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mardi 18 décembre 2012

Le dernier lapon (Olivier Truc)


Vive le vent d'hiver.

Allez, c'est la saison.
Voici Le dernier lapon d'Olivier Truc, tout récemment paru chez Métailié, histoire de finir l'année littéraire de manière bien sympathique.
Polar ethnique(1), thriller nordique, la bande annonce est alléchante, d'autant que le réalisateur, Olivier Truc, est un journaliste français correspondant du Monde à Stockholm.
Abreuvés que nous sommes de littérature nordique depuis plusieurs années, on sait qu'il ne faut plus parler des lapons mais des sames ou des samis (voir Kerstin Ekman par exemple) et que ces gens peu frileux constituent la dernière population aborigène d'Europe.
Olivier Truc nous emmène sur les traces des ski-doo de deux flics de la Brigade des rennes, là haut, tout en haut, à Kaütokeino, là où Norvège, Suède et Finlande(2) s'enchevêtrent par dessus ce qui était la Laponie, là où chaque année le soleil disparaît pendant quelques semaines.
[...] Demain, entre 11 h 14 et 11 h 41, Klemet allait redevenir un homme, avec une ombre. Et, le jour d'après, il conserverait son ombre quarante-deux minutes de plus. Quand le soleil s'y mettait, ça allait vite.
[...] Un jour, il avait emmené Aslak au sommet d'une montagne. Elle n'était pas très haute. Son sommet était plat. Mais, d'en haut, on pouvait voir les autres montagnes, à perte de vue. Aslak avait appris à aimer ces montagnes ce jour-là quand son grand-père lui avait dit : "Tu vois Aslak, ces montagnes, elles se respectent les unes les autres. Aucune n'essaye de monter plus haut que l'autre pour lui faire de l'ombre ou pour la cacher ou pour lui dire qu'elle est plus belle. On peut toutes les voir d'ici. Si tu vas sur la montagne là-bas, ce sera pareil, tu verras toutes les autres montagnes autour." Jamais son grand-père n'avait autant parlé. Sa voix était calme, comme toujours. Un peu triste peut-être. "Les hommes devraient faire comme les montagnes", avait dit le vieil homme. Aslak ne disait rien.
Klemet est same et connaît bien les éleveurs de la région. Nina est une jeune fliquette blonde fraîchement débarquée du sud(3). Elle n'en connaît pas beaucoup plus que nous sur les lapons, ce qui permet à Olivier Truc de déployer beaucoup de pédagogie pour nous instruire sur les us et coutumes de ce peuple. Un peu trop de pédagogie d'ailleurs, c'est dommage, ce qui, avec l'écriture très standard, fait de ce bouquin, certes un livre passionnant et instructif mais pas encore de la bonne et belle littérature.
À Kaütokeino, un tambour sacré est dérobé dans un musée local. Un de ces tambours que dans les années 1700, les pasteurs évangéliques s'évertuaient à brûler (parfois avec les chamanes tant qu'à faire) pour éradiquer la sauvagerie et le paganisme(4).
[...] Pendant des décennies, les pasteurs suédois, danois et norvégiens nous ont pourchassés pour confisquer et brûler les tambours des chamans. Ça leur faisait peur. Pensez donc, on pouvait parler avec les morts ou guérir. Ils en ont brûlé des centaines, des tambours. Il en reste à peine plus d'une cinquantaine dans le monde, dans des musées à Stockholm ou ailleurs en Europe. Et même chez des collectionneurs. Mais aucun chez nous, sur notre propre terre. Incroyable non ! ? Et là, enfin, ce premier tambour était revenu. Et on le vole ? C'est de la provocation !
[...] Vous savez que ce tambour est spécial, c'était le premier à revenir de façon permanente en Laponie. Je ne suis pas lapon mais, pour les Lapons, c'est apparemment important. C'est important pour toi, Klemet ? Tu es le seul Lapon ici.
- J'imagine, oui. Enfin je sais pas, dit-il, l'air un peu gêné.
- En tout cas, ça fait un sacré ramdam. Les Lapons crient qu'on leur vole à nouveau leur identité, qu'on les discrimine encore et toujours, etc. À Oslo, ça les énerve, évidemment, surtout qu'une conférence importante de l'ONU sur les populations autochtones se tient dans trois semaines et que nos amis lapons sont comme vous le savez tous par cœur notre chère population autochtone à nous. On t'a appris ça à l'école de police, Nina ? Ça m'étonnerait. Bref, ça les rend nerveux nos amis d'Oslo, ils aiment bien passer pour des premiers de la classe à l'ONU, surtout avec tout le pognon qu'on leur file, et ils ne voudraient pas se faire taper sur les doigts pour une histoire de tambour.
Puis c'est le cadavre d'un éleveur de rennes que l'on retrouve avec les oreilles découpées (comme celles des bêtes que les éleveurs se volent entre eux et dont il faut faire disparaître les marquages).
Malédiction ancestrale qui planerait encore sur ce tambour sacré ? Exaspération socio-politique dans cette région où, malgré le froid, fermente le racisme envers les autochtones ? Règlement de comptes entre éleveurs dans cette toundra où il devient de plus en plus difficile de vivre ? Appât du gain à l'heure où les grandes compagnies minières voudraient bien faire main basse sur un sous-sol prometteur ?
[...] - Tu as entendu à la radio nationale ? Ils disent que ça pourrait être l'extrême droite, voire même des laestadiens d'ici. Ils disent que l'extrême droite veut empêcher les Lapons de renforcer leur identité avec le tambour, et les laestadiens veulent empêcher que les Lapons soient à nouveau tentés par leur ancienne religion.
- Je sais. Cela fait des motifs, pas des preuves.
- C'est quoi ces laestadiens ? Nous n'en avons pas dans le Sud.
L'air très détendu, Klemet leva son verre en direction de Nina.
- Santé.
- Santé, dit Nina.
- C'est une secte luthérienne. Le milieu dont je suis originaire.
Autant de pistes à explorer, où tous ces éléments de contexte sont minutieusement décrits par Olivier Truc et, on l'a dit, c'est passionnant et instructif.
Bref, un demi-coup de coeur : pas pour le côté littéraire (l'écriture est trop standard), pas pour le côté polar (l'enquête n'est qu'un prétexte), mais pour le volet ethno-socio-géo-politique. À lire comme un avant-goût de voyage et qui sait, peut-être qu'un jour nous aurons assez de courage pour aller passer quelques semaines au coeur de l'hiver lapon.
(1) - bien sûr il y a les incontournables navajos du regretté Tony Hillerman, mais également les mongols de Sarah Dars par exemple
(2) - et Russie aussi, mais là la communication passe encore mal
(3) - du sud de la Norvège hein,  faut relativiser, mais là-haut ça suffit et cette jeune et blonde fliquette [mais futée quand même, hein] fournit à Olivier Truc le regard extérieur (le sien, le nôtre) dont il a besoin pour nous promener chez les lapons
(4) - toute ressemblance avec d'autres colonisations où l'Eglise fut le bras armé de la couronne serait purement fortuite

