vendredi 20 décembre 2024

Kalmann et la montagne endormie (Joachim B. Schmidt)


[...] Personne ne veut être le plus bête.

Dans ce second épisode, on retrouve avec plaisir Kalmann, l'idiot d'un petit village islandais, mais un idiot du village qui a oublié d'être bête.

L'auteur, le livre (320 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
L'an passé, on avait décerné un coup de cœur à cet auteur suisse installé en Islande : un parcours pour le moins atypique que celui de Joachim B. Schmidt !
Après Kalmann, voici le second épisode traduit en français : Kalmann et la montagne endormie.

Les personnages :

C'est avec beaucoup de plaisir que l'on retrouve ici cet incroyable personnage, Kalmann, l'idiot (pas si bête) du petit village islandais de Raufarhöfn et sa litanie de "correctomundo" (c'est un fan de séries tv et de hamburgers).
[...] Personne ne veut être le plus bête. Mais quelqu'un doit être le plus bête, et quand on est comme moi, c'est plus malin de ne pas le nier.
[...] Correctomundo ! me suis-je exclamé fièrement.
Le voici encore un peu plus désemparé puisque son grand-père, le seul qui se montrait vraiment bienveillant envers Kalmann, vient de décéder (rappelez-vous : il était à l'EHPAD dans l'épisode précédent).
[...] Grand- père et moi, on était aussi inséparables que le hamburger et les frites.
[...] — Ben disons que… ton grand-père n'aurait pas gagné le concours de popularité, a dit Elínborg d'un air songeur.
— Ça existe chez nous ? ai-je demandé, surpris.
— C'est juste une façon de parler, m'a expliqué Þóra.
Mais cela ne m'a pas empêché de me demander qui remporterait le concours de popularité de Raufarhöfn, s'il y en avait un. Hafdís, sans doute. Ou moi.

Le canevas :

On découvre avec surprise notre ami Kalmann aux US, arrêté par les flics ! 
Un épisode qui nous vaudra quelques bons mots !
[...] À part le fait que j'ai été arrêté par le FBI, je me plaisais beaucoup aux États-Unis.
[...] Les Américains sont comme ça, hyper sympas et reconnaissants bien qu'ils partent sans arrêt en guerre.
Pourquoi est-il parti là-bas ? Comment se retrouve-t-il menotté et interrogé par le FBI ?
Il va falloir revenir un peu en arrière jusqu'à cette lettre inattendue que sa maman a reçu ...
[...] Le jour où la lettre de mon père est arrivée avait déjà mal commencé.
De retour en Islande après l'épisode FBI, notre "shérif" Kalmann va devoir mener une véritable enquête sur une mystérieuse affaire d'espionnage, oui, oui : l'Islande est un pays au passé (un petit peu) agité et Kalmann va réveiller la montagne endormie dont on ne sait pas encore ce qu'elle cache ...

♥ On aime :

 La mise en scène d'un personnage de débile ou de simplet est un exercice délicat et généralement plutôt casse-gueule. Joachim B. Schmidt s'en tire très honorablement car il prend soin de faire de son idiot un clairvoyant, comme celui de Dostoïevski : un innocent qui scrute ses concitoyens d'un regard vif et perçant. Les dialogues décalés entre Kalmann et ses proches sont particulièrement savoureux.
 La première partie du bouquin peine un peu à se mettre en place et l'on ne voit pas très bien pourquoi Joachim Schmidt a voulu nous emmener à Washington. 
Bon, on comprendra vite bien sûr mais pour autant, cette excursion n'est pas tout à fait convaincante et l'on a hâte que le FBI se débarrasse de l'insaisissable Kalmann et l'exfiltre vers l'Islande !
 De retour dans le petit village de Raufarhöfn, la seconde partie sera beaucoup plus intéressante et l'on y retrouvera l'ambiance de l'épisode précédent. On va (re)découvrir un petit pays tiraillé, à l'époque de la guerre froide, entre ses sympathies 'socialistes' et l'occupation américaine. 
Voilà qui fait écho aux romans d'Arnaldur Indriðason qui a lui aussi, fréquemment évoqué le difficile passé de ce petit pays très convoité. 

Pour celles et ceux qui aiment l'Islande.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard (SP).
Mon article dans les revues Benzine et ActuaLitté.

mercredi 18 décembre 2024

Cabane (Abel Quentin)


[...] Les prophètes de malheur sont rarement écoutés.

En 1972, quatre jeunes universitaires prédisaient, modélisation à l'appui, l'effondrement de notre croissance exponentielle. Abel Quentin nous rappelle le message plus que jamais pertinent de ces lanceurs d'alertes, collapsologues avant l'heure.

L'auteur, le livre (477 pages, 2024) :

Avec un peu de décalage, Abel Quentin s'empare du Rapport Meadows qui vient de fêter ses cinquante ans en 2022. Son bouquin, Cabane, a au moins le mérite de nous obliger à tapoter quelques recherches autour de ce fameux rapport et de ses auteurs qui en 1972, tirèrent (vainement) la sonnette d'alarme.
On était un tout petit peu trop jeune pour avoir entendu parler de ce rapport, mais c'est là une bien piètre excuse car il a été régulièrement actualisé depuis, tous les dix ans à peu près.

Le contexte :

Le bouquin évoque les auteurs du Rapport Meadows intitulé Les limites de la croissance, publié en 1972. Ces 4 jeunes universitaires du MIT analysaient les interactions de plusieurs “systèmes dynamiques complexes” (économie, démographie, ressources, pollution). Leurs modèles prédisaient un effondrement mondial vers 2050, en raison de notre croissance exponentielle insoutenable pour la planète.
[...] Les activités humaines peuvent-elles poursuivre leur croissance de façon durable, face aux limites des ressources naturelles non renouvelables ?
[...] Il est particulièrement déstabilisant de découvrir que nous vivons dans un monde fini, dont les limites physiques ne peuvent être dépassées.
À sa sortie, le rapport Meadows s'est vendu à des millions d'exemplaires mais ne nous inquiétons pas, il est tombé assez rapidement dans les oubliettes : aucun système politique n'est capable de faire les choix nécessaires et l'on sait aujourd'hui ce que devient notre planète. 
“Les prophètes de malheur sont rarement écoutés” et généralement “on préfère foncer dans le mur en klaxonnant”.
Donc tout va bien, ce n'était qu'un rapport de plus, comme ceux du GIEC, une alarme que l'on peut oublier d'entendre en continuant de boursicoter sur des bulles spéculatives. Ouf.
Les auteurs du Rapport Meadows de 1972 (rebaptisé Rapport 21 dans le livre) étaient des Cassandre, des lanceurs d'alerte avant l'heure, des collapsologues, bien avant que tous ces mots ne soient inventés.
En 1979, quelques uns de leurs collègues vont même sortir le Rapport Charney sur le réchauffement climatique ! 
Toutes ces alertes ne datent donc pas d'hier mais bien d'avant-hier, il n'est pas inutile de le rappeler.
Comme ceux du GIEC, le rapport Meadows est souvent cité par ceux qui ne l'ont pas lu (moi, le premier) et le bouquin d'Abel Quentin est justement là pour vous permettre d'en parler à votre tour.

On n'aime pas vraiment :

 La première partie du bouquin (beaucoup trop longue) s'attache aux pas des quatre universitaires du rapport, qui pour les besoins du roman, ont été redessinés et déménagés à Berkeley, la côte ouest est plus glamour et plus évocatrice des hippies. C'est un subtil mélange de bavardage intellectuel, d'ironie arrogante et d'amertume cynique : une recette qui ressemble fort aux figures imposées d'un prix qu'on court.
On a donc bien failli décrocher de ce bavardage un peu vain. 
➔ Mais à mi-parcours, le bouquin change du tout au tout : Abel Quentin catapulte le lecteur en 2022, année marquant le cinquantenaire du rapport. En quelques pages, il nous résume le contexte qu'il vient de trop longuement développer et introduit un nouveau personnage : un journaliste se met à enquêter sur le quatrième larron du Rapport, le mathématicien norvégien, que l'écrivain avait pris soin de nous rendre un peu mystérieux. L'intrigue est enfin lancée.
➔ Las, la dernière partie du roman se perd dans un délire catastrophiste de survivalistes sectaires. On comprend bien que ce n'est qu'une histoire et pas la thèse d'Abel Quentin, mais paradoxalement, cela dessert dangereusement le propos initial. Le roman semblait jusqu'ici plutôt un hommage un peu ennuyeux aux auteurs du fameux Rapport Meadows mais transformer l'un des auteurs en savant fou (littéralement) n'est pas vraiment rendre service aux lanceurs d'alertes. 
Avec beaucoup de mauvaise foi et un peu de méchanceté gratuite, laissons le dernier mot à Abel Quentin lui-même :
[...] Je relus à l’aube, et trouvai tout cela un peu fabriqué. C’était paresseux, sensationnel, approximatif, mais tout le monde le faisait, et il fallait bien vivre.

