vendredi 31 janvier 2025

Une sortie honorable (Eric Vuillard)


[...] La guerre coûtait décidément trop cher.

Petit devoir de mémoire sur la guerre française d'Indochine et portrait sanglant des administrateurs de la Banque du même nom.

L'auteur, le livre (208 pages, janvier 2025, 2022) :

Ce n'est pas tout à fait la rentrée littéraire hivernale, mais plutôt depuis janvier, une nouvelle vie en poche pour ce roman initialement paru en 2022.
Eric Vuillard s'est fait une spécialité du récit historique de non-fiction mais avec un ton qui n'appartient qu'à lui : mordant, ironique, féroce, très marqué à gauche.
Des sujets historiques et intellectuels, le tout servi avec une bonne dose de cynisme, voilà souvent la recette gagnante pour les prix littéraires. Il a d'ailleurs obtenu le Goncourt en 2017 avec L'ordre du jour.
Mais tout l'intérêt d'Une sortie honorable est d'aborder des événements mal connus : la débâcle française en Indochine et à Diên Biên Phu, qui sera vite éclipsée par la Guerre d'Algérie et les déboires étasuniens au Viêtnam. Voilà qui promet d'être intéressant.

Le contexte :

 Eric Vuillard nous ramène d'abord en Indochine jusqu'en 1928 "au temps béni des colonies". Nous y accompagnons des inspecteurs du travail venus vérifier les conditions d'exploitation des "paysans annamites" dans une plantation Michelin d'hévéa. 
Après une "épidémie de suicides par pendaison", des "suspicions de mauvais traitements sur une plantation Michelin ayant fait grand bruit, suite à une émeute des travailleurs, on leur avait donné pour tâche de contrôler le respect des minces ordonnances faisant office de Code du travail, censées protéger le coolie vietnamien"
Ce prologue, c'est juste histoire de bien planter le décor des futurs guerres d'indépendance.
Quelques années plus tard, le 19 octobre 1950, à l'Assemblée Nationale, Pierre Mendès-France énonce tout haut ce que tout le monde sait tout bas mais que chacun fait semblant de ne pas voir : "nous n’avons pas les moyens matériels d’imposer en Indochine la solution militaire que nous y avons poursuivie si longtemps". Alors oui, "la guerre coûtait décidément trop cher".
 Fidèle à lui-même, Eric Vuillard s'en prend férocement au grand capital qui oeuvre dans les coulisses de l'Histoire à faire de ce monde, sinon un monde meilleur, du moins un monde où les nantis seront encore plus riches. Aujourd'hui il prend pour cible les administrateurs de la fameuse Banque d'Indochine, celle qui se prenait pour la Compagnie des Indes et qui "a battu sa propre monnaie, comme la Banque de France, et celle-ci a eu cours légal en Indochine, dans les Établissements français de l’Océanie, en Nouvelle-Calédonie".
Les banquiers seront plus avisés que les politiques et les militaires et ils reprendront leurs billes avant la débâcle. "Ils avaient discrètement liquidé, et les combats avaient lieu, malgré tout, pour une colonie déjà vidée de sa substance".
En bons gestionnaires, ces hommes d'affaires trouveront même à profiter de la guerre et "au moment où la banque quittait l’Indochine, la guerre devint pour elle sa première source de revenus".
 C'est aussi en 1950 que s'est produit le tragique et méconnu massacre de Cao Bang, à l'extrême nord du Viêtnam, non loin de la Chine. Des milliers de soldats, dont de nombreux Français d'Afrique, y ont perdu la vie. Mais les militaires et les politiques n'ouvrent pas encore les yeux et refusent d'admettre que "la guerre est pour ainsi dire perdue. Tout au plus peut-on espérer lui trouver une sortie honorable".
 Il faudra attendre la fameuse bataille de Diên Biên Phu en 1954 pour que la France reconnaisse enfin sa défaite et laisse la place aux américains qui avaient hâte de se jeter à leur tour dans cette jungle inextricable.
Le Viêtnam connaîtra ainsi trente ans de guerre.
[...] Trente ans. Ça fait une génération entière ayant vieilli dans la guerre, et une autre ayant passé son âge mûr dans la guerre, tout son âge mûr, et une autre encore née dans la guerre, ayant vécu dans la guerre toute son enfance et sa jeunesse. Ça en fait du monde.
[...] Le Viêtnam reçut en trente ans quatre millions de tonnes de bombes, davantage que toutes celles larguées pendant la Seconde Guerre mondiale par toutes les puissances alliées, et sur tous les fronts.

♥ On aime :

 On peut très bien ne pas apprécier le ton polémique d'Eric Vuillard, sa prose à l'ironie féroce. Ses bouquins sont secs, directs, sans qu'il prenne la peine de nous enjoliver l'histoire avec des personnages inventés ou une intrigue romanesque qui viendraient nous faire passer la pilule. 
Mais on est bien obligé de reconnaître que ce court pamphlet a le mérite de nous rappeler à l'ordre, de nous rappeler des événements qu'il ne faut pas oublier et de nous forcer à ouvrir les yeux sur les rouages de nos sociétés et la consanguinité de nos hommes de pouvoir. 
Cette sortie en poche est donc à saluer.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Actes Sud (SP).
Ma chronique dans le magazine Benzine.

mercredi 29 janvier 2025

Les routes de la soif (Cédric Gras)


[...] Le Tchernobyl de l’Asie centrale.

La guerre de l'eau a-t-elle déjà eu lieu ? Cédric Gras nous invite à un périple extraordinaire, des étendues arides de la Mer d'Aral jusqu'aux glaciers du Pamir, source de l'Amou-Daria, un fleuve chargé d'histoire. 
Un écrivain-voyageur passionné et un récit captivant.

L'auteur, le livre (220 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Cédric Gras c'est cet écrivain voyageur qui s'est fait une réputation dans la "non fiction narrative". 
Après nous avoir encordés avec les Alpinistes de Staline puis les Alpinistes de Mao, il poursuit son exploration et de l'Histoire et de l'Asie Centrale avec ce nouveau récit captivant Les routes de la soif
Un titre choc pour ce voyage aux sources de ce qui fut la Mer d'Aral. 
Une mer endoréique qui continue de s'évaporer à mesure que la folie des hommes épuise les eaux des fleuves mythiques de nos leçons d'histoire : l'Amou-Daria et le Syr-Daria qui dévalent depuis les montagnes du Pamir et qui constituaient jadis des obstacles presque infranchissables pour les armées d'Alexandre le Grand. 
Une mer qui fut deux fois plus vaste que la Belgique et dont il ne reste quasiment plus rien. 
La guerre de l'eau a-t-elle déjà eu lieu ?

Le canevas :

Pour les besoins d'un reportage, Cédric Gras va accompagner un photographe-cameraman (Christophe Reylat) au cours d'un hasardeux trajet depuis les berges d'une Mer d'Aral asséchée, sur les rives du fameux fleuve Amou-Daria, et jusqu'au gigantesque glacier du Pamir où le fleuve prend sa source.
[...] Nous avions décidé de remonter l’Amou-Daria, véritable Nil de l’Asie centrale.
Encore aujourd'hui, le fleuve est surexploité pour l'irrigation : dans les années 60, les soviétiques avaient accélérer le mouvement pour transformer la région en grenier à coton, une forme moderne et socialiste de colonisation, tendance esclavagisme.
Après l'Ouzbékistan, c'est au tour de l'Afghanistan et du Turkménistan de construire ou d'agrandir des canaux gigantesques (le canal du Karakoum est le plus long du monde avec près de 1.400 km), des canaux qui pompent sans fin l'eau du fleuve pour irriguer indéfiniment ces régions désertiques.
Plus à l'est, aux sources glaciaires, le Kirghizistan n'a rien à irriguer et édifie des barrages hydro-électriques pour revendre l'énergie à ses voisins : chaque pays riverain cherche à tirer le maximum de profits de ce fleuve, "véritable Nil de l’Asie centrale".
C'est ce périple au long des anciennes Routes de la Soie qui nous est conté ici d'une plume passionnée et passionnante car si Cédric Gras est voyageur, c'est aussi un excellent écrivain qui ne va pas se contenter des superbes images de son compagnon de voyage.
[...] Passée de la tradition orale à l’imprimerie, l’humanité s’en remet désormais à l’image, une nouvelle ère. Pour protester, je prends des notes à la dérobée sur un petit carnet.
Au cours des temps géologiques, les forces naturelles ont modifié plusieurs fois le cours de l'Amou-Daria. Mais jamais l'impact des hommes n'a été aussi grand sur le fleuve et sa région.
[...] L’assèchement de l’Aral est le Tchernobyl de l’Asie centrale.
[... à propos d'un berger ...] Les rares touristes forment aujourd’hui son unique bétail.
— Les eaux reculent chaque année d’une centaine de mètres. Je déplace mes yourtes pour suivre le retrait.
[...] Chacun sait que la mer ne reviendra plus. La Banque mondiale elle-même a cessé de financer les projets visant à sa renaissance.
[...] Le fleuve se retire aussi, lui et la mer s’éloignent irrémédiablement l’un de l’autre. "L’Aral c’est foutu, maintenant c’est l’Amou-Daria qui est en péril".
[...] Entre surirrigation, barrages vertigineux, canaux de détournement, explosion démographique, une guerre de l’eau s’annonce-t-elle sur les vieilles routes de la soie ?
Le voyage prendra fin au cœur du Pamir dans le glacier, le plus long du monde, une façon pour l'auteur de boucler la boucle puisqu'il y retrouve les sommets que gravirent les Alpinistes de Staline qui faisaient l'objet d'un précédent roman de sa part.