Pour celles et ceux qui aiment les polars ethniques.C'est Métailié qui édite cet ouvrage qui date de 2012.D'autres avis sur Babelio et celui d'Hannibal.

jeudi 12 septembre 2024

Le premier renne (Olivier Truc)


[...] Tu vois ces montagnes ? Nos morts marchent dessous.

C'est sans doute l'épisode le plus abouti de la série (mais il peut se lire seul) qui vous plaira si vous voulez voyager, découvrir des cultures différentes, faire plus ample connaissance avec le dernier peuple autochtone d'Europe, suivre les nomades et leurs troupeaux de rennes, comprendre les enjeux géostratégiques autour des gisements de terres rares, et tout ça sans quitter votre fauteuil en feuilletant un bon bouquin doté d'une intrigue solide.

L'auteur, le livre (432 pages, août 2024) :

Olivier Truc c'est notre frenchy devenu l'ami des rennes et des lapons : il vit depuis de nombreuses années en Suède, à Stockholm, où il a été correspondant pour Le Monde
C'est la série "La police des rennes" (une sorte de police rurale de l'ethnie Sami) qui a placé cet écrivain en haut de nos étagères de polars.
Aujourd'hui sur les traces de ce Premier renneOlivier Truc nous emmène à Kiruna, la plus grande mine d'Europe.
En chemin, Olivier Truc fera référence à un autre de ses bouquins : Le cartographe des Indes boréales qui conte l'histoire d'un basque parti cartographier les mines d'argent de Scandinavie au XVII° : les ennuis du peuple Sami ne datent pas d'hier.

Le contexte :

Après Franck Thilliez qui nous emmenait au nord du Québec (Norferville, mai 2024), dans les mines de la Fosse du Labrador, c'est au tour d'Olivier Truc de nous faire visiter la mine de Kiruna, "la plus grosse mine de fer souterraine au monde et la plus grosse mine d'Europe", tout au nord de la Suède, en Laponie (Sápmi en VO), à quelques heures de quad (ou de motoneige selon la saison) de la Norvège et de la Finlande, au cœur du territoire des éleveurs Sami de rennes.
➔ Une mine autrefois à ciel ouvert qui s'enfonce désormais à plusieurs milliers de mètres sous terre et sur plusieurs centaines de kilomètres de galeries.
Pour le rappel historique, c'est avec cette mine que les suédois alimentaient le Reich nazi en acier pendant la guerre, via le port de Narvik en Norvège notamment.
Pour info, cette région et les Sami sont également mis en images dans la série tv Jour Polaire (Midnight Sun en VO), dont le scénario montre comment les immenses galeries creusées sous terre menacent la stabilité de la ville qui est obligée de "déménager" un peu plus loin.
Le travail à la mine LKAB permet à certains éleveurs de compléter les maigres revenus qu'ils tirent de leurs bêtes mais l'extension des forages (on vient d'y découvrir de ces terres rares indispensables à notre industrie écologique) menace également leurs troupeaux.
[...] C’est le minerai que tu aides à extraire de cette mine qui vous rend tous aveugles et qui tue nos rennes ! Et tu n’as pas encore compris que les terres rares qu’ils ont trouvées, c’est en plein sur nos pâturages ?
[...] On est, comment on dit à Stockholm, une variable d’ajustement, c’est ça ? Il suffit de nous indemniser, et notre silence sera acheté. On devrait être déjà bien content que l’État nous indemnise, pas vrai ?

♥ On aime beaucoup :