Le canevas :

Dans ce roman, Abel Quentin ré-invente donc le parcours des auteurs du célèbre Rapport Meadows (rebaptisé Rapport 21 dans le livre) en s'inspirant de quelques éléments de leur vie réelle pour créer ses propres personnages (il faut d'ailleurs régulièrement tapoter sur le ouèbe pour démêler le vrai du faux et de l'à peu près vrai).
Ce seront les Dundee qui vont figurer les Meadows, un couple de hippies écolos (c'était l'époque). 
Dans la véritable équipe d'universitaires aux côtés des Meadows, il n'y avait pas de français mais bien un norvégien (Jørgen Randers) et un autre américain (William Behrens).
Aucun des quatre personnages d'Abel Quentin n'est vraiment sympathique : on les découvre perdus entre leurs égos, leurs déceptions (leur rapport fera beaucoup de bruit ... pour rien), leurs obsessions et leurs mesquineries. Voire leurs contradictions, puisque le personnage français inventé par l'écrivain finira par travailler pour l'industrie du pétrole. Bref, ce sont des gens très ordinaires.
[...] « Il y a cinquante ans, nous nous battions pour que nos sociétés humaines évitent l’effondrement. Aujourd’hui, la seule chose que nous puissions faire, c’est les préparer à encaisser le choc. »
La dernière partie du bouquin suit le journaliste qui enquête sur les traces du quatrième auteur du rapport, le norvégien, que l'auteur figure en gourou sectaire, disciple de Unabomber le premier terroriste technophobe.
[...] Gudsonn m’avait dit qu’il fallait écrire, dans le rapport, que nous préconisions un contrôle strict des naissances. Et – je m’en souviendrai toute ma vie – il avait ajouté une phrase glaçante, il avait dit : « Dans un premier temps. »

Pour celles et ceux qui aiment les équations.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de L'Observatoire (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

vendredi 13 décembre 2024

Un ballon sur la banquise (Harris MacDonald)


[...] Personne à part un Suédois fou.

En 1897, une expédition en ballon vers le pôle tourne au drame. Ce roman, librement inspiré de cette odyssée tragique, fusionne avec ironie l'ambiance de Jules Verne et celle d'une romance délicieusement old-school.

L'auteur, le livre (368 pages, septembre 2024) :

Encore une histoire vraie, comme on dit, décidément 2024 aura été l'année de ces récits (qu'on adore évidemment).
Cette fois c'est Harris MacDonald (pseudo de l'universitaire californien Donald Heiney) qui s'inspire de la folle et tragique odyssée de l'ingénieur suédois Salomon August Andrée qui, un peu avant 1900, partit en ballon pour le pôle nord avec deux acolytes.
Curieusement seuls deux romans de cet auteur ont été traduits en français : visiblement il y a du retard à rattraper car c'est une belle plume, très agréable à lire.

Les personnages :

Côté casting, c'est très simple : ils ne sont que trois à prendre place dans le ballon à l'été 1897, trois ingénieurs téméraires et ce roman serait le récit de l'un deux, le major suédois Gustav Crispin, très très librement inspiré de cette expédition.
Mais une jeune dame va également prendre place dans le bouquin et venir égayer notre cohabitation avec les trois aéronautes : voici Luisa, la délicieuse chérie du major qui, au fil du voyage, va s'inviter dans les pensées et rêveries du major, un récit dans le récit.

♥ On aime :

 On aime l'humour subtil, l'autodérision, le ton aristocratique et désuet dont Harris habille son récit : cette ambiance à la Jules Verne est tout bonnement délicieuse.
 Et puis il y a ces pages peuplées des pensées, souvenirs et divagations du major qui faisait la cour à une charmante jeune femme. Leurs jeux amoureux, leurs chassés-croisés, leurs aventures sont un aimable divertissement digne du meilleur théâtre. Une histoire d'amour teintée d'un érotisme subtil et d'une plaisante ironie.
[...] – Alors avec ce système, un ballon pourrait aller n’importe où ?
– Si le vent le permet.
– Comment ça, si le vent le permet ?
– Il est possible de louvoyer contre le vent en diagonale, mais pas de le heurter de front.
– Pourrait- on aller, par exemple, jusqu’aux lacs italiens ?
J’éclatai de rire.
– Vous êtes une incorrigible sentimentale.
– Et vous un barbare arithmétique.
[...] Ma compréhension de la femme (je commençais seulement à le voir) était imparfaite.
 Le lecteur arrivait passionné par le défi aéronautique et se retrouve ému par un challenge amoureux. 
Dans la préface, Philip Pullman résume fort bien tout le plaisir que l'on a pu prendre à cette lecture :
[...] L'absurdité tragi-comique de l’existence. Les protagonistes de Harris ne font en général pas preuve d’héroïsme. Ils sont ironiques, spirituels et pleins d’empathie, avec un sens aigu du ridicule.
[...] Harris savait mieux que quiconque comment capter l’attention et la retenir, et comment agencer les événements d’un récit de manière à nous faire tourner la page. 

Le canevas :

Voici encore un récit d'explorateurs partis à la conquête d'un but impossible.
[...] Le Pôle est un but difficile, voire impossible, à atteindre que l’on doit néanmoins poursuivre, puisque l’Homme est condamné à rechercher et à connaître toute chose, que ce savoir lui procure ou non du plaisir.
[...] Et supposons que vous le trouviez malgré tout, cet endroit merveilleux où tout le monde est tellement impatient de poser le pied. Vous trouveriez quoi, au juste ? Absolument rien.
[...] C’est une abstraction, une fiction mathématique. Personne à part un Suédois fou ne pourrait lui trouver le moindre intérêt.
Le bouquin entrelace astucieusement le récit de l'expédition et les souvenirs amoureux du major Crispin.
Mais, chut, Harris MacDonald nous a réservé quelques surprises !
Dans la vraie vie de 1897, l'expédition fut hélas bien plus tragique : mal préparés, les aéronautes s'échouèrent sur une île au bout d'une trentaine d'heures de vol sans avoir atteint le pôle. On les retrouvera congelés 30 ans plus tard, à la faveur d'un été torride qui poussa les chasseurs de phoques un peu plus au nord des routes habituelles.

Pour celles et ceux qui aiment jouer au ballon.
L'histoire vraie racontée (avec photos) par les éditions Phébus ou un autre site web.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Phébus (SP).
Ma vidéo sur Bookstagram.  Ma chronique dans les revues Benzine et Actualitté.

lundi 9 décembre 2024

La propagandiste (Cécile Desprairies)


[...] Elles avaient su « se débrouiller ».

Pendant l'Occupation, le monde des collabos antisémites décrypté de l'intérieur : dans ce roman autobiographique, l'historienne Cécile Desprairies dresse un captivant portrait intime de son passé familial. Pour mieux s'en libérer.

L'auteure, le livre (216 pages, août 2023) :

Cécile Desprairies est historienne, spécialiste des années d'occupation et de collaboration, une période sur laquelle elle a écrit plusieurs ouvrages très sérieux.
On la découvre ici avec son seul roman, très autobiographique, La propagandiste, un roman de 2023 qui vient de sortir en poche : un de nos derniers coups de cœur de l'année !