♥ On aime :

 La chanson est hélas bien connue et bien sûr Cédric Gras évoque le fleuve surexploité, la mer disparue, la guerre de l'eau qui oppose les pays riverains, mais cet écrivain-voyageur, sait aussi nous faire partager ses rencontres et sa passion pour la géopolitique.
Et même si l'on connait déjà la fin de l'histoire, son récit est captivant et passionnant.
[...] L’épouse d’Ali apporte le thé façon karakalpake. Il ne s’agit pas d’avoir soif mais simplement d’honorer la coutume et de trouver des raisons de se taire en buvant à petites gorgées.
[...] Sa femme, telle une ombre, se cantonne aux pièces attenantes après nous avoir timidement salués. Les traditions reviennent au galop dans les steppes. L’épouse ne peut être admise à la table familiale en présence d’hôtes. Le fils roi s’attable en revanche à la droite du père et nous mitraille de questions.
[...] Il paraît que la plupart des citadins de ce monde n’ont jamais contemplé la Voie lactée à cause des lampadaires. Quelle misère. Ici le ciel n’est pas pollué par les lumières, de ce côté-là tout va bien. C’est la mer qui est malade, la mer que les enfants du coin n’ont jamais aperçue.

La curiosité du jour :

L'Amou-Daria c'était l'Oxus des anciens, du temps où la région s'appelait la Transoxiane. À l'époque le fleuve n'était pas encore domestiqué et les armées d'Alexandre eurent bien de la peine à le franchir, face aux armées de l'empire Achéménide de Darius.

Pour celles et ceux qui aiment l'histoire-géo.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Stock (SP).
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

mardi 28 janvier 2025

Tous des animaux (Morgan Greene)


[...] Ici, on est tous des animaux.

Polar à énigme et dénouement surprise dans une petite ville aux mains des plus riches. Une construction bien tordue pour ce crime dont on sait (presque) tout dès les premières pages.

L'auteur, le livre (416 pages, février 2025, 2024 en VO) :

Morgan Greene c'est le nom de plume d'un auteur britannique, le gallois Daniel Morgan, et Tous des animaux est son premier roman traduit en français.

Le canevas :

Voilà un polar qui ne va pas nous demander de chercher les coupables : on assiste quasiment en direct à l'assassinat d'un jeune homme par trois de ses camarades, deux gars et une fille. 
On sait même qui des trois vient de porter le coup de pelle fatal.
[...] Ce n’était pas un dimanche soir comme les autres… pour la simple raison qu’on venait d’enterrer le corps de Sammy Saint John. Juste après l’avoir tué.
[...] Ils me dévisageaient sans rien dire, et je me suis demandé s’ils se posaient la même question que moi. Est-ce qu’on avait bien fait de tuer Sammy ? Je n’étais pas sûr de connaître un jour la réponse. Mais trop tard. On ne pouvait plus revenir en arrière, désormais.
Le corps de Sammy est bien enterré et n'est pas retrouvé. Le trio infernal est suspecté mais ne sera pas inquiété, ils ont un bon alibi.
[...] – Les gens ne peuvent pas disparaître sans que personne sache ce qu’ils sont devenus.
– Les gens riches, vous voulez dire. »
Dix ans plus tard, une enquêtrice privée est engagée par la richissime famille de Sammy pour confondre les coupables : elle va leur tendre un piège diabolique.
[...] Vous voulez que je retrouve votre fils ? Je m’y engage. Mais êtes vous prêt à ce que le monde découvre ce que je risque de déterrer en creusant ?

Les personnages :

Ils sont trois, ces jeunes gens complices dans l'assassinat de leur camarade : Nicholas Pips, Peter Sachs et Emmy Nailer, le trio infernal.
La victime c'est Sammy Saint John, fils de Thomas Saint John, le magnat du coin qui tient toute la petite ville de Savage Ridge dans le creux de sa main de fer (y'a même besoin pas de gant de velours) parce que "Savage Ridge échappait aux règles du monde civilisé. L’argent y régnait en maître, et la seule loi était celle des Saint John".
Il y a là également le shérif Barry Poplar qui hésite entre la droiture professionnelle et les courbettes serviles à la famille Saint John.
[...] Pop ? J’ai connu ton père. Il a longtemps fait régner l’ordre ici. Et il a toujours su rester intègre malgré la présence de cette grosse baraque perchée là-haut dans les montagnes. On a besoin d’au moins un flic honnête dans ce bled. » L’insulte était à peine voilée. Le shérif a gardé le silence quelques instants.
Et Lillian Dempsey, agent spéciale du FBI, qui sera rapidement envoyée sur les lieux, mais dont tous les efforts pour coincer nos trois complices semblent avoir été vains : "ses propres investigations n’avaient rien donné. Elle avait certains soupçons, bien sûr. Et Nicholas Pips cochait plusieurs cases. Il avait un mobile – plusieurs, même".
Dix ans plus tard, ce sera Sloane Yo, une détective privée hors du commun, qui va débarquer dans la petite ville de Savage Ridge avec ses méthodes pour le moins inattendues : "de l’extérieur, son boulot ressemblait à de la manipulation, à du chantage et à toutes sortes d’autres choses qui feraient mauvaise impression dans un tribunal. Mais en réalité, putain, c’était du grand art".
[...] Oui, elle n’était qu’une garce sans merci – quand elle estimait que c’était nécessaire. Et dans ces cas-là, elle était toujours payée plus généreusement et plus vite.
[...] Elle était compétente, capable de mener la mission jusqu’au bout et par tous les moyens – c’était même la raison pour laquelle il l’avait engagée – mais elle était aussi imprévisible, limite ingérable, et elle avait un passé compliqué.

♥ On aime un peu :

 Les premières pages de ce roman ont de quoi nous laisser perplexes : les personnages, très stéréotypés, évoluent dans une ville américaine ordinaire, un décor bien convenu où sont réunis tous les clichés les plus standards du polar noir.
Un peu plus loin, une détective privée plutôt originale viendra relancer l'attention. 
Mais ce n'est toujours pas ça, aucun des personnages n'est vraiment sympathique et le lecteur s'impatiente. 
Alors c'est quoi le truc ?
 Pour brouiller les pistes et nous rappeler que la vérité (pourtant évidente ici) est souvent subjective, le roman va nous offrir plusieurs perspectives, chaque angle de vue étant celui d'un personnage principal. Comme si les voix du chœur de la tragédie étaient désaccordées, chaque chapitre apporte une lumière légèrement différente qui vient peu à peu déformer notre image initiale.
 Alors oui, il y a bien un truc. L'histoire ne nous a pas dévoilé tous ses secrets. Les personnages, tout comme l'auteur, ont gardé certaines vérités pour eux, et la fin nous réserve bien des surprises.
Pour autant j'avoue être resté sur ma faim : on comprend bien que si aucun des personnages ne nous est sympathique c'est parce que "on est à Savage Ridge. Ici, on est tous des animaux". Certes, mais c'est à la fois trop et trop peu, comme si Morgan Greene n'avait pas osé se positionner vraiment.
Ce roman à énigme, ce tour de passe-passe, ressemble un peu aux bouquins du suisse Joël Dicker (encore un européen qui se pique d'écrire du noir tout comme les américains).
Une construction savante et alambiquée mais qui reste très intellectuelle et à laquelle il manque le souffle d'une écriture puissante.

Pour celles et ceux qui aiment les coups tordus.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Sonatine (SP NetGalley).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

lundi 27 janvier 2025

Nous étions le sel de la mer (Roxanne Bouchard)


[...] Ce qui se passe sur l’eau, ça reste sur l’eau.

Le charme des histoires de pêche où l'on enjolive ce qui n'est peut-être même pas arrivé et où l'on tait ce qui ne doit pas être rapporté car "ce qui se passe sur l'eau, ça reste sur l'eau". Une histoire entre mer et fille.
Roxanne Bouchard a le don d'écrire des dialogues savoureux qui font mouche et qui touchent.