 La plume d'Olivier Truc s'affirme au fil des ans, elle gagne en puissance et le texte devient moins explicatif, plus elliptique, pour gagner en profondeur. Le volet folklorique ou touristique de ses polars s'est peu à peu effacé au profit d'une analyse sociale plus fouillée du nord de la Scandinavie, là où vivent ces fameux Sami avec leurs rennes, ceux que l'on appelait les Lapons il y a quelques années, ceux qui sont peut-être plus proches des aborigènes australiens que des indiens du Canada.
[...] – Les Sami.
– Ah, on m’avait dit les Lapons, parce que c’est comme les Indiens.
– On dit les Sami, pas les Lapons, et c’est pas comme les Indiens.
 On peut dire qu'Olivier Truc a fait son job pour nous faire partager un peu de la culture et des enjeux du dernier peuple autochtone d'Europe, en nous évoquant le minerai de Kiruna, le centre d'essais automobiles d'Arjeplog, l'histoire de la colonisation suédoise, l'élevage des rennes et les dégâts causés par les prédateurs (loups et gloutons), ... tout y est.
Ce qui nous vaut quelques belles pages sur la croyance Sami qui veut que les morts marchent sous terre et que l'ombre des vivants rampe sur le sol pour communiquer avec les ancêtres.
[...] Klemet se demanda jusqu’où s’enfonçait son ombre. Il n’oubliait jamais que les âmes des morts vivaient là-dessous. C’est peut-être à ça que servait l’ombre, collée au sol, s’infiltrant à son insu dans les roches et le lichen, trouvant son chemin dans la carapace de la toundra pour saluer les âmes des défunts, en prendre des nouvelles. C’était la part de lui-même qui partait à la rencontre des morts.
 On se prend d'empathie pour le beau personnage de la jeune Sami, Anja Heagga, "véritable bombe à retardement, une enragée", qui entend "dynamiter l'histoire" et sauver sa culture. Elle donnera une belle conclusion à ce drame, sans doute trop optimiste, même si comme l'auteur on aimerait bien y croire.
[...] Notre peuple est piégé. Notre histoire est écrite par d’autres, et ils ont déjà écrit la fin du récit.
 On sait bien que les loups (une espèce protégée) font parfois des ravages dans les troupeaux, un drame pour les bergers. Les éleveurs Sami et leurs rennes ne font pas exception, d'autant que là-haut le loup n'est pas le seul prédateur : le glouton (le carcajou, alias wolverine en anglais) rode également autour des troupeaux de rennes.
Sur ce thème, l'auteur va même nous surprendre avec une petite fantaisie puisqu'il met en parallèle son histoire de rennes et de "lapons" avec une intrigue secondaire dans les Alpes de Provence autour de bergers et de leurs brebis : le loup sévit partout.
[...] Si tu veux tout savoir, j’en ai abattu trois, des loups. Et quelques gloutons aussi. C’est pas pour ça que je me sens mieux.
➔ Quelques liens intéressants :
- le centre d'essais automobiles d'Arjeplog
- la colonisation des Sami par les suédois (évangélisation, acculturation, éducation forcée, ...)
- on peut aussi regarder quelques vidéos sur le marquage des rennes que le bouquin décrit fidèlement.

Le canevas :

Cet été aux environs de la Saint-Jean, après la fête de MidSommar, la "journée la plus alcoolisée de l'année en Suède", les éleveurs Sami regroupent leurs troupeaux pour le marquage des jeunes faons de l'année : autour de Kiruna, ils vont rassembler plus de six mille rennes.
Malgré la fête, les relations sont toujours tendues avec les autorités suédoises, avec l'industrie minière, et même parfois entre éleveurs. Les loups et les gloutons rodent autour des troupeaux.
Et puis c'est le drame : un train géant de la mine LKAB percute un troupeau de plusieurs dizaines de bêtes.
[...] Un troupeau de rennes avait été percuté de plein fouet par un train minéralier, un de ces convois de minerai de fer immense et incapable de s’arrêter en cas d’urgence immédiate.
Olivier Truc prend tout son temps pour installer soigneusement son décor et le bouquin est construit comme tout bon roman noir : une situation paroxystique (MidSommar et le marquage des rennes, ...), des conflits larvés (l'extension de la mine, les rivalités entre éleveurs, le racisme, ...), quelques personnages borderline (l'indomptable Anja, Joseph le berger français venu régler ses comptes avec la gente carnivore, ...) et quelques incidents bien sûr pour mettre le feu aux poudres.
Et dans les mines, on sait que poudre il y a ...

Les acteurs :

Il y a là Nina et son collègue Klemet de la police des rennes : ils vont mener l'enquête.
Il y a là Joseph, un berger français obsédé par la chasse au loup, qui pourrait être un lointain petit-cousin montagnard du Capitaine Achab.
Et surtout deux jeunes Sami, Aaron et sa sœur Anja, qui luttent pour se faire une place dans le cercle très fermé des éleveurs, le sameby, où les licences sont contingentées et régulées par la loi, la coutume et les liens familiaux dans un écosystème complexe qui réglemente les troupeaux, les pâturages, la chasse et la pêche.
En toute illégalité, Anja exerce parfois ses talents de sniper contre les loups ou les gloutons, à la demande très discrète de certains éleveurs.

Pour celles et ceux qui aiment les rennes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Métailié (SP).
Ma chronique dans les revues Actualitté, 20 Minutes et Benzine.

dimanche 16 octobre 2022

Les sentiers obscurs de Karachi (Olivier Truc)

[...] Trahis deux fois, par l’attentat et par l’enquête.

