

Le héros c'est Paul Mercier, qu'Antoine Glaser a chargé de nous faire visiter Abidjan.
Un apprenti espion qui voulait faire comme papa, mais qui n'a jamais vraiment réussi à intégrer les rangs du Renseignement Français et qui bosse plus ou moins en solo pour l'ambassade française.
Le voici donc « honorable correspondant de la DGSE à Abidjan. Mercier père avait ainsi fait valoir la connaissance intime que son fils avait de la Côte d’Ivoire et de ses milieux de pouvoir ».
Sa couverture : « représentant en vins de Bordeaux, sa ville de naissance ».
Paul c'est « le "petit barbouze français", comme il sait qu’il est surnommé » et son matricule, s'il en avait un, serait plus proche de 117 que de 007.
Même s'il n'est qu'à moitié espion, Paul Mercier a visiblement fourré son nez là où il ne fallait pas et découvert des trafics beaucoup plus gros que lui : on va le retrouver à moitié mort dans son appartement, victime d'une tentative d'empoisonnement.  
Mais Paul Mercier s'entête, l'avertissement n'a pas suffit et il décide de mettre à nouveau sa tête dans la gueule du loup, il utilise même ses relations, ses ami(e)s. Dangereux le type : certains de ses amis vont se retrouver en sale état au fond de la sombre lagune. Et bien sûr, il n'écoute pas, il s'entête.
« [...] Je ferai tout pour retrouver ses assassins et la venger.
[...] Il sait qu’il va s’engager dans un combat à mort contre ceux qui ont tué ses amis. » 

♥ On aime :

 Disons le tout de go, Antoine Glaser n'est pas le nouveau John Le Carré. Il n'avait d'ailleurs pas cette prétention, bien entendu, avec ce premier roman dont la prose reste très basique. 
Son héros, Paul Mercier, est un peu flou, quelque part entre le dilettante et la tête brûlée, et il est difficile pour le lecteur de prendre fait et cause pour cet espion amateur, dans tous les sens du mot.
Et on n'a pas trouvé ni l'humour, ni le second degré, qui auraient pu sauver la partie.
 Bon ok, c'est pas le thriller de l'année, mais on s'en doutait un peu et c'était pas vraiment ce qu'on cherchait. Non, ce qui nous attirait, c'est qu'Antoine Glaser connait parfaitement la Côte d'Ivoire et ses nouveaux enjeux.
Il porte un regard résolument actuel sur une Françafrique qui a considérablement changé depuis l'époque de Jacques Foccart.
Pendant que la France se fait secouer aux quatre coins de l'Afrique, que son influence s'érode partout, Antoine Glaser va nous dévoiler quelques secrets bien gardés de « ce pays, longtemps le plus français d’Afrique ».
À commencer par la forte présence des libanais : « la communauté libanaise était ici chez elle avant même les indépendances. À Beyrouth, on trouve une "avenue d’Abidjan" ».
Trafic de drogue, corruption, blanchiment d'argent, trafic d'armes, la totale.
Et qui dit Liban, dit Hezbollah. Et qui dit Hezbollah dit services de renseignement israéliens avec « les gars du Mossad, toujours inquiets des relations des Ivoiriens avec le Hezbollah libanais ».
Alors finalement oui, on va le suivre cet improbable Paul Mercier, pour essayer de comprendre « quels peuvent donc être les liens secrets entre ces chiites ivoiro-libanais proches du Hezbollah, les sbires du ministre ivoirien de l’Intérieur, et des trafiquants de drogue ».

Pour celles et ceux qui aiment l'Afrique.
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Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Fayard (SP).
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mardi 8 juillet 2025

La dernière étape (Guillaume Guéraud)


[...] On sait tous comment ça va finir.

Un très court roman noir, le récit d'une fusillade. Une douzaine de personnages dans un bar écrasé de chaleur. Il y aura huit tirs, une quinzaine de balles et très peu de survivants.
Un montage très cinéma pour les chapitres de ce véritable scénario de court-métrage.