L'auteure, le livre (336 pages, août 2022, 2014 au Québec) :

C'est avec beaucoup de retard que nous découvrons Roxanne Bouchard, et que nous prenons la mer pour la Gaspésie, cette région du Québec qui borde l'estuaire du Saint Laurent et l'Atlantique. 
Ce premier épisode d'une série policière porte un bien joli titre : Nous étions le sel de la mer (tout à fait dans l'esprit du bouquin) et il nous permet de faire connaissance avec le flic récurrent de la série, Joaquin Moralès. 
Originaire du Mexique, il était venu jadis s'installer près de Montréal par amour pour sa blonde.
Deux autres épisodes ont déjà vu le jour, nous y reviendrons plus tard !

♥ On aime beaucoup :

 Quelques lignes, quelques pages et Roxanne Bouchard nous emporte tout là-bas avec une prose québécoise pleine de senteurs inédites, d'expressions suggestives et de saveurs nouvelles. 
Étonnamment tout cela reste bien lisible pour nous, les cousins de France à l'accent pointu (je rappelle, à toutes fins utiles, que c'est bien nous qui avons un accent quand nous parlons un français pointu !). 
Mais attention, ce n'est pas du folklore pour touristes en mal de dépaysement, ce serait trop facile. 
Le charme puissant de ce roman, la magie envoûtante de ses mots, c'est bien plus leur capacité à coller au plus près de la peau de ses personnages, à nous plonger au cœur de leurs émotions, et cela même lorsque les mots, justement, viennent à manquer. Car en Gaspésie, les sentiments se vivent souvent dans le silence et "les Gaspésiens ne diront que ce qu’ils veulent" parce que "ce qui se passe sur l’eau, ça reste sur l’eau".
 Roxanne Bouchard a un don certain pour nous concocter des dialogues qui font mouche et qui touchent parce qu'ils arrivent à nous rapprocher du plus intime des personnages. De véritables dialogues de film. 
Il y en a qui seraient prêts à tuer pour savoir écrire comme ça.
[...] — Vous consultez un psychologue ?
— Non. J’aimerais pas ça, je pense. J’ai des amis. Je veux pas être obligée de payer pour jaser. »
— Dans ce temps-là, vous pouvez vous coucher au sol, les jambes remontées contre un mur. Ça ira mieux.
— Et pour le reste qu’est-ce que je fais ?
— Le reste ?
— Oui, les nouvelles d’horreur à la télé, la mort de ma mère, les plantes qui fleurissent pas l’hiver, la météo de merde, les humoristes pas drôles, les pubs obligatoires, les politiques niaiseuses, les films qui se tirent dessus, le ménage pas fait, la poussière des jours, le lit froissé et les restants réchauffés qui collent au fond de la poêle – je fais quoi avec ça ? »
 Et puis il y a la Gaspésie et la mer. C'est bien plus qu'un simple décor, c'est le cœur même du roman. L'auteure arrive à nous en faire ressentir l'emprise sur les personnages, à nous en faire adopter le rythme lent et taiseux. Rarement un roman nous aura autant dépaysé, bien au-delà d'un exotisme convenu.
[...] — J’ai peur de trouver le temps long… »
Les hommes ont ri, comme si j’avais manqué une marche d’escalier avec des talons hauts.
« Saint- Ciboire de Câlisse !... Y’a juste ça, en Gaspésie, du temps long !
— C’est si plate que ça ?
— Plate, non. C’est autrement. La Gaspésie, c’est un pays arrêté, une terre qui bouge pus.
— Si tu veux de l’aventure, faut aller à Walt Disney. Icitte, on a rien d’excitant. On a rien, à part la mer. On vit arrêté. On a même arrêté de vouloir. Des fois, on veut tellement rien que le temps finit par nous devancer !
[...] Ici, le temps tourne autrement. Pour beaucoup d’hommes, l’éternité ne peut pas être plus longue qu’un été sans poisson.
 Marie Garant est décédée noyée (dans des circonstances qui restent à élucider, nous dit-on), son portrait va donc se dessiner en négatif, en creux, en contrepoint des portraits des vivants que va nous peindre Roxanne Bouchard. C'est tout le charme de ce bouquin, écrit au féminin, que de nous faire deviner cette femme trop aventureuse, trop libre, trop indépendante, trop aimée, trop insaisissable, trop quoi !
Et la fille semble faite du même bois à construire des bateaux ...
[...] Personne vous dira la vérité au sujet de Marie Garant.
[...] « Je pensais qu’elle reviendrait jamais. J’imagine que tous ceux qui attendent une femme pensent la même affaire. Mais quand celle que t’aimes est en mer, c’est pire. »
[...] Aimer une femme de mer, c’est peut-être impossible. Il y a des femmes qui ne se demandent pas en mariage.
[...] « Vous ressemblez à votre mère, mademoiselle Garant !
— C’est un compliment ?
— Elle aurait répondu la même phrase. »
[...] — T’es forte comme ta mère, fille Garant. Une lignée de femmes à briser le cœur des hommes !
— On fait pas exprès.

Les personnages :

Il y a là un cadavre comme trop souvent ramené par la mer : une noyée que l'on reconnait comme Marie Garant, une femme au passé sulfureux et mystérieux, et que visiblement le village n'appréciait guère. 
C'est Vital le pêcheur malchanceux qui la découvre dans son filet avec Victor son acolyte bègue. 
Et il y a donc le chagrin de Cyril, celui à la respiration sifflante. Jadis il était en amour de cette Marie Garant. Dès lors, les placotages vont bon train au café du port tenu par Renaud Boissoneau.
Et enfin il y a nos deux héros, nos deux guides dans ce village.
Aucun des deux n'est vraiment le bienvenu à Caplan, ce petit port de pêche niché au bord de la Baie des Chaleurs.
L'enquêteur Joaquin Moralès parce que c'est un flic venu de la banlieue de Montréal, peut-être même du Mexique on dirait bien.
Et la jeune et jolie Catherine Day que l'on prend pour une touriste venue chercher on ne sait quoi - même elle ne semble pas trop le savoir. 
Et d'ailleurs s'appelle-t-elle vraiment Catherine Day ? Ne serait-elle pas plutôt Catherine Garant ? 
Personne ne savait que Marie avait une fille quelque part.

Le canevas :

Le flic Joaquin Moralès est venu en éclaireur pour installer sa famille en Gaspésie. Mais visiblement sa blonde, Sarah, n'est pas pressée de le suivre et il se retrouve tout seul, d'autant plus qu'il n'est pas trop le bienvenu ici. Du coup "il a les blues, la vague impression d’être vieux et… comment dire ?".
Mais la noyée ramenée au port ne va guère lui laisser le temps de s'apitoyer sur son sort et ses collègues jasent dans son dos :
[...] « Y’est arrivé quand ?
— Cette semaine. »
— Hum.
— Y vient de déménager.
— Tout seul ?
— Sa femme est censée venir le rejoindre.
— Viendra pas.
— Hum. »
[...] Mauvaise journée. Moralès l’ignore encore, mais il n’a pas fini de s’en prendre plein la gueule avec la Gaspésie.
Et puis du mystère tout de même : Marie Garant et son voilier étaient jadis connus pour quelques trafics, quelques contrebandes, ... Le village ne l'aimait guère mais pourquoi ?
Et cette fille qui débarque soudain alors que personne n'était au courant ...
La vie conjugale de Moralès part en sucette et l'enquête ne s'annonce pas mieux.
[...] Il n’y a même pas de suspects, dans cette foutue affaire ! Moralès rit tout seul. Comme d’habitude, il enquête sur la mort d’une femme qui n’a pas pu avoir d’accident, qui ne s’est pas suicidée et que personne n’a tuée.
[...] Joaquin Moralès reprend soudain son souffle avec l’impression que toute l’enquête lui a échappé, qu’il a laissé filer des infos importantes, qu’il a omis des interrogatoires, qu’il a bâclé l’affaire tel un enquêteur fatigué.
[...] Faudrait tout revoir. Repenser l’enquête depuis le début, scruter ça de nouveau : le continent et la mer, les hommes, leurs secrets, leurs défaites. Et les affronter.

La curiosité du jour :

Une entrevue bien épatante de l'auteure sur RFI, rien que pour l'accent, ça vaut le détour avec la lecture par l'auteure elle-même d'un extrait à la vingtième minute. 

Pour celles et ceux qui aiment qu'on leur raconte des histoires.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions de L'Aube (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

 

mardi 21 janvier 2025

Rue de l'espérance 1935 (Alexandre Courban)


[...] Un drôle de rouge toujours élégant.