Les personnages :

La propagandiste dont il est question, c'est Lucie, nom de code dans le roman pour sa maman. 
La vocation d'historienne de Cécile Desprairies pour l'occupation et la collaboration s'explique alors : elle est née dedans ! 
Ou plus exactement elle est née après (une fois sa mère remariée), mais dans une famille de collabos antisémites qui n'a jamais tourné la page : dans les années 40, maman s'efforce de "traduire" et promouvoir en France la propagande allemande et l'idéologie nazie. Et elle est plutôt douée, “elle est même qualifiée de « Leni Riefenstahl de l’affiche » !”.
[...] Les Allemands ont surnommé la jeune femme “Die Propagandistin”, la propagandiste. Son esprit pragmatique et son sens des priorités la guident.
Elle a épousé en premières noces Friedrich, un nazi bon teint, un biologiste passionné par les théories des gènes et des races.
Il y en aura d'autres, un second époux (le père de l'auteure), et puis des tantes, des oncles, ... tous ont trempé dans la collaboration et se sont enrichis par spoliation et usucapion.

♥ On aime très beaucoup :

 Il est facile de dépeindre les collabos de l'époque comme d'affreux méchants : ils font d'excellents salauds dans de nombreuses histoires. 
Mais Cécile Desprairies réussit là un tout autre exercice : en tirer un portrait (difficile puisqu'il s'agit "des siens"), un portrait qui ne tombe pas dans la caricature, un portrait qui nous éclaire et nous aide à comprendre.
Avec un courage remarquable, elle nous dévoile les secrets de sa famille, nous offrant un aperçu intime de son passé, maintenant que ses parents ne sont plus là.
 La première partie de la vie de Lucie est une “belle histoire d’amour, certes nazie, mais d’amour tout de même”. C'est ce qui fait tout le charme et l’ambiguïté de cette femme, jeune et belle, vive et intelligente : elle est fascinante. Des collabos il y en a eu d'autres, et ce n'était certainement pas la pire. 
Mais Lucie restera éternellement prisonnière de son passé, incapable de laisser derrière elle son ancienne gloire et son premier amour. Elle passera les trois quarts de son existence dans le déni de la réalité car “seul le déni lui reste. Se mentir rend les choses plus supportables”.
[...] Vivre dans le monde d’aujourd’hui, voilà ce qu’elles ne savaient pas faire.
C'est ainsi que l'auteure va grandir dans le mensonge, le déni et le non-dit.
Depuis son enfance Cécile Desprairies cherche à décrypter dans son histoire familiale, le sens réel que peuvent cacher des mots comme occupation ou collaboration. La voici contrainte de jouer à un terrible “Jeu des Sept Familles. On ferait comme si, dans la famille nazie, je demandais le père savant fou, la mère collabo, la grand-mère morphinomane, la fillette perturbée”.
De toute évidence, cette quête a nourri ses ouvrages historiques tout comme ce roman. 
Alors si vous pensiez connaître des parents toxiques, découvrez l'enfance de Cécile Desprairies ! 

Le canevas :

“La petite” Coline (nom de code de l'auteure dans le roman) a grandi à Paris entourée de femmes pieds-noirs.
[...] Le matin, dans l’appartement de mes parents, lorsque la parentèle féminine – mère, tante, cousine, grand-mère – s’y retrouvait, dans une ambiance de gynécée. C’était un club de femmes « à l’italienne ».
[...] Avant neuf heures du matin, elles étaient toutes déjà là. Il allait y avoir des cris et du mouvement, car la paix n’était pas leur fort.
[...] Le cirque des femmes se mettait en branle. Elles jouaient indéfiniment la même pièce, avec variantes mineures.
[...] Et parce qu’il n’y a pas de spectacle sans spectateur, j’étais le témoin muet, « la petite ».
Ces pages sont savoureuses et auraient pu faire un beau roman de famille mais hélas, il nous faut aller au-delà des apparences, des non-dits et fouiller dans le passé de “Lucie”.
[...] Quand elles étaient plus calmes, ma mère et ma tante évoquaient une époque qui leur avait été favorable, juste rétribution du temps où elles avaient « trimé dur pour s’en sortir ». Elles avaient su « se débrouiller ». À les écouter, le monde de « l’Occupation » avait été une sorte de conte de fées. Elles répétaient de façon énigmatique : « On n’est pas passées à côté. » J’ai mis des années à comprendre ce que signifiait cette expression.
Pour comprendre ces femmes, il faut remonter jusqu'à cet hiver 1940 au cours duquel la jeune Lucie qui a tout juste vingt ans, va faire la connaissance d'un alsacien étudiant en médecine.
Lucie et Friedrich, unis dans leur quête d'un monde nouveau et plus pur, filent le parfait amour. Lui, plongé dans la biologie, elle, dans la propagande anti-juive, tous deux œuvrent avec ardeur à façonner cet avenir qu'on leur promet.
À Paris, “le logement du couple a été fourni par le Commissariat général aux questions juives, qui a constaté que le locataire en était « parti »”.
Ils fréquentent Céline (l'écrivain) et Philippe Henriot, “le Goebbels français”, ils participent aux “conférences de l’Institut d’étude des questions juives. L’IEQJ est une sorte d’institut d’opinion sur la « question juive » (c’est le temps où la question n’a pas encore trouvé sa Solution).”
Mais après la Libération, sa mère ne pourra jamais tourner la page et regrettera toujours et son premier amour et cette belle époque où tout lui souriait, où tout lui semblait possible. 

Pour celles et ceux qui aiment les histoires de famille.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma vidéo sur facebook et ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

samedi 7 décembre 2024

Idées cadeaux pour Noël 2024

Pour piocher au gré de vos envies, voici quelques idées de bouquins sélectionnés parmi nos meilleures lectures 2024 (et il y en eu pas mal !) et qui pourraient peut-être plaire au plus grand nombre :

➔ Idées cadeaux 2024, c'est ici.

Pas mal de polars bien sûr, mais aussi des "romans noirs" et quelques "histoires vraies" comme on les aime ainsi que plusieurs romans : l'année 2024 fut riche et féconde en belles trouvailles, profitons-en puisque, pour la plupart de ces suggestions, il s'agit de "sorties 2024".  

Il y a même plusieurs belles plumes qui sont sorties tout récemment pour la Rentrée littéraire 2024.

mercredi 4 décembre 2024

Une colère simple (Davide Longo)


[...] Vraiment un chouette moment !

Troisième enquête de l'équipe de choc montée à Turin par Davide Longo dont la réputation de “ nouvelle star du polar italien ” est décidément bien méritée.

L'auteur, le livre (346 pages, octobre 2024, 2021 en VO) :

Rentrée littéraire 2024.
Davide Longo, c'était en début d'année la coqueluche des médias transalpins qui l'annonçaient comme la star du nouveau polar italien.
On l'a découvert avec les deux premiers épisodes d'une série intitulée Les crimes du Piémont : l'Affaire Bramard et Les jeunes fauves, deux polars que l'on avait déjà beaucoup aimés.
Cette troisième enquête, Une colère simple, confirme à nouveau que la réputation de la nouvelle star du polar italien est loin d'être usurpée : c'est vraiment une plume de grand talent

♥ On aime beaucoup :

 On aime beaucoup ces romans policiers qui se construisent autour de leurs personnages plutôt que de leur intrigue criminelle. 
Et il faut reconnaître que Davide Longo nous a concocté un sacré trio d'enquêteurs :
Il y a là Corso Bramard, celui qui ouvrait la série, un vieux flic retraité au flair légendaire, un taiseux réfugié dans ses montagnes du Piémont, un type qui garde au frais dans sa cave ses meilleurs bouquins, comme d'autres leurs bouteilles de vin.
[...] Il a résolu des affaires là où les autres ne voyaient même pas d’affaire. Personne n’y comprenait rien mais pour finir, c’est lui qui avait raison. Moi qui ai travaillé avec lui, je n’ai jamais su comment fonctionnait son cerveau.
Il y a là Vincenzo Arcadipane, le commissaire chevronné, ancien disciple de Bramard, qui n'arrive pas à se remettre de son divorce, qui traîne un chien abominable et qui consulte une psy estropiée encore plus malade que lui.
[...] Arcadipane marche au milieu de tout cela suivi, à bonne distance, de son vilain chien à trois pattes.
Et puis Isa Mancini, la jeune geek percée et tatouée, une sorte de clone italien de la suédoise Lisbeth Salander.
[...] — Vous me suivez ? À quel croisement vous ai- je perdu ? Vous m’avez l’air un peu confus !
— Je le suis.
Mais tous les autres, les voisins, les gentils, les méchants, tous sont croqués avec finesse, saveur, parfois avec humour mais toujours avec beaucoup d'humanité.
 Davide Longo a pris son temps au fil de ces trois épisodes pour installer tous ses personnages. Et pour cette troisième enquête ... il se lâche un peu !
On va découvrir avec délectation et jubilation une ambiance, un style, une écriture (très elliptique) qui évoque la folie douce de Fred Vargas et de son commissaire Adamsberg. C'est savoureux.
Alors oui, c'est définitivement confirmé, Davide Longo est bien à la hauteur de sa réputation transalpine et je ne peux que te conseiller de prendre le train pour rejoindre tout le monde à Turin. 