L'auteur, le livre (176 pages, mars 2025) :

Le bordelais Guillaume Guéraud (né en 72) s'est laissé tenté par le cinéma avant de se lancer dans l'écriture : son style très visuel, très graphique, s'en ressent énormément.
Après avoir été avec lui en Baignade surveillée, on le (re-)découvre ici avec cette courte histoire : La dernière étape, que l'auteur dédie à Sam Peckinpah et Johnnie To.

Le canevas et les personnages :

La dernière étape, c'est l'enseigne d'un rade paumé, un resto routier, au bord d'une départementale anonyme du sud de la France, écrasée de chaleur. Un bled perdu en pleine canicule, façon Bagdad Café.
« La Dernière Étape est l’unique construction de ce coin paumé. Loin de la mer, loin de la ville, loin de tout. »
Rares sont ceux qui y font étape sauf aujourd'hui, au menu du jour c'est "règlement de comptes".
Melvin est sorti de taule la veille, sa chérie Jennifer est venue le chercher à sa sortie de prison et ils reprennent leur business au café.
Mais Melvin est un voyou, un vrai gangster et, avant ses vacances en taule, il avait eu le temps de trahir son boss, Karim Kazmir, un autre bandit. Une trahison plutôt moche qui appelle la vengeance.
Tout le monde sait que Kazmir va débarquer pour la savourer, sa vengeance, même s'il fait très chaud et que le vengeance se déguste généralement froide.
Au rendez-vous, il y a là deux flics qui sont venus, non pas pour protéger Melvin (après tout ...), mais plutôt pour alpaguer l'insaisissable Kazmir.
« [...] Au mauvais endroit au mauvais moment. Il croyait s’être préparé au pire mais rien ne lui sera épargné. Même ce qui n’arrive jamais, ou ce qui n’arrive qu’aux autres, lui tombe dessus. Ici et maintenant. »
Vers 14h30, juste avant les premiers coups de feu, il y a là moins d'une douzaine de personnes.
Melvin et Jennifer, les deux flics, Kazmir qui débarquent avec deux autres porte-flingues et quelques clients de passage. Peu de personnages mais beaucoup sont armés. On va pouvoir compter une demi-douzaine de flingues et une quinzaine de balles seront tirées. 
Unité de lieu, de temps et d'action, tout va se dérouler en quelques minutes à peine.
Un carnage. Il y aura très peu de survivants.

♥ On aime beaucoup :

 D'habitude au cinoche on présente les acteurs par ordre d'entrée en scène, par ordre d'apparition à l'écran. Guillaume Guéraud nous prend à contre-pied : on va découvrir ses personnages par ordre de "sortie" de la scène, par ordre de disparition.
Avec une astucieuse construction faite de très courts chapitres (trois ou quatre pages). 
Un chapitre pour décrire l'un des tirs : le gars qui sort son flingue, le modèle de son arme, le type de munitions, le doigt sur la gâchette, le percuteur sur la douille, l'explosion de la poudre, l'éjection de la balle, sa vitesse, sa trajectoire, variable selon l'habileté du tireur. 
Un chapitre au ralenti, très visuel, graphique, façon Potemkine ou Sergio Leone pour rester au cinéma. 
Et puis l'impact.
Au choix : une bouteille du bar, une tempe droite, un sourcil gauche, un sternum, une artère fémorale, ... il y en aura pour tous les goûts et quelques semaines de boulot pour les légistes et balisticiens. 
Au bout de la trajectoire, l'autre type, la cible, tombe sur le carreau et meurt plus ou moins vite.
Chapitre suivant, on fait la connaissance du gars que l'on vient de voir étendu raide mort : ses quelques heures avant la fusillade, quand, comment, pourquoi est-il venu. 
On revoit avec lui sa dernière étape en quelque sorte.
Et ainsi de suite. Huit tirs. Huit enchaînements de chapitres. 
 Mais ce serait trop facile d'en rester là, alors Guéraud a glissé une petite surprise. Une cerise qu'on n'a pas vu venir sur le gâteau, trop occupé qu'on était à compter les balles et les cadavres, assourdi par le bruit des détonations (mais que les paresseux se rassurent : il y a même un "générique de fin" à la fin du film du bouquin qui liste les armes et les tirs !).
 Et puis c'est un bel exercice de style, un "à la manière de", de ces polars noirs des années 70-80, ceux de JP. Manchette ou FH. Fajardie : une prose sèche, factuelle, sans plus d'état d'âme que les tireurs.
Un bel hommage au style de l'époque et une savoureuse gourmandise pour les amateurs du genre.
 Ah, et puis celle-là que j'aime bien et que je vous ai gardée pour la fin : « La fin de la civilisation, c’est le capitalisme. Quand il a commencé à produire des bombes atomiques et des gobelets en plastique…».