Un voyage dans le temps (l'entre-deux guerres) sous forme d'intrigue policière, pour réviser l'histoire sociale et politique du Paris populaire des années 30.

L'auteur, le livre (288 pages, janvier 2025) :

Alexandre Courban nous avait déjà expédié en 1934 Passage de l'avenir, pour une chronique sociale, policière et bien documentée du Paris ouvrier des années 30.
Ce fut l'un de nos coups de cœur de l'année 2024 et on ne pouvait donc que poursuivre ce voyage dans le temps avec Rue de l'espérance en 1935.

♥ On aime :

 Courban reprend sa recette - celle d'un écrivain-historien-engagé à gauche - et nous propose une rétrospective des événements politiques et sociaux de l'année 1935. 
Et pour dérouler son calendrier, on retrouve comme fil rouge, une petite intrigue policière à suivre au fil des mois de l'année, contée dans un style à la fois coulant et précis. 
S'appuyant sur des recherches minutieuses, ce récit nous plonge au cœur d'une époque méconnue, pour nous faire découvrir le Paris populaire des années 30.
 1935, c'est l'année marquée par l'émergence du Front Populaire, alliance des partis de gauche face à la montée du fascisme en Europe. Hitler et Mussolini consolident leur pouvoir, la France, secouée par le Parti Franciste, verra bientôt les gauches, menées par Léon Blum, accéder au pouvoir. C'est aussi une année de renforcement militaire généralisé, de négociations tendues entre Laval, Mussolini et les anglais pour endiguer les ambitions d'Hitler. Et c'est aussi l'année de l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie.
Une époque inquiète avec "les récentes vociférations entendues sur les bords du Tibre ou bien le bruit des bottes perçu outre-Rhin" alors que "pas plus tard que l’autre jour, les types du Parti franciste nous ont aboyé que leur francisme passera bien un de ces jours".
Tout cela résonne bien étrangement dans notre contexte d'aujourd'hui ...
 1935 est également une année charnière pour l'aviation : les records se succèdent à un rythme effréné (c'est le sourire de Jean Batten qui illumine la couverture du livre), tandis que les usines rivalisent d'ingéniosité et d'efforts pour perfectionner les moteurs.
Des efforts de guerre puisque le marché est tiré vers le haut par les demandes d'escadrilles de bombardiers et de chasseurs. C'est dans ce contexte aéronautique que s'inscrit l'intrigue policière et c'est d'ailleurs dans ces usines d'aviation que débuteront les grandes grèves de 1936, mais ceci fera l'objet d'une autre histoire on l'espère !
[...] La perspective de battre un record aérien, ou bien d’ouvrir une nouvelle ligne commerciale, donnait lieu à une lutte intense entre les avionneurs, les motoristes et les pilotes; sans oublier les ambitions des différents états-majors ou les appétits des gouvernements.
[...] Malgré son échec dans la tentative de battre le record féminin Australie-Angleterre, l’aviatrice néo-zélandaise Jean Batten était arrivée souriante à l’aéroport de Croydon.
 L'intrigue de cet épisode manque peut-être un peu de sel (le précédent baignait dans le sucre de la raffinerie du Quai de la Gare !!) et c'est surtout le contexte socio-politique qui fait tout l'intérêt de ce roman.

Les personnages :

On a bien sûr tout le plaisir de retrouver les acteurs de l'épisode précédent.
Le commissaire Bornec du XIII° arrondissement, "un revenant qui consacrait toute son énergie à résoudre des énigmes ; et ce d’autant plus depuis la mort de sa femme".
Le journaliste Gabriel Funel qui travaille pour L'Humanité, "un drôle de rouge toujours élégant".
Camille Dubois, ancienne ouvrière de la raffinerie sucrière du roman précédent, pour qui "en l'espace de quelques mois, tout était devenu photographie".

Le canevas :

Le commissaire Bornec quitte son Quartier de la Gare pour s'aventurer au sud du XIII° arrondissement de Paris, du côté du boulevard Kellermann où se situaient à l'époque les usines Gnome et Rhône, un motoriste aéronautique.
André Legendre, l'un des dessinateurs industriels, est retrouvé assassiné dans un wagon du métro.
Bien vite, on soupçonne le secrétaire du syndicat, l'italien Luigi Balzola, de faire dans l'espionnage industriel.
[...] Le nouveau directeur de la Sûreté nationale avait été formel : Luigi Balzola était un espion à la solde de Moscou.
[...] Pourquoi le nouveau directeur de la Sûreté nationale s’était- il empressé de coller le meurtre du dessinateur industriel sur le dos du secrétaire du syndicat de Gnome et Rhône ?
[...] Bornec ne comprenait toujours pas pourquoi André Legendre avait été assassiné. Cette question le taraudait. Le mobile du crime lui échappait, tout comme le meurtrier. Il était dans un cul-de-sac.
L'enquête piétine tandis que la rumeur enfle autour d'un "tueur de l’Ovra que les antifascistes italiens appelaient le Sarde". [L'Ovra était la police politique de Mussolini]
Heureusement le journaliste Funel est à l'écoute des ouvriers de l'usine.
[...] Luigi Balzola entra dans la salle du café. Le secrétaire du syndicat des métaux de Gnome et Rhône avait rendez-vous avec le responsable de la rubrique sociale de L’Humanité pour évoquer les conditions de travail à l’usine du boulevard Kellermann.
Et c'est peut-être l'un des clichés de la photographe Camille qui pourra fournir la clé de l'énigme.

La curiosité du jour :

Hasard des sorties littéraires, on croise à nouveau dans ce roman le personnage bien réel du communiste Paul Nizan (ici journaliste à L'Huma), que l'on vient de croiser en tant qu'écrivain dans une lecture toute récente : On a tiré sur Aragon du belge François Weerts.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire du XIII°.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

samedi 18 janvier 2025

On a tiré sur Aragon (François Weerts)


[...] Vrai attentat ou simulacre ?

Le belge François Weerts nous plonge dans une Bruxelles des années 60 douloureusement marquée par l'ombre de la guerre. En hommage aux "privés" de la Série Noire, il tisse une intrigue mêlant agréablement histoire et littérature.

L'auteur, le livre (448 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
On découvre avec délice cet auteur belge, François Weeters, qui nous invite dans une Belgique un peu déphasée, celle des années 60, avec ce bouquin qui n'aurait pas déparé la fameuse Série Noire.
Bruxelles avait, à cette époque, encore un air de province vue depuis Paris et l'ambiance était toujours plombée par les mauvais souvenirs des années 40.
Avec une intrigue policière prétexte à un rappel à la fois historique et littéraire où se mélangent agréablement faits historiques et inventions romanesques, On a tiré sur Aragon procure un dépaysement certain.

♥ On aime :

➔ On craque pour ce parfum désuet qui colle parfaitement et à l'époque et au style de la Série Noire, celle des Chandler et Hammett. Un mélange d'un peu de sexe, de beaucoup d'alcools et d'un langage plus proche de l'univers de Michel Audiard que de celui de Frédéric Dard.
 On aime le décor historique qui sert de toile de fond à l'intrigue : dans cette Belgique divisée, les blessures de la guerre sont encore loin d'être cicatrisées. 
Les séquelles restent vivaces pour ceux qui ont vécu trahison, collaboration, résistance, épuration, ...
Et quand on est ou a été communiste, à tout cela vient s'ajouter le traumatisme du pacte germano-soviétique.
➔ On aime les portraits sarcastiques que dessine cet auteur belge, plus habile au vitriol qu'au pastel, même si quelques dialogues sonnent parfois un peu faux, trop écrits sans doute, trop explicatifs.

Les personnages :

Viktor Rousseau est un détective privé qui ne dédaigne pas exécuter quelques diverses besognes et enquêtes variées pour ses anciens camarades du Parti Communiste Belge.
Il profite du réseau et de l'entregent de son amie Marie-Claire qui reçoit le gratin bruxellois et diverses célébrités et chanteurs dans son club de cette tour Martini, l'équivalent belge de notre "Chez Castel" parisien.
Viktor va même croiser la nièce de Franquin, la Belgique n'est-elle pas l'une des patries de la BD ?!
Et on aime bien que la fin du roman laisse suffisamment de questions ouvertes pour qu'on puisse espérer une suite où retrouver Viktor, le "privé" belge des sixties.

