mardi 16 janvier 2024

Le bal des folles (Victoria Mas)


[...] Les folles les fascinent et leur font horreur.

●   L'auteure, le livre (256 pages, 2019) :

Le bal des folles est le premier roman de Victoria Mas (oui, c'est la fille de la chanteuse Jeanne Mas) : il a obtenu le prix Renaudot des lycéens et a été adapté au cinéma par Mélanie Laurent en 2021.
À ne pas confondre avec le film Captives, sur le même sujet bien dans l'air du temps, qui sort cette année 2024 avec Mélanie Thierry.

●   Le contexte :

L'hôpital parisien de la Salpêtrière (près de la gare d'Austerlitz) fut construit par Louis XIV au XVII° siècle dans l'ancien arsenal, comme lieu de détention pour les femmes indésirables (prostituées, voleuses ou simples pauvresses, ...) et où beaucoup attendront leur déportation au Québec. 
[...] Quand la dernière pierre de l’édifice avait été posée, le tri avait commencé : c’est d’abord les pauvres, les mendiantes, les vagabondes, les clochardes qu’on sélectionnait sur ordre du roi. Puis ce fut au tour des débauchées, des prostituées, des filles de mauvaise vie, toutes ces « fautives » étant amenées en groupes sur des charrettes.
Juste avant la Révolution qui coïncida avec sa "médicalisation", c'était devenu le plus grand hospice de la planète qui concentra jusqu'à 10.000 personnes.
L'hypnose connaît son âge d'or à la fin du XIX° avec les écoles de Nancy et Paris : le neurologue Jean-Martin Charcot officie à la Salpêtrière et son équipe tente de maîtriser le corps de ces femmes, un corps qu'ils ne connaissent pas. Ce qui n'empêche pas Charcot de faire de ses consultations de véritables spectacles. 
[...] Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l’ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. Une prison pour toutes celles coupables d’avoir une opinion. Depuis l’arrivée de Charcot il y a vingt ans, il se dit que l’hôpital de la Salpêtrière a changé, que seules les véritables hystériques y sont internées. Malgré ces allégations, le doute subsiste. Vingt ans n’est rien, pour changer des mentalités ancrées dans une société dominée par les pères et les époux.
[...] Les compresseurs ovariens parvenaient à calmer les crises d’hystérie ; l’introduction d’un fer chaud dans le vagin et l’utérus réduisait les symptômes cliniques ; les psychotropes – nitrite d’amyle, éther, chloroforme – calmaient les nerfs des filles.
[...] Et, avec l’arrivée de Charcot au milieu du siècle, la pratique de l’hypnose devint la nouvelle tendance médicale.
[...] La séance s’est bien déroulée. Charcot et Babinski ont pu recréer une belle crise, le public était satisfait. L’auditorium était rempli, comme chaque vendredi. Le docteur Charcot mérite son succès.
[...] Les cours publics du vendredi volaient la vedette aux pièces de boulevard, les internées étaient les nouvelles actrices de Paris, on citait les noms d’Augustine et de Blanche Wittman avec une curiosité parfois moqueuse, parfois charnelle. Car les folles pouvaient désormais susciter le désir. Leur attrait était paradoxal.
Fort de sa notoriété, c'est Charcot qui réactive la tradition hospitalière du fameux "bal des folles" où vient s'encanailler la bonne bourgeoisie du Tout-Paris.
[...] Les folles n’effrayaient plus, elles fascinaient. C’est de cet intérêt qu’était né, depuis plusieurs années, le bal de la mi-carême, leur bal, l’événement annuel de la capitale.
[...] Pour ces gens que la moindre excentricité affole, qu’ils soient bourgeois ou prolétaires, songer à ces aliénées excite leur désir et alimente leurs craintes. Les folles les fascinent et leur font horreur.

●   On aime beaucoup :

❤️ Bien sûr Victoria Mas nous interpelle avec ce sujet, mais le lecteur sera tout d'abord surpris par sa prose très soignée : une élégance sans effets ni fausse note, étonnamment maîtrisée pour un premier roman. L'auteure a trouvé le ton juste pour nous faire partager son histoire : elle n'en fait ni trop ni trop peu en restant concentrée sur ses deux personnages pour nous faire passer les quelques messages essentiels.
❤️ Et puis bien sûr, on se passionne pour l'histoire de ce lieu, à cette époque révolue où les hommes ne se savaient pas encore ignorants et se croyaient toujours les maîtres, du monde comme du corps des femmes.
❤️ Si l'on est un peu curieux, on ne pourra qu'apprécier ce court roman, d'une lecture facile, qui a le mérite d'éclairer une époque charnière, un lieu singulier et la violence de la domination de genre, comme on dit de nos jours. 

●   L'intrigue :

Pour mieux comprendre tout cela, Victoria Mas nous propose de suivre dans ce lieu singulier, le destin de deux femmes.
Geneviève est une infirmière, véritable pilier de l'institution, que les aliénées surnomment l'Ancienne.
[...] Son travail consiste au mieux à les soigner, au pire à les maintenir internées dans des conditions décentes.
Eugénie est une jeune fille de la bonne bourgeoisie (famille de notaires). Elle sera internée à la Salpêtrière à la demande de son propre père : elle a eu le malheur de dire qu'elle "voyait" les morts, un peu comme le commissaire Ricciardi de Maurizio di Giovanni ou encore l'amie Eyglo de Konrad chez Indridason, et papa n'apprécie pas du tout le spiritisme d'Allan Kardec.
[...] Le temps d’une seconde, elle avait oublié qu’elle était ici. Dans cet hôpital pour folles. Une aliénée de plus parmi les autres, leurrée par sa famille, traînée ici par la main qu’enfant elle embrassait avec crainte et respect.
Pour mieux asseoir son récit, l'auteure met en scène plusieurs références de l'époque dans son roman : Leymarie, l'éditeur de Kardec, la fin de Victor Hugo, la danseuse Jane Avril, rescapée de la Salpêtrière qui sera l'une des muses de Toulouse-Lautrec, ...
Mais laissons à Victoria Mas le dernier mot :
[...] La folie des hommes n’est pas comparable à celle des femmes : les hommes l’exercent sur les autres ; les femmes, sur elles-mêmes.

Pour celles et ceux qui aiment faire les folles.
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