Le canevas :

Ça commence de manière étrange avec une enquête qui n'en est pas vraiment une, des suicidés qui n'en sont peut-être pas, et un commissaire Arcadipane qui ne sait plus trop où il en est. 
Son enquête comme sa vie perso, tout part en sucette ...
[...] Si sa vie ne partait pas à vau-l’eau et cette affaire, en couilles, ce serait vraiment un chouette moment !
Il aura grand besoin de l'aide de Bramard et de la jeune Isa et même d'un ancien flic à moitié barge qui ne s'exprime qu'avec des paraboles bibliques, il faudra toute l'équipe pour venir à bout de ces morts en série qui semblent sorties tout droit d'un jeu de rôle ...

Pour celles et ceux qui aiment les flics.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

lundi 2 décembre 2024

Le prêtre et le braconnier (Benjamin Myers)


[...] Amen, dit le prêtre.

La campagne britannique n'est pas toujours riante : la voici qui sert de décor à un conte noir aux accents gothiques, une scène de chasse où le gibier est une jeune femme et le chasseur un prêtre diabolique.
Mais ce sera un tableau plus proche de Jérôme Bosch que de John Constable.

L'auteur, le livre (288 pages, octobre 2024, 2014 en VO) :

L'anglais Benjamin Myers n'en est pas à son coup d'essai et semble s'être fait une spécialité de romans noirs qui prennent place dans la campagne britannique.
On le découvre ici avec sa toute dernière histoire traduite en français : Le prêtre et le braconnier.
Ça s'appelle Beastings en VO : tout un programme pour cette traque lugubre dans un décor vénéneux (comme les champignons), aux couleurs de la fin sinon du monde, du moins de l'humanité.

Les personnages :

Ils n'ont pas de nom : la jeune fille, le bébé, le prêtre et le braconnier, voici les protagonistes de la chasse à la femme qui est lancée dans les landes de Cumbrie, aux frontières de l'Ecosse.

Le canevas :

La jeune fille, sans doute muette et un peu simplette, s'enfuit de la maison où elle avait été placée par le curé qui gère un orphelinat. Dans sa fuite, elle emporte avec elle le bébé de la famille.
On devine un passé lourd de maltraitances (très lourd) : le prêtre est connu pour être un peu trop proche de ses brebis.
Le père de famille demande au curé de lui ramener son enfant. Le berger entend bien récupérer la brebis égarée de son cheptel et, pour la traquer dans les landes, il va se faire aider par un braconnier.
[...] Je retrouverai votre enfant monsieur Hinckley. Et je retrouverai la fille mais dans quel état je ne saurais le dire. Morts ou vifs ce sera la volonté de Dieu.
Une chasse à la femme qui va durer plus longtemps que ne le pensait le braconnier ...
[...] Ça fait des jours qu’on est partis. Qu’on crève à moitié de faim et qu’on sent mauvais. Tout ça pour une petite idiote qui n’est pas aussi idiote qu’elle y paraît.
Mais le prêtre est tenace et s'obstine dans sa traque.
[...] Impressionné par la rapidité et l’endurance du Prêtre. Cet homme semblait doué d’une volonté surnaturelle. Mû par une force intérieure. Dieu supposa le Braconnier.
Dieu ... et peut-être aussi un peu de coke. Pour aider.
Le dénouement sera à la hauteur de cette traque “infernale” (au sens propre du terme) : les banshees, créatures mythologiques celtes, seront même invoquées ...

♥ On aime un peu :

 Benjamin Myers fait preuve d'une écriture saisissante, ses phrases courtes et brutales, dépourvues de virgules, dessinent une prose aux accents gothiques, aussi rugueuse que la laine épaisse dont il faut se vêtir dans ces terres froides et humides. 
Ça gratte et ça démange : on a les pieds dans la gadoue, on est mouillé, on a froid, on bouffe ce qu'on peut, les conserves à même la boîte, on fait ses besoins quand on peut, on se lave encore moins souvent, on crève de soif et de faim, on sue et on pue, on souffre et on survit ... 
Voilà une écriture au plus près des corps et de la terre, servie par une belle traduction de Clément Baude : une prose qui rappelle parfois celle de Terres promises de Bénédicte Dupré la Tour, paru cette automne également.
Ici les protagonistes n'ont même pas de nom, peut-être parce que le véritable personnage de ce roman pourrait bien être la campagne anglaise elle-même, encore plus sauvage que ceux qui l'habitent.
 La violence est très présente, fortement ressentie mais, paradoxalement elle n'est qu'à peine évoquée : on devine, plus qu'on apprend, le passé terrible de la jeune fille, un calvaire indicible, ce qui nous laisse imaginer le pire.
Et même pour le dénouement, le lecteur n'arrivera que trop tard, condamné à deviner ce qui a bien pu se passer ... 
On est finalement terrifié, non pas par ce que nous décrit Benjamin Myers, mais par ce qu'il nous donne à imaginer. Voilà un auteur bien retors.
 Les esprits chagrins pourront regretter que les personnages soient proches de la caricature. C'est plus un conte, une fable, qu'un véritable roman noir. Comme si l'auteur voulait préserver son lecteur et instaurer une distance salutaire avec cette sinistre histoire.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes plus que les prêtres.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Seuil/Points (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

mercredi 27 novembre 2024

Sang d'encre à Marrakech (Melvina Mestre)


[...] Pourquoi tatouer un cadavre ?

Seconde enquête de la détective Gabrielle Kaplan, un Nestor Burma au féminin dans le Maroc des années 50. Dépaysant et instructif.

L'auteure, le livre (228 pages, mars 2024) :

On a découvert les enquêtes de Gabrielle Kaplan avec Crépuscule à Casablanca, enchanté par le parfum old school de ces aventures d'une détective privée des années 50 au Maroc : une sorte de Nestor Burma au féminin.
L'auteure Melvina Mestre est née en 66 à Casa et visiblement cette ville et cette époque lui tiennent à cœur : on y va de découverte en surprise sur ce pays, cette région et cette période méconnus.
C'est donc avec grand plaisir que l'on retrouve la détective Gabrielle Kaplan pour un second épisode : Sang d'encre à Marrakech.

♥ On aime beaucoup :

 C'est un roman policier fait pour dépayser, divertir mais aussi pour instruire. Melvina Mestre ne cherche pas à nous faire peur, ni à nous prendre la tête : ses intrigues policières servent plutôt de prétexte à une description minutieuse de la ville, de ses habitants et surtout du contexte politique et social des années 50 en Afrique du Nord.
 Le protectorat français vacille sous la pression des indépendantistes marocains de l'Istiqlal mais aussi celle des américains qui ont débarqué là-bas en 1942 en apportant leur coca-cola et leurs belles voitures mais également leur vision de la géopolitique mondiale où la colonisation française n'a plus sa place.
 Cette série apporte un éclairage fort intéressant sur cette époque et cette région. 
Laissons parler Melvina Mestre dans sa postface :
[...] Je veille à ce que mes romans d’atmosphère s’inspirent de la grande Histoire, et qu’en me lisant mes lecteurs soient immergés dans le contexte historique, urbanistique et socio-culturel des années 1950. Je m’efforce de représenter le plus possible toutes les sensibilités de ce Maroc sous protectorat pré-indépendance, dans un contexte politique complexe.
➔ Et puis bien sûr on finit par se prendre d'amitié pour Miss Kaplan et son équipe : “ il s’était attaché à cette jeune femme singulière, ouverte et tolérante. Un mélange de perspicacité, d’impertinence et de drôlerie. ”

Les personnages :

La détective Gabrielle Kaplan est une femme débrouillarde qui a du flair : son "nez" est même capable de déchiffrer les parfums portés par les uns ou les autres.
Elle est entourée de Vincente, son assistante dévouée, de Brahim, son fidèle acolyte marocain toujours prêt à donner un coup de main, et d'Yvonne, une chroniqueuse mondaine très informée des dessous de la haute société casablancaise.