Le canevas :

1965 Waterloo, un tireur inconnu manque de peu le poète Louis Aragon venu se remémorer ses souvenirs de guerre.
[...] – Vous croyez donc que quelque nazillon cinglé m’a réellement visé, qu’il s’en est fallu de peu ?
– Oui et non. Il est possible que le tireur vous ait manqué délibérément.
– Je ne saisis pas. Un vrai faux attentat ? Vous ne pensez pas que j’ai organisé une opération publicitaire ?
– Jamais de la vie. La solution est ailleurs. Mais où ?
Dans le même temps, un mystérieux poète se vante d'avoir retrouvé le dernier manuscrit de Paul Nizan, mort sur le front en 1940.
[...] Un poète prétend avoir retrouvé les carnets de Paul Nizan, le manuscrit perdu à sa mort. Il affirme également qu’il a été assassiné en réalité par le NKVD. Pour le punir de son refus du pacte germano-soviétique.
L'enquête piétine en rond : les amateurs de thrillers politiques survoltés seront sans doute déçus car François Weerts s'intéresse beaucoup plus à peindre les portraits des acteurs qu'il imagine dans cette époque troublée. Ambiance et personnages font tout le charme de ce bouquin.
[...] Deux histoires qui se chevauchaient mais qui s’emboîtaient mal, comme si les pièces venaient de deux puzzles différents.
[...] Vrai attentat ou simulacre ? Les fachos, les Américains, un rival ou un mari jaloux ? Je patauge.
Les deux écrivains communistes se haïssaient violemment : Nizan fut de ceux qui quittèrent le PC après la signature du pacte germano-soviétique. Aragon fut de ceux qui condamnèrent ce traître à l'idéal socialiste incarné par le camarade Staline.
Une époque où il était très difficile de bien choisir son camp.
Entre un espion venu de RDA, des barbouzes français du SDECE et divers policiers ou malfrats belges, le détective Viktor aura fort à faire pour démêler l'inexplicable vrai-faux attentat contre Aragon : anticommunisme primaire, anciens collabos nostalgiques ou vengeance d'après-guerre ?
Et le dénouement en demi-teinte sera celui du constat un peu amer et désabusé que l'auteur porte sur sa ville et cette époque trouble.

La curiosité du jour :

L'ambiance de cette Belgique des sixties nous a fait penser au Maroc de Melvina Mestre découvert il y a quelques semaines : et la tour Martini de Bruxelles (aujourd'hui remplacée) nous a inévitablement rappelé l'immeuble Liberté de Casablanca.  

Pour celles et ceux qui aiment les sixties.
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Livre lu grâce aux éditions du Rouergue (SP)
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

vendredi 10 janvier 2025

Les saules (Mathilde Beaussault)


[...] Une petite bête sauvage.

Une affaire criminelle sordide dans un village agricole de Bretagne englué dans sa misère sociale ou familiale. Une peinture digne de Jérôme Bosch.

L'auteure, le livre (272 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Voici un "premier roman", celui de Mathilde Beaussault : Les saules.
Un roman noir au cœur des sombres terres agricoles de Bretagne, du nature-writing à la française.

Les personnages, le canevas :

Comme dans tout bon roman noir, on commence par la découverte d'un cadavre, une jeune fille de préférence : ce sera Marie, étranglée au bord de la petite rivière bordée de saules, en contre-bas du village.
Marie était bientôt une jeune femme, un peu trop délurée et bien trop court vêtue. On dira donc qu'elle l'a bien cherché.
C'est Marguerite, l'idiote du village, qui fera cette macabre découverte. La petite est simplette et quasi abandonnée par ses parents.
[...] On la touche tellement pas cette gamine qu’elle s’élève toute seule comme une petite bête. Une petite bête sauvage.
Marguerite est quasiment mutique ce qui ne va pas faciliter l'enquête des gendarmes, d'autant que les autres habitants ne sont guère plus bavards : ce sont des paysans taiseux, parfaitement rodés au silence quand il s'agit de taire ce qui dérange.
[...] On réfrène les émotions ici, on les tient à bonne distance. Et quand il faut ensevelir celles qui salissent ou perturbent, on n’est pas feignant et on creuse profondément leur tombe.
Dans ces pages et dans les locaux de la gendarmerie, nous allons voir défiler presque tout le village. 
Les parents de la pauvre Marie : Gilles le père pharmacien, un notable et Elisabeth la mère qui n'avait que sa fille comme raison de vivre. 
Paulette, leur femme de ménage, qui n'est ménagée ni par ses employeurs arrogants, ni par son beauf de mari. 
Et puis Damien, Caroline et d'autres amis de Marie.
Et enfin les paysans d'en-bas qui peinent à maintenir à flot leur élevage de porcs : les parents et la tante de Marguerite, les voisins.
L'enquête piétine menée par André le gendarme du coin et son impassible collègue Arlette venue de la ville.
[...] – Il y a forcément quelqu’un qui a vu ou qui sait quelque chose bon Dieu.
– Mais il semble que soit on n’a pas mis la main dessus, soit il cache suffisamment bien son jeu pour nous échapper.

On n'aime pas trop :

 Dans le sombre registre de la misère paysanne, Mathilde Beaussault n'y va pas avec le dos de la main morte. Du sordide, du crasseux, en veux-tu en voilà, comme dans les extraits ci-dessous.
[...] La soupe fume encore dans la cocotte. On a ajouté de l’eau pour l’allonger et satisfaire les estomacs. La télévision gueule à plein régime des informations que le père écoute d’une oreille tout en fixant son assiette, sa bedaine en accordéon posée contre ses cuisses.
[...] Caroline, qui n’a pas été épargnée par les bruits de couloir, apprend à détester sa mère un peu plus chaque jour. Jocelyne, seule, éponge les factures à la sueur de son front et fait bonne figure avant d’écraser le soir venant, des sanglots animaux dans le creux de son oreiller.
Bien sûr, on sait que la vie rurale n'a pas toujours été rose avec des mères épuisées qui ne peuvent guère s'occuper de leurs enfants ou bien des pères qui s'occupent un peu trop des leurs.
Mais la prose de l'auteure se complaît beaucoup trop facilement dans ce contexte envahissant. 
À force d'écœurer ainsi son lecteur, Mathilde Beaussault manque sa cible.
D'autant que d'autres auteurs ont déjà montré la voie d'une plume plus efficace parce que plus sèche : R.J. Ellory, Marie Vingtras ou encore Delperdange, pour ne citer que quelques-uns des dénonciateurs de la violence rurale, sociale ou familiale.
Las, le récit explicatif et descriptif manque ici de retenue, et l'exagération de Mathilde Beaussault est plutôt à ranger aux côtés de celle de Rebecca Lighieri ou Marion Brunet par exemple : une peinture sociale aux couleurs beaucoup trop criardes, une profusion de clichés faciles et des personnages aux traits grossiers qui frisent la caricature.
 Bien sûr ces personnages existent sûrement dans la vraie vie : on picole, on est trop seul, on est trop gros, on bouffe n'importe comment, on couche avec n'importe qui, on ne dit jamais rien, on cogne trop fort, ... 
Mais, à part Marguerite, pas un seul des personnages de ce roman n'arrive à susciter notre empathie ou même notre compassion.
Car la seule description d'âmes perdues ne suffit pas à faire un bon bouquin, il faut aussi donner un sens à l'intrigue.
Et ce sens, on ne l'a pas trouvé.
[...] C’était une jeune fille magnifique. Trop belle sans doute. Ce n’est pas la première fille qui s’abîme la beauté et la jeunesse dans le coin. Ce que je veux dire ? C’est qu’elle était malheureuse comme les pierres.
[...] Parfois ce qu’ils veulent, c’est juste une oreille ou un regard qui ne les évite pas. La solitude ici fait des ravages. On n’en parle pas parce que les bonhommes ont leur fierté campée dans leurs bottes.

Pour celles et ceux qui aiment la campagne.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions du Seuil (SP).
Ma chronique parue dans Benzine.  

mardi 7 janvier 2025

L'ombre portée (Hugues Pagan)


[...] Le sourire du tigre n’est jamais rassurant.

Hugues Pagan occupe une place à part, un peu déphasée, au rayon polars. Et son flic fétiche, l'inspecteur Schneider, également. Une fois de plus, voici un roman d'une noirceur désespérée dans une ambiance très seventies
Mais peut-être pas l'épisode le plus accessible de la série.

L'auteur, le livre (432 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Hugues Pagan, vieux monsieur élégant tout de noir vêtu, aura été flic et prof de philo : il y avait donc là de quoi faire un de nos meilleurs auteurs frenchy de polars !
En 2017, on l'avait déjà salué d'un coup de cœur pour Profil perdu, où l'on découvrait son flic fétiche, le commissaire Schneider, un personnage digne des meilleures séries scandinaves ou américaines.
Ce Schneider, tout comme le Harry Bosch de Connelly, est un personnage solitaire qui porte les cicatrices d'une sale guerre.
On le retrouve ici avec L'ombre portée.