Olivier Truc s'est (enfin !) décidé à quitter ses chers lapons et sa "police des rennes" (on s'en était un peu lassé, avouons-le) pour nous emmener dans une ambiance tout à fait différente, c'est le moins qu'on puisse dire, sur Les sentiers obscurs de Karachi où l'on cherche à se rappeler les ventes de sous-marins au Pakistan, l'attentat de 2002 (quelques mois après ceux du 11 septembre ...) et le scandale franco-français sur les rétrocommissions ayant servi à financer la campagne de Balladur en 1995 (dont le procès en appel doit se tenir en 2023).
[...] L’attentat du 8 mai 2002 à Karachi, au Pakistan. Au cours de cet attentat, onze techniciens français de la DCN (Direction des constructions navales) ont été tués, quatorze autres blessés, tandis que trois Pakistanais ont également trouvé la mort et six autres ont été blessés. L’attentat a été provoqué par l’explosion devant l’hôtel Sheraton d’une voiture piégée.
Malheureusement, le scénario d'Olivier Truc peine vraiment à démarrer : l'auteur tient absolument à faire dans le roman et pas dans le thriller-reportage et donc à donner à ses acteurs de fiction tout ce qu'il faut d'humanité, de contexte, de justifications, de relations complexes et de motivations individuelles pour bâtir des drames personnels et pas seulement inscrire quelques petites histoires dans la grande Histoire.
C'est louable bien sûr mais pesant et bien lourd à mettre en branle. On se prend à songer de temps à autre à ce qu'aurait pu tirer d'un tel scénario un Cédric Bannel ou un Benoit Vitkine, par exemple.
Après une mise en place laborieuse, le bouquin finit par prendre corps, le journaliste cherbourgeois part enfin pour Karachi à la recherche de quelques secrets détenus par les survivants du drame.
[...] En France, on a pu faire avancer les choses [...] malgré ça, des dossiers restent secrets, des fonctionnaires sont protégés, des politiques exonérés. Alors dans un pays comme le Pakistan.
[...] Même les hommes courageux ont des limites dans un pays comme le Pakistan. Souvenez-vous des pressions que j’ai subies. Je n’ai pas résisté longtemps.
[...] – C’est dangereux de savoir. Vous devriez en prendre conscience.
– Qu’a-t-il trouvé que les Français n’ont pas trouvé ?
– Les Français ? Je pense qu’ils n’ont rien trouvé. Je pense qu’ils n’ont rien cherché. Tout ce qu’ils auraient pu trouver, c’est la preuve de leur compromission avec les forces du mal qui gangrènent mon pays.
[...] Je crois qu’il sentait que les Français avaient été trahis deux fois, par l’attentat et par l’enquête.
[...] Secret des autorités françaises, omerta du pouvoir pakistanais, vingt ans après l’attentat de Karachi, les questions restent nombreuses face à la raison d’État, prétexte utile pour couvrir un scandale international.
Pour autant, même avec la visite exotique de Karachi et quelques portraits d'afghans un peu cliché, tout cela n'arrive pas vraiment à nous passionner et le roman n'est pas tout à fait à la hauteur des attentes que laissait entrevoir le titre.
Olivier Truc hésite entre la romance bon enfant, façon Tintin à Karachi, et le scoop journalistique ou le thriller politique sur un sujet explosif peut-être trop ambitieux. L'auteur n'arrive pas à prendre parti et son bouquin tourne autour du pot au roses.

Pour celles et ceux qui aiment les secrets.
D’autres avis sur Bibliosurf.

mercredi 1 juin 2016

Le col du chaman (Stan Jones)


[...] Taggaqvik ? Ça veut dire “le pays des ombres”.
Aujourd’hui, ça s’appelle le col du Chaman.

On est à peine descendu de la motoneige d'Olivier Truc qui nous avait emmené à deux reprises en balade dans les neiges de Laponie chez les samis, que l'américain Stan Jones nous propose de renfourcher nos machines et de franchir Le col du chaman pour une virée en Alaska.
C'est le deuxième bouquin de Stan Jones (le premier pour nous) chez les Esquimaux ou encore les Inuits ou plus précisément encore, chez les Inupiat.
À quelques milliers de kilomètres de distance mais sous les mêmes latitudes polaires, les romans des deux auteurs partagent de nombreux points communs (autres que les motoneiges) : la recette désormais classique du polar ethnique, le choc entre la culture occidentale et celle des 'premières nations', une légère intrigue policière fortement ancrée dans le folklore et la culture locale, une visite guidée des réalités sociales et économiques de ces pays méconnus.
Alors qu'Olivier Truc mettait en scène une fliquette venue du 'sud' pour nous servir de guide aux côtés du héros-flic (un lapon de la police des rennes), chez Jones c'est le héros-flic lui-même, Nathan Active, qui vient du 'sud' (enfin du sud : Anchorage, donc c'est le grand nord quand même) et qui se confronte aux us et coutumes du conseil tribal et des 'locaux'.
[...] Bien qu’ayant grandi à Anchorage, il était né à Chukchi et, mieux encore, il était entièrement inupiaq. Il avait quitté le village à dix-huit mois quand ses parents adoptifs, des enseignants blancs, avaient choisi de s’installer dans la principale ville d’Alaska parce qu’ils en avaient assez de la cambrousse. Certes, il ne serait jamais revenu à Chukchi si sa hiérarchie ne l’y avait affecté pour son premier poste, et il sauterait dans le premier avion pour Anchorage dès qu’il obtiendrait sa mutation. Malgré tout, voilà deux ans qu’il vivait sur place.
[...] Souvent, il ne voyait pas bien où voulaient en venir les Esquimaux. Peut-être était-il trop borné, ou bien les vingt ans passés à Anchorage avaient-ils créé un fossé culturel infranchissable.
Tout commence par une bonne action du Smithsonian Institute qui entreprend de restituer aux autochtones une momie Inupiaq datant des années 20, communément appelée Tonton-des-glaces.
À peine arrivée dans le petit musée du folklore local, la momie est volée et l'on retrouve bientôt un vrai cadavre, encore bien frais celui-ci, poignardé par le harpon qui accompagnait la momie.
Meurtre rituel d'un descendant de la momie ? Règlement de comptes sur la banquise ? Œuvre du kikituq d'un angatquq (l'esprit un ancien chaman) ? Malédiction ancestrale ?
[...] Des fois, quand quelqu’un meurt et qu’on le respecte pas, y va pas dans l’au-delà. L’univers le refroidit, c’est comme ça qu’ils disent, les anciens. Ces morts-là ont une très bonne oreille, même qu’ils peuvent entendre les renards et les lapins dans les fourrés. Ils sentent plus le froid et leur corps est tout léger, ils sont capables de marcher au sommet des arbres et de franchir une rivière sans se mouiller.
Refroidi par l’univers, c’est comme ça qu’ils disent.
Attention, c'est un bouquin à lire discrètement chez soi (évitez les transports en commun) : au fil des pages on se surprend à essayer toutes sortes de grimaces pour 'parler' Inupiaq ...
[...] Maiyumerak se détendit, sourit et arqua les sourcils derrière les verres miroir, acquiescement à la manière inupiaq.
[...]  La secouriste se releva et fronça le nez, signe de négation chez les Inupiat.
Une belle balade dans les neiges et les glaces mais des personnages peut-être moins attachants que les lapons d'Olivier Truc.