Le canevas :

Cette fois, le commissaire Renaud (le seul flic sympa du commissariat, ni corrompu ni raciste !) fait appel à Miss Kaplan pour élucider une série de meurtres : des cadavres de prostituées sont retrouvés au pied des monuments les plus emblématiques de la ville.
[...] C’était un corps de femme, entièrement nu. Il a été très probablement déposé là après le meurtre car elle a été poignardée et il n’y avait pas de sang autour. Sans doute très tôt ce matin ou au milieu de la nuit, puisqu’il y a toujours du monde et du passage par là- bas. Une chose est sûre, le lieu n’a pas été choisi au hasard. Un monument aux morts en plein milieu du centre administratif de la ville, cela signifie quelque chose, vous ne croyez pas ?
Voilà qui fait désordre et qui menace de mettre le feu aux poudres qui couvent : le protectorat français a bien du mal à garder la situation en mains.
[...] L’orage couvait. L’édifice de la France coloniale avait sérieusement commencé à se lézarder et, dans ce contexte, une guerre civile menaçait d’éclater à tout moment. Il fallait montrer que la police contrôlait et maîtrisait la situation.
L'enquête  sera pour nous l'occasion de découvrir la ville close, Bousbir, le quartier réservé à la prostitution par les colons français avec son “administration concentrationnaire et médicale”, que l'on disait “ la plus grande « maison close à ciel ouvert » du monde ”.
Mais le titre nous suggère que bientôt les cadavres en série vont nous emmener jusqu'à la Perle du Sud, la ville ocre, Marrakech, qui à cette époque ne connaissait pas encore le tourisme de masse mais qui s'y préparait déjà activement !
Quant à l'encre de ce même titre ce pourrait-être celle des journaux que l'administration peine à museler pour éviter que l'affaire ne vienne envenimer une situation déjà tendue, ou bien peut-être celle que les indigènes utilisent pour leurs tatouages ...

Pour celles et ceux qui aiment les fifties.
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lundi 25 novembre 2024

Prière pour disparaître (Socorro Acioli)


[...] Être vivant, c’est être un mot dans la bouche de quelqu’un.

Une jeune femme, ressuscitée des profondeurs de la terre, voit son nouveau destin s'écrire dans un récit brésilien des plus énigmatiques. Un couple, prévenu de son arrivée, l'attendait pour l'accompagner dans sa nouvelle existence...

L'auteure, le livre (200 pages, octobre 2024) :

Née à Fortaleza, au Brésil, en 1975, Socorro Acioli a déjà enrichi le paysage littéraire brésilien de plusieurs ouvrages dans des genres plutôt variés.
Prière pour disparaître est son second roman paru en français.

♥ On aime :

 Voilà bien une fable intrigante qui commence par la "ressuscitation", la résurrection d'une jeune femme, une brésilienne qui sort de terre au Portugal. 
Pour quelqu'un comme moi qui n'est attiré ni par le fantastique, ni par le surnaturel, et encore moins par le religieux ou la sorcellerie, plonger dans cette histoire relevait bien du défi ou du challenge !
Mais ça fonctionne plutôt bien car tout cela nous est conté avec un aplomb puissant, une évidence tranquille comme si les événements décrits faisaient partie d'un quotidien banal et ordinaire, que seul le lecteur ignorait jusqu'ici.
Et c'est effectivement le quotidien de ces familles, chargées au fil des ans d'accueillir ici ou là les "apparus", les ressuscités, pour accompagner leurs premiers pas dans leur nouvelle vie.
Et oui, ça fonctionne car c'est vrai, au fond de nous, on rêve tous un peu d'être parmi ces "initiés", de lever le voile sur les mystères de notre monde et d'ouvrir nos yeux sur l'une des faces cachées de la réalité, de participer à cette hiérophanie.
 Une histoire qui rappelle la légende urbaine des johatsu japonais qu'évoquait Thomas B. Reverdy dans son livre Les évaporés (août 2013) quand les proscrits disparaissaient dans les montagnes nippones, pour se laver de leur passé dans une source chaude avant de renaître à une nouvelle vie.
 Un récit qui nous plonge dans l'univers des traditions portugaises, évoquant notamment la romantique coutume des Mouchoirs Amoureux ou les curieux greniers de la région du Minho.

Les personnages :

Il y aura donc là une jeune femme ressuscitée que l'on appellera Aparecida (l'apparue).
Elle est accueillie par Florice et le docteur Fernando qui vont prendre soin d'elle et plus tard elle va rencontrer Jorge, un ami de la famille.
On va croiser aussi un mystérieux Monsieur Felix à qui Aparecida va commander un nouveau passé.

Le canevas :

Ça commence donc très fort avec une "ressuscitation" : au Portugal, une jeune femme est exhumée de terre par un couple visiblement prévenu de sa visite et qui l'attendait pour prendre soin d'elle.
[...] Je suis sortie d’un trou dans la terre d’Almofala, au Portugal. J’étais nue et chauve, je ne portais rien d’autre qu’un collier de coquillages. Je ne connais pas mon nom. J’ai été sauvée par un couple de personnes âgées. J’ai des entailles et des marques de violence sur le corps. Je suis brésilienne. Je vois les morts. Je ne me souviens de rien.
[...] Je me suis réveillée les yeux englués de boue, les narines pleines de terre, la bouche remplie de sable qui craquait entre mes dents. On m’avait enterrée.
[...] — Mais qu’est- ce que ça veut dire être ressuscitée ? Pourquoi ça m’est arrivé à moi ?
— Je te l’ai déjà dit. Ce sont des gens qui meurent sans mourir, des enterrés qui sortent de terre. Ça n’arrive pas à n’importe qui, ces morts- là sont choisis pour commencer une nouvelle vie.
Celle que l'on finira par appeler Aparecida (l'apparue) est sortie de terre nue comme un ver, amnésique et sans passé, elle ne sait plus qui elle était, ni quelle pouvait bien être sa vie d'avant. 
Pour reprendre le cours de sa destinée, elle va devoir retrouver ou inventer un passé ...
Une quête qui nous ramènera du Portugal jusqu'au Brésil puisque c'est là-bas que tout a commencé.
Le mystère est habilement entretenu tout au long du récit et le lecteur reste captivé, avide de comprendre.
[...] — J’ai le droit de savoir.
— Mais tu ne sauras jamais, ma belle. La vie est ainsi faite, on ne sait pas et pourtant on vit, tu comprends ? Tu n’as pas encore pigé comment ça marchait ?

Pour celles et ceux qui aiment les mystères.
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Livre lu grâce aux éditions Tropismes (SP).
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mardi 29 octobre 2024

Misogynie (Claire Keegan)


[...] Ce qui est au cœur de la misogynie.

Une très courte nouvelle où l'irlandaise Claire Keegan nous brosse un portrait rapide de la misogynie ordinaire.

L'auteure, le livre (64 pages, mai 2022) :

On avait déjà croisé la route de l'irlandaise Claire Keegan : avec Ce genre de petites choses où l'on suivait les pas d'un livreur de charbon dans un presque conte de Noël jusqu'au couvent des sœurs Magdalene [clic], de sinistre mémoire irlandaise, encore un de ces grands scandales de l'église catholique.
C'était déjà un tout petit bouquin d'une centaine de pages et il a été adapté au cinéma pour une sortie prochaine ...
Misogynie est d'un format encore plus ramassé, une nouvelle plutôt d'une soixantaine de pages.