♥ On aime :

 Plonger dans les écrits de Pagan n'est pas une mince affaire. 
Pour celui-ci, je m'y suis même repris à deux fois. 
Il faut se laisser imprégner d'une ambiance sombre et noire, des couleurs sans espoir qui sont celles de la Ville ainsi nommée, avec une majuscule s'il vous plait. 
Une Ville aussi dysfonctionnelle que Gotham City mais sans la démesure puisqu'il s'agit d'une préfecture provinciale du nord-est, sans plus de précision.
Nous sommes dans les années 70, le ténébreux Claude Schneider et son équipe nettoient les écuries de la Ville.
[...] Vous êtes créancés au fretin, à la valetaille. Tant que vous nettoyez les chiottes au sous-sol, tout le monde vous fiche la paix, parce que tout le monde s’en fout. Les gros poissons, c’est pas pour vous. Les gros poissons, c’est pour personne.
 Le style viril et désabusé du sieur Pagan est toujours très travaillé, avec des parfums d'Audiard et parfois quelques métaphores un peu ampoulées quand la plume se lâche. Quelques formules répétées aussi mais rien qui pourrait venir gêner la lecture. 
Hugues Pagan est un écrivain un peu à part dans le paysage du polar français, il appartient à une espèce en voie de disparition.
À l'image de son flic Schneider “il ne parvenait pas à trouver sa place. Peut-être n’en avait-il nulle part”.
Mais c'est un auteur qui gagne à être lu.
 Le flic, l'intrigue et le lecteur tournent un peu en rond pendant la première moitié de ce bouquin qui n'est certainement pas le meilleur ni le plus facile de Pagan et on ne peut que vous recommander de commencer par son Profil perdu si vous ne l'avez pas déjà découvert.
Et puis il y a ce personnage de flic particulièrement bien dessiné.
[...] Elle ne pouvait s’empêcher de trouver de faux airs de Delon au policier, avec son élégance glaciale et son sourire de travers.
[...] – Est- ce que vous avez une femme, dans votre vie ?– Oui, dit Schneider. J’ai une femme dans ma vie. J’espère même qu’un jour je la rencontrerai.
[...] Avant de sortir, il glissa son Colt sous la ceinture, derrière. Comme ça se faisait dans les années cinquante.
[...] – Vous me tiendrez au courant, n’est- ce pas ?– N’est- ce pas, promit Schneider. Comme il se tenait retranché derrière ses lunettes noires, il était difficile de deviner s’il se foutait de la gueule du monde ou non.

Le canevas :

Tout commence sur fond de magouilles immobilières, avec l'incendie d'un entrepôt.
Et quelques dommages collatéraux puisque trois SDF avaient fait le mauvais choix pour cette nuit et finiront carbonisés dans les décombres.
Cette “dévastation de la vieille ville répondait certainement à des motifs financiers, mais il y avait autre chose”.
Sur le bureau de Schneider d'autres affaires, apparemment sans rapport : les craintes injustifiées d'un notable, un meurtre quasi rituel, un braqueur en cavale, ...  
De temps à autre, l'inspecteur croise l'ombre d'un sicaire qui porte des gants noirs et roule en Simca 1300.
[...] Il a commandé un scotch. Il portait des gants noirs, il a bu son verre sans les enlever. Sauf à se prendre pour un tueur à gages, personne ne boit sans retirer ses gants.
L'enquête piétine et tourne en rond dans un labyrinthe de mystères, compliquée davantage par les agissements obscurs d'occultistes.
[...] – Tu as entendu parler de cérémonies secrètes ? D’incantations ?
[...] – Selon un témoin, il est question de danse avec les morts.
[...] – Le Diable. Tout cela baigne dans la diablerie. Celui qui a fait ça craignait le Diable plus que tout au monde.
[...] – Une femme tuée par son mari. Le Diable n’a rien à voir dans tout ça.
Alors qu'elle est donc réellement cette ombre qui s'étend sur la ville de l'inspecteur Schneider ? 

Pour celles et ceux qui aiment les flics ténébreux.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Payot et Rivages (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.

lundi 6 janvier 2025

La France de l'ombre (Didier Convard, Stéphane Douay, ...)


[...] Il faut jouer avec les cartes que l'on a en main.

Cet album dresse un véritable panorama autour de celles et ceux qui œuvraient dans les coulisses du pouvoir, après-guerre. On y révise l'Histoire d'une France gaulliste pas toujours très reluisante, celle des années 50 et 60.

Les auteurs, l'album (250 pages, octobre 2023) :

Il s'agit d'une “intégrale” qui regroupe les 4 tomes précédemment sortis (en 2016) sous le titre “Les années rouge et noir”, une bande dessinée librement inspirée d'un roman éponyme de Gérard Delteil (2014).
Didier Convard et Pierre Boisserie sont au scénario, Stéphane Douay au dessin.
Un album qui fait bien sûr écho à celui d'Etienne Davodeau et Benoît Collombat : Cher pays de notre enfance (2015).

Les personnages :

Le scénario va faire se croiser les destinées de plusieurs personnages imaginaires : Aimé Bacchelli, un futur ex-collabo intriguant dans l'ombre, Agnès Laborde, une jeune résistante engagée chez les gaullistes, Alain Véron, le frère d'un militant communiste qui a été exécuté, et Simone Baroux, future journaliste.
De quoi balayer un large panorama de la reconstruction après-guerre de la France.
Certains de ces personnages “imaginaires” sont inspirés de la vraie vie : le parcours d'Aimé Bacchelli ressemble à celui de Georges Albertini, Simone Baroux pourrait être l'avatar de Françoise Giroud, ...
On rencontrera également des personnages de la vraie vie sous leurs vrais noms comme René Bousquet, le patron de la police vichyste ou Hélène Lazareff, la journaliste qui fonda le magazine Elle.
Et outre le Général, d'autres personnages plus ou moins brillants de notre République : George Pompidou, Marie-France Garaud, Pierre Juillet, Charles Pasqua, ...
Ce sont les années de la création du SAC et de ses barbouzes, quand l'ombre du général plane sur le pays.

Le canevas :

Cette Histoire de France commence à la veille de la Libération. À Paris, ça sent le roussi pour les allemands et les vichystes. Et les manœuvres ont commencé autour des fiches perforées utilisées pour recenser les juifs, les communistes ou qui l'on veut. C'est de ce fichier que naîtront plus tard notre recensement INSEE et notre fameux numéro de sécu. 
[...] Je comprends. D'après ce que m'a dit Bacchelli, ces fiches représentent un moyen de pression et donc une arme redoutable pour qui les détient, c'est ça ?
[...] Il faut jouer avec les cartes que l'on a en main. À propos de cartes, il se trouve que ...
Fil rouge de ce thriller politique, ces fiches mécanographiques (c'était avant l'informatique) sont un véritable enjeu dans les comptes qui vont se régler entre vrai-faux collabos et faux-vrais résistants, tout au long de la France gaulliste, jusqu'à l'arrivée de Giscard d'Estaing et Jacques Chirac qui ferment le ban de ces années gaulliennes.

♥ On aime :

 On aime le côté très politique de ce récit : on y retrouve la plupart des événements qui ont marqué le pays depuis les années 50 jusqu'en 1974. C'est une véritable leçon d'Histoire qui donne envie de (re)lire le roman de Gérard Delteil.
 On apprécie le récit fait des parcours entrecroisés des quatre personnages principaux. Chacun tente de jouer avec les cartes (mécanographiques ou pas !) qu'il a en main et on se prend au jeu. 
 Le dessin reste très simple pour laisser toute la place au récit, à peine teinté de sépia pour mieux dater le contexte rétro.

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire de France.
D’autres avis sur Babelio.
  

vendredi 3 janvier 2025

Prisonnier du rêve écarlate (Andreï Makine)


[...] Ces cocus de l'Histoire.

L'itinéraire d'un “cocu de l'Histoire” parti visiter le paradis socialiste et qui passera vingt ans au goulag avant de retrouver une France où il ne se retrouve plus lui-même.

L'auteur, le livre (416 pages, janvier 2025) :

📖 Rentrée littéraire hiver 2025.
Auteur discret, Andreï Makine fait partie des grandes plumes du paysage littéraire français (il est membre de l'Académie Française depuis 2016).
Pour autant il n'oublie pas sa Russie natale qui reste au cœur de la plupart de ses ouvrages. 
On l'avait découvert avec L'archipel d'une autre vie, coup de cœur 2016.
On le retrouve ici avec : Prisonnier du rêve écarlate, un joli titre pour une belle histoire.