Pour celles et ceux qui aiment les balles perdues.
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Livre lu grâce à La Manufacture de Livres (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

vendredi 4 juillet 2025

Sarek (Ulf Kvensler)


[...] Quel enfer, cette putain de montagne !

Dans ce thriller psychologique, on sait dès le début que cette stupide randonnée dans un parc national de Suède va très mal finir. Mais bon public, on écoute Anna nous raconter comment tout cela s'est (mal) goupillé et comment les catastrophes sont arrivées l'une après l'autre.

L'auteur, le livre (504 pages, 2023, 2023 en VO) :

Le suédois Ulf Kvensler vient du monde des séries télé et s'est lancé dans l'écriture de thrillers psychologiques.
On avait commencé par son second roman, Au nom du père, qu'on n'avait pas trop aimé.
On lui laisse aujourd'hui une seconde chance avec son premier bouquin : Sarek, du nom d'un massif montagneux du nord de la Suède.
Un bouquin qui devrait être conseillé comme lecture salutaire par temps de canicule puisque le Sarek semble nous dire : « Bienvenus ici. Mais attendez-vous à avoir froid comme vous n’avez jamais eu froid. »
La traduction est signée Rémi Cassaigne.

Le canevas et les personnages :

Trois amis de la bonne et chic société suédoise (des avocats, ...) décident de partir en rando dans le parc national du Sarek, là-haut, tout au nord de la Suède, près de la Norvège.
Le couple d'Henrik et Anna bat un peu de l'aile. Et au dernier moment Milena, l'amie de Anna, invite une pièce rapportée, Jacob, son nouveau petit ami. Finalement tous quatre prennent leurs sacs à dos et partent pour le Norrland.
Dès le début, on sait que la rando va très mal se terminer parce que le récit est construit sur des flash-back au rythme de chapitres qui alternent l'après et l'avant. 
Après, c'est la police qui interroge Anna que les secours viennent de retrouver, salement amochée, au retour de cette rando catastrophique. Que s'est-il passé ? Que sont devenus les trois autres ?
Avant, c'est Anna qui revient sur ces événements pour raconter comment tout cela s'est organisé et faire part de ses doutes quant à la trouble personnalité de ce fameux Jacob qui semble tout avoir du pervers narcissique.
« [...] De nouveaux sommets. Et derrière, encore d’autres montagnes. Le Sarek était si terriblement vaste, et si terriblement silencieux. Terrible, au sens propre : qui inspire la terreur. Et nous allions continuer à nous enfoncer dans ces terres sauvages. »

On aime un peu :

 Ces thrillers psychologiques fonctionnent souvent de la même façon : on a envie de hurler au personnage principal, mais bon sang, arrête ! fais demi-tour ! tu vois pas où ça va te mener ? laisse tomber ! 
Et puis bientôt - assez vite en fait ! - on a envie de lui filer des baffes tellement son entêtement, son aveuglement nous fait criser.
Mais voilà on est bon public alors on la suit, cette Anna, sur les chemins dangereux du Sarek et on accuse le coup à chaque erreur commise : « C’était une mauvaise décision, nous aurions dû tout de suite redescendre ensemble. Mais il est facile d’avoir raison après coup. »
Jusqu'à ce qu'un refrain lancinant vienne bientôt scander chaque nouvelle catastrophe : « Quel enfer, cette putain de montagne ! ».
 Alors oui, il est question de grands espaces naturels et sauvages mais c'est pas de la grande littérature et on n'est assez loin de ce qu'auraient pu nous donner un Ian Manook, un Olivier Norek ou même un Franck Thilliez pour ne citer que des lectures récentes dans la neige. 
Mais ça marche quand même, il faut bien le reconnaître et l'on suit cette stupide équipée, on se laisse prendre, pour bientôt tourner les pages de plus en plus vite et savoir enfin ce que nous a réservé le suédois.
Et on ne sera pas déçus : ils sont partis tous les quatre ... mais est-ce que l'énigmatique Jacob était vraiment le plus dangereux de toute l'équipe ?
Finalement ce premier roman nous aura paru plus abouti que le suivant (Au nom du père), avec quelques degrés en moins dans le "too much". 
Et puis la neige, la pluie, le vent, la glace, c'est rafraîchissant !