♥ On aime :

 Claire Keegan affectionne les formats courts. Sa prose y excelle à décrire les petites choses ordinaires, les petits riens d'apparence insignifiante mais qui veulent souvent dire beaucoup. 
Avec Misogynie, dans un format très très court, une nouvelle lue en quelques minutes, nous suivons la journée (presque) ordinaire d'un employé de bureau.
Mais ses collègues de bureau sont bien attentionnés et prévenants aujourd'hui ?
Ce soir il va regagner sa maison au sud de Dublin. 
Mais seul, pour une séance de zapping télé, pendant que remontent quelques souvenirs.
Que lui est-il arrivé ? Ou plus exactement que ne lui est-il pas arrivé ?
La définition par Claire Keegan de la misogynie ordinaire :
[...] – Tu sais ce qui est au cœur de la misogynie ? Dans le fond ? 
– Alors je suis misogyne à présent ? 
– Ça consiste simplement à ne pas donner, avait-elle dit.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes.
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Livre lu grâce aux éditions Sabine Wespieser (SP).
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mercredi 23 octobre 2024

Roissy (Tiffany Tavernier)


[...] « Et vous, vous partez où ? »

Une étrange histoire en parfaite harmonie avec la magie de l'aéroport.

L'auteure, le livre (280 pages, août 2018) :

Tout petits déjà nous allions à Orly voir les avions décoller, comme le chantait Bécaud !
Les aéroports sont, avec les gares, des havres privilégiés en dehors du monde et du temps : on y est en transit, toujours entre deux, entre un départ ou une arrivée, une escale ou une autre, les yeux grands ouverts sur un tableau de destinations plus ou moins lointaines ou exotiques. 
Des possibles et des futurs, en veux-tu, en voilà, peut-être même que le passé n'existe plus. 
Avec Roissy, Tiffany Tavernier (la fille du cinéaste Bertrand T.) nous plonge au cœur de cet univers parallèle, comme on a pu le découvrir dans le film Le Terminal.
Elle dit s'être inspirée d'un article britannique sur une femme sans domicile qui vivait dans l'aéroport d'Heathrow.

Les personnages :

Une femme qui erre jour et nuit depuis des mois dans l'aéroport. On ne connait pas son nom, elle non plus ne sait pas comment elle s'appelle, quelle peut être sa vie, quelle a pu être sa vie d'avant : elle est amnésique, les brumes de sa mémoire laissent deviner un drame.
[...] Sur les raisons possibles d’une telle amnésie, tous les livres du rayon psychologie du point Relay étaient unanimes : seul un très gros choc émotionnel pouvait expliquer une si grande perte de mémoire.
Il y a là quelques sdf, Josias, Vlad, ... qui ont trouvé refuge dans les sous-sols du T2A, non loin d'un algeco d'Emmaüs qui sert le café chaud.
Et puis les employés du lieu dont elle lit les noms sur les badges et qui lui racontent leurs tranches de vie.
Il y a là Imen, femme de ménage au T2D, Lucie à la pharmacie, Rémi, le recycleur de chariots, Philippe, le chef cuisinier, Viviane, une ergothérapeute du T2E, Anthony maître chien renifleur et sa chienne Ilka, ou encore Kathy, serveuse au Grand Comptoir.
Il y a même quelques "sans-abri cols blancs" qui viennent chercher un abri chaque soir et repartent travailler à Paris le lendemain matin (si, si).
Devant les portes coulissantes des arrivées, il y a là aussi un homme énigmatique qui attend régulièrement l'arrivée du vol AF 445 Rio-Paris (celui qui a remplacé l'AF 447 crashé en 2009), sans doute parce que "chaque matin, lorsque les portes des arrivées s’ouvrent sur les passagers du Rio, c’est comme si tous ressuscitaient".

Le canevas :

L'errance d'une femme seule, amnésique, qui traîne dans les aérogares de Roissy, se lave dans les sanitaires, chaparde de quoi manger à droite à gauche, dévore des bouquins au point Relay et marche, marche, sans cesse comme tout le monde en ce lieu.
[...] Marcher, oui. Sans cesse. Seul moyen de ne pas se faire repérer par l’un des mille sept cents policiers affectés à la sécurité ou par l’une des sept cents caméras.
[...] Se fondre dans la foule en tournant sans fin pour me protéger des regards, ceux des SDF dont je ne veux surtout pas faire partie, ceux des policiers, ceux des opérationnels enfin, plus de cent mille personnes ici.
[...] Au Relay, je termine de lire 'Mort d’une héroïne rouge', pioche un nouveau roman au hasard.
Elle s'invente sans cesse de nouvelles vies (faute de connaître la sienne). Elle écoute patiemment celles de ceux qu'elle croise dans ses errances.
[...] « Et vous, vous partez où ?
– Moi ? À… Shanghai. J’ai rencontré quelqu’un là-bas. Je compte peut-être m’y installer. »
[...] Hier, je suis partie à Naples, Nairobi et Abidjan, m’improvisant tour à tour prof d’histoire, chef de produit L’Oréal, femme d’expat’ militaire… Femme d’expat’, c’était une première et j’ai été brillante.

♥ On aime beaucoup l'idée :

 Un petit bouquin qui capture parfaitement la magie du lieu.
Le lecteur, à l'instar des personnages croisés dans cette déambulation, se prend d'affection pour cette femme au passé mystérieux qui erre de salle d'attente en salle d'embarquement.
 On ne peut s'empêcher d'être intrigué par les coulisses de cet aéroport-ville qu'on ne fait jamais que traverser en transit, sans vraiment s'y attarder ni s'y intéresser, pressés que nous sommes de rejoindre une "destination", contrairement aux personnages de cette histoire.
 La prose de Tiffany Tavernier est particulièrement bien maîtrisée, laissant apparaître juste ce qu'il faut d'étrangeté et de poésie, jusque à mi-parcours, le récit se laisse malheureusement envahir par les rêveries, les délires et les souvenirs, quand tout bascule, quand les vitres du cocon aéroportuaire se fissurent pour laisser entrer la vraie vie, quand la mémoire revient.
[...] Je ne peux juste plus m’arrêter. Nous avons deux enfants, et non, malheureusement aucun. Notre mère vient de mourir. Notre fils aîné va se marier. Il est bouddhiste. Nous venons à peine de nous rencontrer. Il est mon beau-frère, mon frère, mon cadet, mon jumeau. Nous sommes à la tête d’une association de protection de pêche. Nous sommes vétérinaires, agrégés de lettres, électriciens, amateurs d’opéra…Dès le premier mensonge, il me supplie d’arrêter, mais peu à peu, face aux énormités que je débite, à l’empathie qu’elles suscitent, ses défenses, malgré lui, lâchent. Il se prend même à sourire.

Pour celles et ceux qui aiment les aéroports.
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Ma chronique dans la revue Benzine.

lundi 21 octobre 2024

Les enfants maigres (Tang Loaëc)


[...] Et qui mange les gardes ?

Un roman très court (fort heureusement) sur un sujet terrible : les enfants volés (en Chine) pour travailler clandestinement dans des usines illégales. Un aspect effrayant de notre esclavage moderne.

L'auteur, le livre (90 pages, mars 2024) :

Tang Loaëc est né de mère chinoise et de père breton : un métissage pas banal ! Un tel héritage l'a poussé sur les mers et il partage sa vie entre Paris et Shanghai.
Son bouquin Les enfants maigres s'attaque à un sujet terrible.

Le contexte :

On oublie trop souvent combien nos sociétés sont dures, violentes, impitoyables.
J'ai même ajouté un sinistre mot-clé enfants-volés sur ce blog pour repérer les bouquins qui évoquent de tels sujets !
En Chine, plus de 50.000 enfants sont enlevés à leur famille chaque année et obligés de travailler comme des esclaves clandestins dans des usines illégales. 
Ceux qui tentent de fuir sont bouffés par les chiens, si les gardiens ne les amputent pas d'une jambe ou d'un bras pour les revendre comme mendiants.
Un véritable marché, un trafic innommable mais nécessaire pour produire à bas coût les gadgets dont nous avons besoin.

Les personnages :

Pour ménager quelques respirations, le livre alterne les chapitres qui portent tous les mêmes titres :
 Un père au cœur arraché : le récit d'un père qui depuis huit ans parcours obstinément les villes de Chine (et la Chine c'est grand !) pour tenter de retrouver son fils volé.
[...] Je n’ai pas l’habitude d’être grandiloquent, ni de me prendre pour un philosophe, je ne suis qu’un homme ordinaire.
 Des enfants volés : le récit de l'un de ces enfants volés, devenu esclave dans une usine clandestine.
[...] Ici nous fabriquons vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an, des coques de magnésium et de nickel pour des téléphones.