Le canevas :

L'itinéraire d'un ouvrier du nord, né en 1918, “un an après la Révolution d'Octobre”, qui part visiter la nouvelle patrie du socialisme en 1939. Par un concours de circonstances digne d'un théâtre de l'absurde, il manquera le train du retour et sera rapidement emprisonné dans les camps staliniens.
Interné sous le nom de Lucien Baert, il en sortira vingt ans plus tard sous le nom de Matveï Belov et ne retrouvera la France qu'en 1967 où il ne se retrouve pas lui-même : l'époque est troublée, les choses, les mœurs et les gens ont beaucoup changé. 
Dans cette France moderne qui se libère, il est un peu perdu “comme un astronaute égaré sur une planète inconnue”.
Viendront alors quelques succès pour ce “rescapé de l'enfer” et l'intelligentsia parisienne fera de lui un nouveau personnage - c'est l'époque Soljenitsyne (avec qui Andreï Makine règle encore quelques comptes).

♥ On aime :

 Les “prisonniers du rêve écarlate” ce sont ces “communistes étrangers happés par la grande illusion”, qui sont venus se réfugier en URSS au plus mauvais moment : eux qui fuyaient les guerres ou les fascistes, ils seront happés dans le tourbillon paranoïaque de Staline et finiront au goulag. Ceux qui croyaient trouver refuge sous la bannière rouge, se retrouveront bientôt perdus dans la blancheur des steppes sibériennes.
Parmi ces “cocus de l'Histoire” on pourrait croiser “un ancien communiste espagnol après la défaite des républicains”, “un allemand antinazi”, “un japonais qui faisait du renseignement au profit de l'URSS”, la liste pourrait être longue de ces “vies déchirées, fabuleusement complexes et qui vacillent au bord de l’effacement définitif”.
 Andreï Makine va nous entraîner dans ce tourbillon de l'Histoire : 50 ans d'Histoire soviétique bien sûr mais aussi, et c'est la bonne surprise, de notre histoire française. Tout cela est filmé en grand-angle dans un travelling historique passionnant qui met en lumière le regard amer et désabusé que le cinéaste porte sur notre époque. 
 C'est finalement la dernière partie du parcours de Lucien Baert/Matveï Belov qui fait tout le charme de ce bouquin. On y retrouve le souffle glacé de la taïga qui anime les meilleurs romans de l'auteur, on savoure la prose pleine de poésie sauvage qui termine en beauté cette formidable histoire.
Une prose emplie d'humanité pour ces “gens revenus de toutes les illusions et qui retrouvent la simple humanité depuis longtemps perdue ailleurs”, pour ceux qui vivent dans ce “village au milieu des forêts où les gens vous accueillent sans rien demander en échange”.
Une histoire un peu triste mais pas tout à fait désespérée.
Une histoire qui n'était peut-être finalement qu'une simple histoire d'amour.
[...] Dans le silence de la taïga déjà hivernale, retentissent de profonds échos répétés. Une hache est en train de rompre la glace sur la surface d’un lac. Une percée d’eau libre où viendront les oiseaux blessés qui, à l’automne, n’ont pas pu quitter cette contrée du Nord.

Pour celles et ceux qui aiment le drapeau rouge.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

mercredi 1 janvier 2025

Best-of 2024

Bonne année 2025 à toutes et à tous !

Comme de coutume, on profite du "BEST-OF 2024" pour vous souhaiter tout plein de bonnes et belles lectures pour cette nouvelle année.
Et pour bien commencer voici déjà une petite rétrospective de l'an passé, un best-of où l'on a eu bien du mal à ne sélectionner "que" quelques unes de nos meilleures découvertes, que du très bon donc pour cette sélection.
Pour cette année, nos auteurs favoris de polars semblent s'être donné rendez-vous hors des sentiers battus : Olivier Norek avec un récit de guerre Les guerriers de l'hiver, Dennis Lehane avec un roman noir sur la haine et le racisme Le silence, et Ian Manook avec Le pouilleux massacreur, un roman quasi autobiographique. Et tous trois figurent sur nos podiums !
Et puis la rentrée littéraire 2024 fut également riche en émotions.
Rappelons également la liste des cadeaux 2024 que nous avions publiée il y a quelques semaines avant les fêtes.
Si vous êtes passé à côté, il est encore temps de vous rattraper !
   
► Cliquez sur les titres en gras pour lire le billet original en entier.


➔ Dans notre catégorie polars, toujours bien garnie !, voici quelques repères :

À tout seigneur tout honneur, Franck Thilliez ouvre la cérémonie avec Norferville et nous emmène tout au nord du Québec, à 700 kilomètres de Montréal, dans l'une des gigantesques mines ouvertes sur les terres des indiens Innus.
Dans ce lieu glacé difficilement accessible cohabitent bien difficilement les communautés de blancs et d'indiens.
La violence de la nature et du froid fait écho à celle des hommes. Des hommes qui n'aiment pas les femmes. Un polar très dur et sans concession - c'est du Franck Thilliez !

L'italien Davide Longo fut assurément la découverte de l'année avec plusieurs romans traduits en français : L'affaire BramardLes jeunes fauves et enfin Une colère simple.
L'auteur consacre tout son art à ses personnages et on ne peut que prendre du plaisir à la lecture de cette prose sèche et nerveuse, de ces dialogues savoureux et parfaitement maîtrisés (de véritables gourmandises) qui font penser à la folie douce de Fred Vargas et de son Adamsberg.
Voici donc Corso Bramard, un nouveau flic taiseux qui collectionne les livres dans sa cave comme d'autres les bouteilles.

Alexandre Courban, historien et collaborateur du journal L'Humanité, nous livre ici avec Passage de l'avenir 1934, une chronique sociale, policière et bien documentée du Paris ouvrier des années 30 avec une intrigue toute au service de la découverte d'une période mal connue (l'entre-deux guerres et la III° république après l'Affaire Stavisky).
D'une prose fluide, maîtrisée et mesurée, l'auteur endosse le costume d'historien naturaliste pour nous rappeler les principaux événements, le contexte politique, et sans forcer le trait, les conditions pour le moins difficiles des ouvriers de l'époque.
L'épisode suivant : Rue de l'espérance, 1935 sort très bientôt, on vous en reparlera.

Avec Les dames de guerre : Saïgon, nous partons à l'étranger, dans l'Indochine des années 50 avec un hommage au célèbre bouquin de Graham Green (Un américain bien tranquille).
Une histoire romancée captivante au cœur d'une grande Histoire passionnante.
Laurent Guillaume nous livre un sympathique roman d'aventures et un joli portrait de dame photographe et on s'attache bien vite aux personnages choisis avec soin par l'auteur : des espions chinois redoutables, des commandos français borderline, des corses mafieux pas trop clean, des agents de la CIA au double jeu, ...

Le podium déborde déjà, pfffff, et pourtant il faudrait en citer d'autres encore comme la sicilienne Cristina Cassar Scalia, L'inuite de Mo Malo, la louve du polar Cécile Cabanac, ou même le retour de R. J. Ellory avec Au nord de la frontière.

➔ Dans la catégorie romans noirs, quelques très très bonnes trouvailles :

Un surprenant Ian Manook qui sort des sentiers familiers du polar avec ce jeu du Pouilleux massacreur, roman quasi autobiographique qui nous fait revisiter sa jeunesse et les années 60.
Une histoire de HLM blême comme une chanson de Renaud sur une petite musique nostalgique où le héros partage avec l'auteur des racines arméniennes ...
La reconstitution des sixties est soigneusement travaillée et le contexte politique n'est pas oublié : 1962, l'année de référence retenue par Ian Manook, c'est l'année des terribles attentats de l'OAS à Paris, l'année des violences policières du métro Charonne, un temps où l'extrême-droite était alors très à son aise.

Dennis Lehane sort lui aussi un peu du cadre des thrillers habituels pour un roman très social sur son Boston natal : Le silence, basé sur un fond historique bien réel, le "busing" mis en place dans les années 70 pour favoriser la déségrégation dans les écoles étasuniennes. Il ne faut que quelques pages pour nous accrocher au personnage de Mary Pat et partager le racisme décomplexé de ces petits blancs et leur peur du fameux déclassement. Dennis Lehane nous emmène visiter le cœur même de la machinerie complexe qui fabrique haine et racisme au quotidien, génération après génération.

Suivons Vera Buck jusqu'au fin fond d'une vallée de montagne, jusqu'au village perdu de Jakobsleiter, où vivent ensauvagés Les enfants loups et les membres taiseux d'une communauté baptiste refermée sur elle-même sous la férule d'un prêtre un peu trop passionné.
C'est dans cette région qu'une ado de Jakobsleiter disparaît un beau jour.
Une disparition qui résonne comme un écho à la disparition de la jeune Juli, c'était il y a dix ans.
Voici une très bonne histoire, racontée avec une grande maîtrise. 
Une puissante histoire, prenante, particulièrement bien racontée : un coup de cœur de la rentrée 2024.

Ce podium est trop petit lui aussi, alors qu'il aurait fallu peut-être citer aussi : Mater Dolorosa du croate Jurica Pavicic (une valeur sûre), Le premier renne d'Olivier Truc (un épisode très réussi), l'histoire de l'Écume de mer de Patrick K. Dewney, ou encore Le sang des innocents de Shawn Cosby.