Pour celles et ceux qui aiment la rando.
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Ma chronique dans le revue Actualitté.

jeudi 3 juillet 2025

Whisky (Duhamel & Ratte)


[...] Tout seul, c'est dur, vous savez.

Un SDF et un réfugié kurde vont "adopter" un petit chien. Cette histoire de ménage à trois a tout du conte de Noël charmant mais cache une critique acerbe de notre société de consommation. Des personnages attachants et un scénario plus subtil qu'il n'y parait.

Les auteurs, l'album (64 pages, mai 2025) :

Ce scénario est signé par le normand Bruno Duhamel (né en 75), un bédéaste aussi à l'aise avec les pinceaux qu'avec la plume, et qui est coutumier des personnages un peu décalés, en marge de notre bonne société. 
Pour cet album Whisky, il a confié le dessin au franc comtois David Ratte (né en 70) sur les conseils de l'éditeur et le résultat confirme la pertinence du tandem.

Les personnages et le canevas :

Un vieux SDF, bougon et réac, c'est Théo. Un jeune réfugié kurde, c'est Amir. 
Théo et Amir vont "trouver" (hmmm ...) un petit chien sympa comme tout qu'ils baptiseront Whisky.
Le SDF devient vite papy gâteux, comme tout le monde le serait devenu avec un chien comme celui-ci.
Le réfugié, lui, ne supporte pas la bestiole, « on n'a pas assez pour nourrir ». Un animal qui lui rappelle certainement son pays ravagé par la guerre, où les chiens tenaient plus de la hyène ou du chacal que du yorkshire sorti du toilettage.
Alors ménage à trois ? Ou pas ?

♥ On aime :

 Nos deux compères cohabitent tous deux sous le même pont de Paris mais ne partagent pas tout à fait valeurs et cultures, ce qui nous vaut de savoureux dialogues.
« [...] - Allez l'arabe ! Au boulot !
- Pas arabe. Kurde.
- Ouais, c'est pareil. Au boulot ! »
Leur boulot, c'est « du vrai boulot de survivaliste » : chaparder quelques fruits au marché et fouiller les poubelles, tout cela sous le regard bienveillant d'affiches publicitaires pour la nourriture ayurvédique pour chats ou les compléments alimentaires en gélules. Décalage, on a dit ?
 Et puis il y a les petites leçons de vie dispensées par le vieux Théo, bougon et réac.
« [...] - Tu pas aimer artistes ?
- Leçon du jour mon gars ...
Si tu veux pouvoir profiter d'un des rares terrains vagues qui existent encore, ne laisse JAMAIS les artistes s'y installer !
Les artistes, c'est l'avant-garde de la bourgeoisie ! »
 Côté dessins, une ligne claire classique et bien lisible, avec des personnages croqués comme il faut et très expressifs.
Côté intrigue, on frôle parfois le gentil conte de Noël pour ados (ça se passe en hiver sous la neige) mais derrière cette façade charmante, Duhamel réussit à glisser quelques critiques acerbes de notre société bien organisée pour vivre confortablement à l'écart de ses sdf. Il faut même plusieurs lectures pour profiter pleinement de tous les détails. 
Avec le duo Kurde/SDF qui fonctionne parfaitement (belle trouvaille), le scénario s'avère bien plus malin qu'on ne le pensait. L'album est plein de charme et de poésie (même si la vie des SDF n'est peut-être pas aussi sympa que cela) et les deux personnages - oops, pardon le chien - les trois personnages sont vraiment attachants. Difficile de ne pas les adopter. 
Avec le chien.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens et les SDF.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Bamboo / Grand Angle (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.