Pour celles et ceux qui aiment les motoneiges.
D’autres avis sur Babelio.

mardi 2 février 2016

Le détroit du loup (Olivier Truc)


[...] J’ai choisi une autre voie que celle des coupeurs d’oreilles.

Olivier Truc, le journaliste français qui vit à Stockholm.
La recette est là-même : voyage chez les lapons (disons plutôt les samis) en compagnie de la Brigade des rennes avec Klemet, le sami défroqué au passé douloureux, et sa jolie collègue Nina venue du sud (entendez : le sud de la Norvège, c'est-à-dire le nord quoi) qui joue les candides (de moins en moins candide d'ailleurs au fil des épisodes !).
Rappelons que la Brigade des rennes avait été initialement fondée dans les années cinquante par les trois pays qui s'enchevêtrent tout là-haut sur les anciens territoires lapons, pour lutter contre les vols de bétail et régler les conflits entre éleveurs.
Après avoir découvert la longue nuit d'hiver dans le bouquin précédent avec l'impatience de revoir le soleil dessiner votre ombre, nous voici cette fois en plein été septentrional :
[...] Et puis il y avait cette lumière aussi, ces jours sans fin. Des vraies piles électriques, ça leur mettait les nerfs à vif à tous. On ne s’en rendait pas bien compte, mais toute cette lumière, ça vous tapait sur le système.
Mais depuis le précédent épisode, l'auteur a mûri : l'écriture est plus soutenue et retrouve désormais les standards du polar, classique, efficace et fluide.
L'histoire est moins 'belle' également, moins carte postale touristique, et gagne en réalisme car cet épisode est fortement ancré dans les réalités du pays.
Bref, enfourchons nos motoneiges, c'est parti.
C'est parti pour Le détroit du loup, un petit bras de mer froide qui sépare l'île d'Hammerfest, tout là-haut là-haut, une des villes les plus septentrionales.
L'ancien petit port de pêche (Nestlé Findus) est aujourd'hui atteint de la fièvre de l'or.
L'or noir : celui des gisements offshore de pétrole et du gaz dont l'exploitation commence en Mer de Barents - les fonds de la Mer du Nord s'épuisent et le réchauffement climatique permet d'aller plus loin.
Ce détroit du loup, les troupeaux de rennes le traversent à la nage chaque printemps, pressés de retrouver de gras pâturages verts après leur diète hivernale.
Nous voici donc en plein conflits larvés entre les multinationales du pétrole qui recherchent de nouveaux terrains pour implanter leurs infrastructures et les éleveurs samis qui voudraient bien protéger leur mode de vie ancestral.
[...] – Ah, le pétrole, mon canard, mais ils sont déjà perdants tes petits bergers, qu’est-ce que tu crois ?
[...] Dans cette petite ville, la course à l’argent prenait une telle ampleur que les valeurs traditionnelles volaient en éclats.
[...] Cette petite ville en passe de devenir le Singapour du Grand Nord. Ou le Dubai de l’Arctique, selon les préférences.
[...] Les multinationales, ça ne leur faisait rien de fermer des usines, on disait que ça faisait partie du business. Mais un conflit avec un peuple autochtone, ça vous fichait tout de suite une sacrée mauvaise publicité. Alors les grosses boîtes essayaient d’éviter.
[...] Ça fait des années qu’on est sous pression, nous les éleveurs du district, à cause des développements d’Hammerfest. Ils grignotent de plus en plus de nos terres pour faire de nouveaux parcs industriels. Et maintenant, avec ce nouveau gisement pétrolier de Suolo, ça va empirer.
– Et ?
– Et il se passe des choses pas sympas. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Et nous, on pèse pas lourd.
[...] Ces terrains ne nous appartiennent pas. Nous n’avons fait qu’y laisser les traces de nos pas, aussi légères et fugaces qu’il nous était possible, depuis des milliers d’années, pour que cette terre continue à nous nourrir.
[...] Pour les éleveurs, il faut suivre. Pas le choix. On accompagne, on ne commande pas. C’est la loi de la toundra, quoi qu’en disent les autorités qui veulent nous mettre des règles partout. Faut bien te dire une chose, le renne, c’est rentable comme animal seulement s’il cherche et trouve lui-même son pâturage. S’il faut l’encadrer au plus près, ou pire, le nourrir, ce sera la fin.
[...] Il avait l’air de penser qu’on pouvait changer les habitudes des troupeaux par la simple volonté. Sans savoir qu’un troupeau revenait toujours sur le même pâturage de printemps car c’était là et nulle part ailleurs que les femelles mettraient bas, comme les saumons revenaient à leur rivière natale pour frayer. Il fallait des années, quatre ans peut-être, pour qu’un troupeau se réhabitue à de nouvelles terres.
Au passage on apprendra d'ailleurs plein de choses sur ces forages offshore et sur les fameux plongeurs, des héros modernes, de nouveaux aventuriers, une espèce de cosmonautes marins.
[...] Il était plus dur pour l’homme d’aller à trois cents mètres sous l’eau et d’en revenir que de faire un aller-retour sur la Lune.
[...] Les pétroliers adoraient aussi que le plongeur vedette d’Arctic Diving soit un Sami, le seul certes, mais la vedette. Il était l’alibi, “le bon Lapon”, la preuve que les compagnies pétrolières étaient ouvertes aux autochtones et les faisaient prendre part au développement local.
Des plongeurs parfois transformés en cobayes d'expériences, à leur insu et de leur plein gré.
[...] Les documents se rapportaient aux opérations de plongée pour l’industrie pétrolière pendant la période pionnière, de 1965 à 1990.
[...] Un expert disait que les autorités publiques chargées de contrôler et d’autoriser les opérations de plongée avaient souvent accordé des dérogations aux règles de sécurité.
[...] On s’arrangeait pour que les plongeurs restent le plus longtemps possible à travailler à des profondeurs où l’homme n’avait jamais été auparavant. Et puis on les remontait aussi vite que l’on pouvait pour raccourcir le temps passé en décompression, un temps que les compagnies jugent improductif, bien sûr.
Le décor est planté, les acteurs sont en place, le printemps arctique bourgeonne, les rennes arrivent, ... tout est prêt pour que le drame éclate et que la traversée du détroit du loup par le premier troupeau vire à la tragédie (très belle scène d'ouverture).
[...] Que dire d’un berger qui se noie de façon peut-être suspecte, d’un maire qui chute de façon plus que suspecte, d’un rocher sacré qui gêne, d’une ville grouillante, d’un monde qui pousse l’autre.
Et nos deux amis de la brigade des rennes montent en selle.
[...] Le seul problème, c’est que sur la toundra une enquête de voisinage prenait tout de suite une dimension quasi surhumaine.
Le trait ethno-pédagogique est moins forcé que dans le premier épisode : l'enthousiaste Olivier Truc se met plus en retrait et laisse son lecteur découvrir lui-même les mœurs, les us et les coutumes des gens de ces contrées méconnues.
L'histoire mouvementée des samis bousculés par la colonisation et l'évangélisation forcée est évoquée, bien entendu, mais laisse suffisamment de place à l'histoire très actuelle et très moderne de [je cite] cette pétromonarchie qu'est la Norvège.
Bref, ce second épisode est plutôt réussi : l'auteur prend son temps pour 'filmer' ses personnages, on a même l'impression parfois que l'enquête piétine et que les scooters tournent en rond dans la neige fondue, mais c'est visiblement pour mieux cerner les vies de ces plongeurs, de ces éleveurs, de ces gens du grand-grand-nord.