♥ On aime beaucoup :

 Alors même si Tang Loaëc prend soin de nous avertir que cette histoire nous concerne bien tous (les téléphones), faut-il vraiment se plonger cette sordide histoire tandis que nous sommes abreuvés de catastrophes et de mauvaises nouvelles à longueur d'écrans ?
D'abord parce que c'est un ouvrage court (moins de cent pages) qui se lit rapidement avec une fluidité remarquable et un style agréable, on n'est pas chez Dickens. Les faits, rien que les faits, monsieur le juge.
En évitant le reportage, le pamphlet et même le procès uniquement à charge, l'auteur dresse sans voyeurisme excessif, un tableau précis des conditions de travail des enfants, qu'ils soient employés dans un commerce familial, une mine de charbon ou l'une de ces terribles usines.
 Tang Loaëc évite tout misérabilisme complaisant. Le récit du père comme celui de l'enfant (peut-être son fils ?) sont exemplaires. Pour nous faciliter l'approche, l'auteur a fait de son jeune personnage un warrior ou plus exactement un survivor et l'on pense souvent à l'Enragé de Sorj Chalandon
La combativité du gamin nous permet de poursuivre la lecture en nous laissant entrevoir une petite lueur dans cette vie brisée dès la petite enfance.
 Et puis il y a ce très beau dénouement dont l'élégance mérite à elle seule la lecture de ce tout petit roman, presqu'une nouvelle. On ne peut pas vous en dire plus ici mais sachez que ce n'est pas tout à fait un happy end, on reste en Chine et c'est loin de Hollywood.
 En dépit du terrible sujet, c'est une lecture coup de cœur que l'on ne peut que conseiller, histoire d'ouvrir les yeux sur notre monde pendant une heure ou deux.
Ça passe vite et puis ouf, on peut les refermer ensuite sur un bon polar horrifique et bien sanglant pour changer de cauchemars !
[...] Eux ce sont les gras. Le terme désigne tant les chiens que les gardes. Nous avons pour eux le même jargon, la même haine. Certains courent à quatre pattes, d’autres sur deux jambes, c’est toujours après nous. Nous sommes les maigres, ceux qui travaillent du soir au matin – l’équipe paire – ou du matin au soir – l’équipe impaire. Douze heures d’affilée, c’est trop long. Le corps titube, l’esprit se brouille, les mains commencent à commettre des erreurs. C’est peut-être exprès.
[...] Ce n’est pas pour rien que les gras sont gras. Quand un enfant tente de s’enfuir, les gardes lâchent les chiens. On raconte chez les gardes que si les chiens attrapent le maigre ils le mangent, s’ils ne le rattrapent pas ce sont les gardes qui mangent les chiens. Ce sont les gardes qui le disent et les chiens sont gras. « Et qui mange les gardes ? » C’est la question préférée des maigres. En attendant, nous sommes du mauvais côté des crocs.

Pour celles et ceux qui aiment les enfants.
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Indio (Cesare Battisti)


[...] Réécrire l’histoire de la conquête du Brésil.

Un roman à l'ambiance singulière (et réussie), dans un village perdu au bord des lagunes atlantiques au sud de São Paulo, où l'ex des Brigades Rouges italiennes se fait écrivain voyageur et revisite l'histoire de la conquête du Brésil.

L'auteur, le livre (256 pages, avril 2020) :

Cesare Battisti (oui, "LE" Cesare Battisti, il n'y en n'a qu'un, celui des Années de plomb italiennes) fut aussi écrivain.
Au cours de sa longue cavale pour échapper à l'extradition vers l'Italie, il passe plusieurs années au Brésil : c'est là-bas que prend place Indio, un roman original qui se démarque des polars habituels de cet auteur sulfureux devenu écrivain voyageur.
Un bouquin étrange, inclassable, quelque part entre histoire à énigme et roman d'aventure.

Le canevas :

Le Gringo arrive à Cananéia (au sud de São Paulo) pour l'enterrement d'un ami qu'il a finalement peu connu : Indio Fernandes Pessoa, qui serait mort noyé dans un accident de plongée. Que cherchait Indio ? Un trésor englouti ?
Le pêcheur Preto connaissait bien Indio mais il meurt également, et lui c'est clairement un assassinat.
Le Gringo hérite d'un tas de paperasse abandonnées par Indio : il était sur les traces des premiers explorateurs européens, Barberousse et le Bacharel, débarqués bien avant les soutanes de l'histoire officielle de l'Église et des couronnes catholiques.
Mais est-ce qu'aujourd'hui on assassine encore pour de vieilles légendes ?
À la faveur des manuscrits laissés par Indio, quelques chapitres nous envoient promener dans un XV° siècle qui serait celui d'un Aguirre avant que la colère de Dieu ne s'abattent sur les indiens, "bien avant que vos prêtres plantent leurs croix sur nos terres et leurs épieux dans nos poitrines".

Les personnages :

Il y a là le Gringo : on ne connaîtra pas son nom, peut-être s'appelle-t-il Battisti, c'est lui qui vient à Cananéia poser ses questions de gringo à toute une galerie de personnages aussi excentriques que baroques, chacun plus singulier que le précédent.
[...] Tu vis à côté de la plaque. Tu ne te demandes pas pourquoi cet Indio vient justement te chercher avant de venir crever ici ; ensuite, tu débarques après des années et te promènes dans Cananéia comme un touriste quelconque. Tout en posant des questions qui tuent.
Indio Fernandes Pessoa : un personnage mystérieux, tout à la fois artiste, cycliste et plongeur ; c'est après lui que court le Gringo pour éclaircir les circonstances de sa noyade.
Baiano, le Bahianais : un ami commun, un Nordestino, c'est lui qui hébergeait Indio.
Preto : un pêcheur qui connaissait Indio mais qui disparaît peu après lui.
Taio : une mystérieuse jeune femme guarani.
Et puis surtout, le fameux Mestre Cosme Fernandes dit le Bacharel, qui débarqua en ces lieux vers 1494 avec son ami le navigateur Hayreddin Barberousse : quand "le savoir d’un scientifique juif portugais rencontre l’ambition d’un amiral aventurier ottoman".

♥ On aime :

 Dès les premières pages, dans ce village de Cananéia perdu dans les lagunes de l'Atlantique, au sud de São Paulo, Battisti arrive à nous envelopper d'une langueur tropicale, paisible et nonchalante, dans une ambiance de bout du monde, une escale de fin de voyage à la Kerouac. 
Ici on prend tout son temps, on ne répond pas souvent aux questions, ou alors peut-être plus tard, quelques pages plus loin.
Le village, surnommé Kilomètre zéro, est considéré comme le point de départ de la colonisation brésilienne, car c'est là que les premiers Européens auraient débarqué.
 Et puis au détour d'un chapitre, le récit s'empare de vraies-fausses légendes pour devenir roman d'aventures et nous conter celles du fameux Bacharel et de l'amiral Barberousse qui auraient donc débarqué ici bien avant les conquistadors et les évangélistes des églises et des couronnes catholiques : "le savoir d’un scientifique juif portugais" et "l’ambition d’un amiral aventurier ottoman" auraient de quoi bouleverser l'histoire officielle.
Mais "on ne tue pas un homme parce qu’il prétend réécrire l’histoire de la conquête du Brésil. Tu ne penses pas ?".
 Ainsi ira le roman, entre aventures historiques (celles de Bacharel et de Barberousse), intrigue à énigme (les morts d'Indio et de Preto) et divagations au bord de la lagune (Gringo, Baiano, Taio et d'autres). Curieusement cette sauce improbable réussit à prendre et s'avère goûteuse : le cuistot n'est pas manchot et la magie du lieu doit y être aussi pour quelque chose.

Pour celles et ceux qui aiment les cartes au trésor.
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jeudi 17 octobre 2024

Blizzard (Marie Vingtras)


[...] Alors on avait du souci à se faire.

Le premier roman de Marie Vingtras : un roman noir dans l'hiver blanc d'Alaska.
Une histoire qui tourne au drame dès la première bourrasque de neige.