➔ Dans la catégorie Histoire ou histoires-vraies, quelques belles et instructives découvertes :

L'histoire (vraie) du finlandais Simo Häyhä, le légendaire sniper que l'on surnomma La Mort Blanche. Dans ces Guerriers de l'hiver, on a le plaisir de retrouver ici la plume très professionnelle d'Olivier Norek pour un roman de guerre bien éloigné des polars auxquels il nous avait habitués : une découverte enrichissante. 
Malgré le sérieux apporté au récit des faits, Norek a su trouver le souffle épique qui convenait pour retranscrire cette histoire et nous faire partager le courage et le patriotisme des soldats blancs pendant cet épisode méconnu de la guerre de 1939, lorsque les soviétiques tentent d'envahir la Finlande. ♥ Un coup de cœur de la rentrée littéraire 2024.

Avec Mesopotamia, Olivier Guez nous conte l'histoire de l'anglaise Gertude Bell, une femme au destin exceptionnel, une sorte de Lawrence d'Arabie au féminin. 
Il nous brosse un tableau panoramique de cette époque (le début du siècle dernier, l'entre deux guerres) et de cette région, le Moyen-Orient, dont on parle beaucoup mais qu'on connait mal.
C'est un de ces romans qui mêlent agréablement petite et grande H/histoire, qui nous font découvrir d'étonnants acteurs de l'Histoire et qui nous éclairent des pans entiers de la géopolitique.
Les chapitres de cette véritable biographie alternent entre la vie privée de Gertrude (et ses amours contrariées) et l'activisme politique de Miss Bell au service de l'Empire : elle n'aura pas d'enfant mais c'est elle qui va mettre au monde un pays, l'Irak, et qui mettra le roi Fayçal sur le trône. Passionnant et captivant.

À la recherche du vivant, premier roman très réussi de la finlandaise Iida Turpeinen.
Un récit captivant qui mêle habilement aventures maritimes, histoire coloniale, réflexion sur l'évolution des espèces, et qui questionne avec acuité notre relation au vivant et à notre environnement.
Sans jamais se montrer pontifiante ou moraliste, sans jamais s'engager dans le pamphlet polémique, et surtout sans jamais ralentir le rythme épique de son récit d'aventures, la finlandaise réussit à nous faire passer pas mal de messages écologiques, naturalistes ou scientifiques.

Les autres nominé(e)s auraient pu être : Anna Funder pour L'invisible madame Orwell ou Victoria Mas et son Bal des folles, ...

➔ Dans la catégorie littérature générale :

Bénédicte Dupré la Tour est certainement la plus belle plume lue cette année. Ses Terres promises sont celles du farouest revisitées au féminin. Mais ne vous y méprenez pas, même si (comme nous) vous n'appréciez pas forcément le genre western en littérature, ce bouquin-là, franchement, risque de vous faire passer le goût d'autre chose.
Un roman choral avec sept histoires, sept personnages, presque sept nouvelles qui se répondent et s'entrecroisent.
Le lecteur tombe très vite sous le charme de la superbe prose de cette auteure : une langue puissante et brute, charnelle et suggestive, intense et vibrante. Il y a du sang, de la boue, de la vermine, et bien pire encore ... Mais le texte sait rester solidement construit, entièrement au service du récit.

Il ne se passe pas grand chose dans Jour de ressac, le dernier bouquin de Maylis de Kerangal. Mais alors comment fait-elle pour nous accrocher ainsi pendant plus de 200 pages ? 
Le temps d'une petite journée, une femme déambule dans la ville du Havre (et c'est pas la plus glamour de l'hexagone, hein ?!), errant au fil de sa mémoire. Une image est évoquée ici. Un souvenir surgit plus loin. Une scène en évoque une autre. Oui et alors ? ... 
Alors la très belle prose de l'auteure opère sa magie et nous captive, nous enserre dans ses filets subtils.
Un roman qui nous touche, qui nous oppresse un peu parce qu'il nous questionne sur la mémoire que nous garderons des gens que l'on a connu, des visages de nos proches.

L'historienne Cécile Desprairies a grandi dans une famille de collabos, des vrais : antisémites et pro-nazis, héritant ainsi d'un lourd passé qu'elle tente de nous faire comprendre dans ce roman autobiographique. 
Maman Lucie avait vingt ans quand elle connu un bel alsacien étudiant en biologie des gènes et des races, et quand elle entama une brillante carrière de "propagandiste" pour adapter au bon goût français le discours allemand. Hélas à la Libération, Maman Lucie ne pourra pas tourner la page, regrettera jusqu'à la fin cette belle époque où tout lui souriait et c'est dans ce déni de réalité que grandira l'auteure. 
Si vous pensiez connaître des parents toxiques, découvrez-donc le récit de Cécile !

Là aussi ne vous arrêtez peut-être pas au podium et partez découvrir : Tang Loaëc et sa terrible histoire des enfants maigres, ou encore Caroline de Mulder et la pouponnière de Himmler, La barque de Masao d'Antoine Choplin ou L'écume de Patrick Dewdney, ...

➔ Dans la catégorie Anticipation (ben oui, c'est nouveau !) quelques bonnes surprises avec ces dystopies :

On apprécie le regard acéré et sans appel porté par la lyonnaise Estelle Tharreau sur notre actualité d'aujourd'hui, sur l'écologie, sur l'économie capitaliste des "plateformes numériques", sur les travers récurrents de notre humanité qui oublie trop vite les leçons de son Histoire.
Le propos de la dystopie Contre l'espèce est fort, puissant, violent même : si la lecture de cette fable d'anticipation est captivante, elle est aussi très dérangeante car l'auteure pose de sacrées questions.
Dans ce monde au bord de l'apocalypse ni le lecteur, ni les survivants ne sont au bout de leurs surprises car "sauver la Terre ne suffira pas si l’homme n’évolue pas".

Sophie Loubière, auteure connue de polars, nous expédie 240 ans après le 1984 de George Orwell : en 2224, Big Brother est devenu écolo - bien obligé pour tenter d'enrayer l'extinction de l'humanité.
Mais on frémit bientôt à l'idée qui est au cœur de l'intrigue : ces femmes ménopausées, qui ne sont plus en mesure de procréer pour reconstituer l'humanité, et que l'on "retire" du circuit pour que les hommes puissent fonder une nouvelle famille. C'est la trame de cette dystopie : Obsolète.
Sauf que personne ne sait vraiment ce que deviennent les "retirées" quand elles partent. Bref on est très impatient d'apprendre ce qu'il advient des "retirées" ...


➔ Et enfin, dans la catégorie BD voici quelques bons albums découverts cette année :

Après le succès du Monde sans fin, voici Capital & Idéologie, cuisiné selon la même recette : sur le fond, la réflexion et la caution d'une grosse tête d'intellectuel progressiste (ce sera le tour de Thomas Piketty sur l'économie) et sur la forme, le travail lumineux de celles et ceux qui ont un don magique pour vulgariser les sujets les plus complexes (ce sera Claire Alet, journaliste et documentariste).
Benjamin Adam a mis ses talents d'illustrateur et de graphiste au service des deux économistes.
L'album est un véritable cours d'Histoire de l'économie occidentale.

Manu Larcenet met en bulles et en images La route, le roman culte de Cormac McCarthy qui avait obtenu le prix Pulitzer en 2007.
Un pari osé mais un album réussi et très fidèle à ce monument littéraire.
De toute évidence, la noirceur du dessin de Larcenet était faite pour illustrer ce sombre récit post-apocalyptique.
À noter : les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de ré-éditer le roman de McCarthy en version "collector" avec quelques planches illustrées tirées de la BD, histoire de doubler le plaisir avec la (re-)lecture du roman !

Après le très remarquable Fatale, on retrouve le dessinateur Max Cabanes et le journaliste Doug Headline pour une adaptation d'un autre roman de Jean-Patrick Manchette : La princesse du sang.
Avant d'être surpris par la grande faucheuse, Manchette amorçait avec ce roman un virage plus "géopolitique" dans sa carrière d'écrivain, qui annonçait une série d'autres aventures d'espionnage.
Doug Headline avait à cœur de terminer ce projet avec tout l'esprit post-soixante-huitard de ces néo-polars des années 70-90 quelque part entre anarchisme et pessimisme.


Il y a quelques semaines, on avait également préparé une liste de "cadeaux" pour les fêtes : vous y retrouverez le best-of ci-dessus bien sûr, mais également encore plein d'autres bonnes idées : Noël 2024.

Allez, bye-bye 2024, bonnes lectures, bonnes aventures et bonne nouvelle année 2025 !