Pour celles et ceux qui aiment les motoneiges.
D’autres avis sur Babelio.

jeudi 19 septembre 2024

Vive la Rentrée ! (littéraire 2024)


Nos coups de cœur de la rentrée littéraire 2024 :

Difficile de s'y retrouver dans ces événements marketing de "rentrée" un peu artificiels, où près de 500 ouvrages font leur sortie à grand renfort de coups médiatiques pour les signatures les plus "bankables".
Pourtant cette année, on y a trouvé quelques très très belles plumes que l'on vous propose ici.

Cliquez sur les liens pour découvrir nos chroniques de lecture ou bien directement sur ce lien global.

♥ On a particulièrement aimé dans cette rentrée :

 Terres promises de Bénédicte Dupré la Tour : le farouest revisité par une plume très féminine et assurément l'une des plus belles plumes lues cette année.
 L'invisible madame Orwell de Anna Funder : une édifiante dissection du couple Orwell pour réhabiliter l'épouse du "génial" écrivain.
 Les guerriers de l'hiver de Olivier Norek : le récit véridique de la légende de La Mort Blanche, surnom du sniper finlandais qui fit trembler l'Armée Rouge en 1939.
 Les enfants loups de Vera Buck : un roman noir avec une puissante histoire, particulièrement bien racontée par l'une des plus belles plumes de cette rentrée.
 Les deux visages du monde de David Joy : l'américain continue son analyse de la société actuelle étasunienne avec ce roman sur le racisme ordinaire, celui qui souvent s'ignore.
 Le pouilleux massacreur de Ian Manook : l'auteur de polars ethniques change de registre et nous donne un roman quasi autobiographique sur sa jeunesse dans la banlieue parisienne en 1962.
 Nul ennemi comme un frère de Frédéric Paulin : premier ouvrage d'une série de romans sur l'Histoire du Liban, qui vient à point nommer pour éclairer les conflits actuels.
 Les mouettes de Thomas Cantaloube : premier épisode dérivé (un spin-off) de la célèbre série tv Le Bureau Des Légendes.
 Les âmes féroces, le second roman de Marie Vingtras après Blizzard.
 Le premier renne de Olivier Truc : un nouvel épisode plutôt réussi de "la police des rennes" autour de la gigantesque mine de Kiruna, entre Suède, Norvège et Finlande, au cœur du territoire des Sami.
 La barque de Masao  du français Antoine Choplin : un douce parenthèse dans le tumulte de la rentrée avec cette tendre rencontre entre un père et sa fille, longtemps séparés.
 Le bruit de nos pas perdus de Benoit Séverac : un polar plein d'humanité et de bienveillance qui nous change des thrillers habituels.
 Mesopotomia d'Olivier Guez : le destin exceptionnel de Miss Gertrude Bell, l'anglaise qui créa le Moyen-Orient moderne et l'Irak, captivant et passionnant ! Lauwrence d'Arabie au féminin.
  Mater Dolorosa de Jurica Pavičić : un roman noir fataliste au cœur d'une Croatie meurtrie.
  Jour de ressac de Maylis de Kerangal : coup de cœur pour la prose soignée de cette auteure et son invitation à déambuler dans les rues du Havre.
 Leo de Deon Meyer : un vrai film hollywodien, avec deux braquages pour le prix d'un. Le maître du polar sudaf se renouvelle !
 Surfacing de Clea Koff : un polar classique d'une auteure dont le parcours ne l'est pas du tout - elle a travaillé pour le TPI au Kosovo et au Rwanda pour identifier les cadavres exhumés des charniers !

mercredi 1 janvier 2025

Best-of 2024

Bonne année 2025 à toutes et à tous !