L'auteure, le livre (176 pages, août 2021) :

Marie Vingtras est le nom de plume (inspiré du pseudo d'une féministe du XIX°) d'une avocate bretonne, amoureuse de la littérature américaine à laquelle elle emprunte codes et références.
On parle beaucoup cette année de son livre Les âmes féroces (lu il y a quelques jours) qui concourt aux prix de la rentrée littéraire 2024 (il a d'ailleurs reçu le prix Fnac).
On a donc voulu jeter un oeil sur son précédent et premier roman : Blizzard, paru en 2021, réédité en poche l'an passé, et lui aussi couronné de plusieurs prix.

Le canevas :

Quelques chalets perdus au fin fond de l'Alaska en plein hiver. Une femme et un enfant dans le blizzard. Le temps de quelques secondes, elle lâche la main de l'enfant et le voici qui disparaît dans la tempête.
On part à sa recherche, le temps est compté, on ne survit pas longtemps dans ce froid.
Pourquoi était-elle sortie avec l'enfant ?
[...] J’ai vu que les bottes du petit n’étaient pas là et que leurs vestes n’étaient plus accrochées au porte-manteau. J’ai compris qu’elle était sortie avec lui, alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard.
[...] Alors on avait du souci à se faire. Il a tout juste dix ans, le môme, et l’autre, elle a pas deux sous de jugeote.
[...] Un gosse et une bonne femme perdus dans le blizzard, autant que je m’en souvienne, c’était pas encore arrivé.

Les personnages :

Dans ce roman comme dans le suivant, Marie Vingtras soigne tout particulièrement son casting.
Il y a bien sûr le petit, celui qui disparaît dans le blizzard dès la première page.
Et Bess, la jeune femme qui a lâché l'enfant. Elle a peut-être un petit grain.
Benedict, l'homme, le parent du môme.
Cole et Clifford les rares voisins, avec Freeman, un black, vétéran du Vietnam.
Ici, tous cherchent à fuir un trop lourd passé chargé de fautes irréparables, chacun a perdu un proche, un frère, un fils, une sœur.
[...] La vérité, c’est qu’on était bien tranquilles jusqu’à ce que Benedict revienne avec la fille et le môme, et là, c’est sûr, ça a un peu remué les choses. On pouvait plus tout à fait ignorer qui on était, et tant pis pour les autres.

♥ On aime :

 Encore un roman choral fait de très courts chapitres qui donnent la parole tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Un récit en spirale qui, à chaque tour de roue, nous approche un peu plus de la vérité de l'un ou du passé d'un autre : peu à peu, les mystères se dévoilent et les non-dits s'éclairent, rien ne va plus.
Une construction que Marie Vingtras reprendra dans son second roman, Les âmes féroces.
[...] Quelquefois le poids des secrets est si lourd qu’on ne sait même plus comment s’en débarrasser sauf en disparaissant avec eux.
 En dépit de la blancheur de la neige et du blizzard, c'est un roman noir, bien noir. 
Une histoire qui sent le drame, où tout est réuni dès le début pour que ça finisse très mal, un décor oppressant et des personnages aux secrets enfouis qui attendent d'être révélés.
Quitte à ce que cette mise en scène paraisse un peu factice, presque déshumanisée, comme celle d'une tragédie grecque. 

Pour celles et ceux qui aiment le vent et la neige.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans Benzine.

mercredi 16 octobre 2024

Le voyage du Salem (Pascal Janovjak)


[...] Le XXe siècle fut fécond en escroqueries.

Une escroquerie maritime incroyable mais vraie : en 1980 un pétrolier géant disparaît avec sa cargaison au large de l'Afrique ! 200.000 tonnes de pétrole et 50 millions de dollars noyés en mer !

L'auteur, le livre (208 pages, 2024) :

Pascal Janovjak est un écrivain franco-suisse qui a pas mal bourlingué du Bengladesh à la Palestine.
C'est à Dahka qu'il a découvert chez un bouquiniste l'histoire du Salem.
Mais c'est près de Rome où il vit désormais qu'il a écrit son bouquin, Le voyage du Salem, en 2020 dans une Italie confinée.

Le contexte :

Difficile de ne pas s'enthousiasmer pour cette histoire incroyable mais vraie : l'histoire d'un pétrolier géant (vraiment géant : 5 fois la taille du tristement célèbre Erika !), le Salem, sorti des chantiers navals de Malmö en Suède dix ans plus tôt. 
En janvier 1980, parti du Koweit pour l'Europe sous pavillon du Liberia, le pétrolier fait naufrage au large des côtes du Sénégal. On redoute évidemment une terrible et gigantesque marée noire. 
Mais non, rien. Nada. Le pétrolier était vide : où donc étaient passées les 200.000 tonnes de pétrole d'une valeur d'environ 50 millions de dollars ?!
[...] Trop lourd pour emprunter le canal de Suez, le Salem entame le tour de l’Afrique, pour livrer sa cargaison en Europe. Il n’y parviendra jamais. Au large du Sénégal, la salle des machines prend l’eau, des courts- circuits provoquent un incendie. L’équipage est contraint d’abandonner le pétrolier qui, dévoré par les flammes, menace d’exploser.
Était-ce l'escroquerie du siècle comme on a bien voulu le croire ?
[...] Les journaux de l’époque eurent tôt fait de baptiser cette affaire l’escroquerie du siècle. Cette éminente désignation était sans doute exagérée : avec l’avènement du capitalisme et la multiplication des échanges, le XXe siècle fut particulièrement fécond en escroqueries.
Dans cette partie de poker menteur, il y eut pas moins de 13 enquêtes couvrant 25 pays différents sur les 4 continents !
Une histoire de très gros sous qui dévoile les moyens utilisés pour contourner l'embargo des livraisons de pétrole à l'Afrique du Sud.

Les acteurs :

À l'origine de cette affaire, un libano-américain Fred Soudan. L'auteur aurait bien "envie d'en faire l'Arsène Lupin de l'histoire".
Un capitaine grec, Dimitrios Georgoulis, déjà recherché par la police pour divers détournements.
Le chef mécanicien est grec lui aussi, Antonios Kalomiropoulos, et il connait bien les machines comme les explosifs.
Un trafiquant hollandais, Antonin Reidel, qui pourrait bien être le cerveau de l'affaire.
L'équipage tunisien, Wassim, Idris, Bilal, Onas, ..., des matelots avec leurs croyances, leurs histoires et leurs superstitions.
Au passage, on notera que Pascal Janovjak se montre plutôt habile de sa plume :
[...] Wassim est maître d’équipage mais il veut aussi s’occuper de nos âmes. Il ne voit que d’un œil. L’autre est tout blanc, la pupille tournée vers le haut. Peut- être que cet œil-là voit Dieu, pendant que l’autre œil nous surveille.

♥ On aime :

 Même si l'aventure est condamnable, on avoue avoir bien du mal à ne pas prendre parti pour cette équipe de malfrats qui avaient les yeux plus grands que le portefeuille : après tout, plaie d'argent n'est pas mortelle et les bandits n'ont grugé que d'autres profiteurs. Certains ont été emprisonnés, les simples matelots libérés mais d'autres courent encore.
 Pour autant on a eu l'impression que l'auteur hésitait sur la façon de mener son récit : le vrai-faux journal d'un tunisien du bord ? la description de sa propre solitude d'écrivain confiné en Italie ? ou le compte-rendu des enquêtes ? Tout cela se mêle plutôt habilement mais casse un peu l'élan de l'épopée et ne réussit pas à vraiment emporter le lecteur dans ce qui aurait pu être véritable un scénario pour Hollywood.  
 Entre deux escales, Pascal Janovjak nous rappelle une autre escroquerie qui nous avait également bluffé quand on avait lu le bouquin des deux journalistes : la course en solitaire en 1969 de Donald Crowhurst qui ne fit jamais le tour du monde pour le Golden Globe.
Une autre mystification maritime où il n'était pas question d'argent (ou si peu) mais qui utilisait la même astuce du double journal de bord.
[...] En sombrant, le Salem subissait une transmutation, il accédait à une autre dimension, il devenait récit. Contrairement aux milliers de navires que l’on échoue sur les plages d’Asie. [...] Le Salem rejoignait la caste des navires immortels, des Titanic et des Hollandais volant.
[...] C’est au moment où les aventures s’achèvent que commencent les histoires.
Un résumé de toute l'affaire avec cartes et photos : [clic].

Pour celles et ceux qui aiment les hold-up et les bateaux.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Actes Sud (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.