Comme de coutume, on profite du "BEST-OF 2024" pour vous souhaiter tout plein de bonnes et belles lectures pour cette nouvelle année.
Et pour bien commencer voici déjà une petite rétrospective de l'an passé, un best-of où l'on a eu bien du mal à ne sélectionner "que" quelques unes de nos meilleures découvertes, que du très bon donc pour cette sélection.
Pour cette année, nos auteurs favoris de polars semblent s'être donné rendez-vous hors des sentiers battus : Olivier Norek avec un récit de guerre Les guerriers de l'hiver, Dennis Lehane avec un roman noir sur la haine et le racisme Le silence, et Ian Manook avec Le pouilleux massacreur, un roman quasi autobiographique. Et tous trois figurent sur nos podiums !
Et puis la rentrée littéraire 2024 fut également riche en émotions.
Rappelons également la liste des cadeaux 2024 que nous avions publiée il y a quelques semaines avant les fêtes.
Si vous êtes passé à côté, il est encore temps de vous rattraper !
   
► Cliquez sur les titres en gras pour lire le billet original en entier.


➔ Dans notre catégorie polars, toujours bien garnie !, voici quelques repères :

À tout seigneur tout honneur, Franck Thilliez ouvre la cérémonie avec Norferville et nous emmène tout au nord du Québec, à 700 kilomètres de Montréal, dans l'une des gigantesques mines ouvertes sur les terres des indiens Innus.
Dans ce lieu glacé difficilement accessible cohabitent bien difficilement les communautés de blancs et d'indiens.
La violence de la nature et du froid fait écho à celle des hommes. Des hommes qui n'aiment pas les femmes. Un polar très dur et sans concession - c'est du Franck Thilliez !

L'italien Davide Longo fut assurément la découverte de l'année avec plusieurs romans traduits en français : L'affaire BramardLes jeunes fauves et enfin Une colère simple.
L'auteur consacre tout son art à ses personnages et on ne peut que prendre du plaisir à la lecture de cette prose sèche et nerveuse, de ces dialogues savoureux et parfaitement maîtrisés (de véritables gourmandises) qui font penser à la folie douce de Fred Vargas et de son Adamsberg.
Voici donc Corso Bramard, un nouveau flic taiseux qui collectionne les livres dans sa cave comme d'autres les bouteilles.

Alexandre Courban, historien et collaborateur du journal L'Humanité, nous livre ici avec Passage de l'avenir 1934, une chronique sociale, policière et bien documentée du Paris ouvrier des années 30 avec une intrigue toute au service de la découverte d'une période mal connue (l'entre-deux guerres et la III° république après l'Affaire Stavisky).
D'une prose fluide, maîtrisée et mesurée, l'auteur endosse le costume d'historien naturaliste pour nous rappeler les principaux événements, le contexte politique, et sans forcer le trait, les conditions pour le moins difficiles des ouvriers de l'époque.
L'épisode suivant : Rue de l'espérance, 1935 sort très bientôt, on vous en reparlera.

Avec Les dames de guerre : Saïgon, nous partons à l'étranger, dans l'Indochine des années 50 avec un hommage au célèbre bouquin de Graham Green (Un américain bien tranquille).
Une histoire romancée captivante au cœur d'une grande Histoire passionnante.
Laurent Guillaume nous livre un sympathique roman d'aventures et un joli portrait de dame photographe et on s'attache bien vite aux personnages choisis avec soin par l'auteur : des espions chinois redoutables, des commandos français borderline, des corses mafieux pas trop clean, des agents de la CIA au double jeu, ...

Le podium déborde déjà, pfffff, et pourtant il faudrait en citer d'autres encore comme la sicilienne Cristina Cassar Scalia, L'inuite de Mo Malo, la louve du polar Cécile Cabanac, ou même le retour de R. J. Ellory avec Au nord de la frontière.

➔ Dans la catégorie romans noirs, quelques très très bonnes trouvailles :

Un surprenant Ian Manook qui sort des sentiers familiers du polar avec ce jeu du Pouilleux massacreur, roman quasi autobiographique qui nous fait revisiter sa jeunesse et les années 60.
Une histoire de HLM blême comme une chanson de Renaud sur une petite musique nostalgique où le héros partage avec l'auteur des racines arméniennes ...
La reconstitution des sixties est soigneusement travaillée et le contexte politique n'est pas oublié : 1962, l'année de référence retenue par Ian Manook, c'est l'année des terribles attentats de l'OAS à Paris, l'année des violences policières du métro Charonne, un temps où l'extrême-droite était alors très à son aise.

Dennis Lehane sort lui aussi un peu du cadre des thrillers habituels pour un roman très social sur son Boston natal : Le silence, basé sur un fond historique bien réel, le "busing" mis en place dans les années 70 pour favoriser la déségrégation dans les écoles étasuniennes. Il ne faut que quelques pages pour nous accrocher au personnage de Mary Pat et partager le racisme décomplexé de ces petits blancs et leur peur du fameux déclassement. Dennis Lehane nous emmène visiter le cœur même de la machinerie complexe qui fabrique haine et racisme au quotidien, génération après génération.

Suivons Vera Buck jusqu'au fin fond d'une vallée de montagne, jusqu'au village perdu de Jakobsleiter, où vivent ensauvagés Les enfants loups et les membres taiseux d'une communauté baptiste refermée sur elle-même sous la férule d'un prêtre un peu trop passionné.
C'est dans cette région qu'une ado de Jakobsleiter disparaît un beau jour.
Une disparition qui résonne comme un écho à la disparition de la jeune Juli, c'était il y a dix ans.
Voici une très bonne histoire, racontée avec une grande maîtrise. 
Une puissante histoire, prenante, particulièrement bien racontée : un coup de cœur de la rentrée 2024.

Ce podium est trop petit lui aussi, alors qu'il aurait fallu peut-être citer aussi : Mater Dolorosa du croate Jurica Pavicic (une valeur sûre), Le premier renne d'Olivier Truc (un épisode très réussi), l'histoire de l'Écume de mer de Patrick K. Dewney, ou encore Le sang des innocents de Shawn Cosby.

➔ Dans la catégorie Histoire ou histoires-vraies, quelques belles et instructives découvertes :

L'histoire (vraie) du finlandais Simo Häyhä, le légendaire sniper que l'on surnomma La Mort Blanche. Dans ces Guerriers de l'hiver, on a le plaisir de retrouver ici la plume très professionnelle d'Olivier Norek pour un roman de guerre bien éloigné des polars auxquels il nous avait habitués : une découverte enrichissante. 
Malgré le sérieux apporté au récit des faits, Norek a su trouver le souffle épique qui convenait pour retranscrire cette histoire et nous faire partager le courage et le patriotisme des soldats blancs pendant cet épisode méconnu de la guerre de 1939, lorsque les soviétiques tentent d'envahir la Finlande. ♥ Un coup de cœur de la rentrée littéraire 2024.

Avec Mesopotamia, Olivier Guez nous conte l'histoire de l'anglaise Gertude Bell, une femme au destin exceptionnel, une sorte de Lawrence d'Arabie au féminin. 
Il nous brosse un tableau panoramique de cette époque (le début du siècle dernier, l'entre deux guerres) et de cette région, le Moyen-Orient, dont on parle beaucoup mais qu'on connait mal.
C'est un de ces romans qui mêlent agréablement petite et grande H/histoire, qui nous font découvrir d'étonnants acteurs de l'Histoire et qui nous éclairent des pans entiers de la géopolitique.
Les chapitres de cette véritable biographie alternent entre la vie privée de Gertrude (et ses amours contrariées) et l'activisme politique de Miss Bell au service de l'Empire : elle n'aura pas d'enfant mais c'est elle qui va mettre au monde un pays, l'Irak, et qui mettra le roi Fayçal sur le trône. Passionnant et captivant.

À la recherche du vivant, premier roman très réussi de la finlandaise Iida Turpeinen.
Un récit captivant qui mêle habilement aventures maritimes, histoire coloniale, réflexion sur l'évolution des espèces, et qui questionne avec acuité notre relation au vivant et à notre environnement.
Sans jamais se montrer pontifiante ou moraliste, sans jamais s'engager dans le pamphlet polémique, et surtout sans jamais ralentir le rythme épique de son récit d'aventures, la finlandaise réussit à nous faire passer pas mal de messages écologiques, naturalistes ou scientifiques.

Les autres nominé(e)s auraient pu être : Anna Funder pour L'invisible madame Orwell ou Victoria Mas et son Bal des folles, ...

➔ Dans la catégorie littérature générale :

Bénédicte Dupré la Tour est certainement la plus belle plume lue cette année. Ses Terres promises sont celles du farouest revisitées au féminin. Mais ne vous y méprenez pas, même si (comme nous) vous n'appréciez pas forcément le genre western en littérature, ce bouquin-là, franchement, risque de vous faire passer le goût d'autre chose.
Un roman choral avec sept histoires, sept personnages, presque sept nouvelles qui se répondent et s'entrecroisent.
Le lecteur tombe très vite sous le charme de la superbe prose de cette auteure : une langue puissante et brute, charnelle et suggestive, intense et vibrante. Il y a du sang, de la boue, de la vermine, et bien pire encore ... Mais le texte sait rester solidement construit, entièrement au service du récit.

Il ne se passe pas grand chose dans Jour de ressac, le dernier bouquin de Maylis de Kerangal. Mais alors comment fait-elle pour nous accrocher ainsi pendant plus de 200 pages ? 
Le temps d'une petite journée, une femme déambule dans la ville du Havre (et c'est pas la plus glamour de l'hexagone, hein ?!), errant au fil de sa mémoire. Une image est évoquée ici. Un souvenir surgit plus loin. Une scène en évoque une autre. Oui et alors ? ... 
Alors la très belle prose de l'auteure opère sa magie et nous captive, nous enserre dans ses filets subtils.
Un roman qui nous touche, qui nous oppresse un peu parce qu'il nous questionne sur la mémoire que nous garderons des gens que l'on a connu, des visages de nos proches.

L'historienne Cécile Desprairies a grandi dans une famille de collabos, des vrais : antisémites et pro-nazis, héritant ainsi d'un lourd passé qu'elle tente de nous faire comprendre dans ce roman autobiographique. 
Maman Lucie avait vingt ans quand elle connu un bel alsacien étudiant en biologie des gènes et des races, et quand elle entama une brillante carrière de "propagandiste" pour adapter au bon goût français le discours allemand. Hélas à la Libération, Maman Lucie ne pourra pas tourner la page, regrettera jusqu'à la fin cette belle époque où tout lui souriait et c'est dans ce déni de réalité que grandira l'auteure. 
Si vous pensiez connaître des parents toxiques, découvrez-donc le récit de Cécile !

Là aussi ne vous arrêtez peut-être pas au podium et partez découvrir : Tang Loaëc et sa terrible histoire des enfants maigres, ou encore Caroline de Mulder et la pouponnière de Himmler, La barque de Masao d'Antoine Choplin ou L'écume de Patrick Dewdney, ...

➔ Dans la catégorie Anticipation (ben oui, c'est nouveau !) quelques bonnes surprises avec ces dystopies :

On apprécie le regard acéré et sans appel porté par la lyonnaise Estelle Tharreau sur notre actualité d'aujourd'hui, sur l'écologie, sur l'économie capitaliste des "plateformes numériques", sur les travers récurrents de notre humanité qui oublie trop vite les leçons de son Histoire.
Le propos de la dystopie Contre l'espèce est fort, puissant, violent même : si la lecture de cette fable d'anticipation est captivante, elle est aussi très dérangeante car l'auteure pose de sacrées questions.
Dans ce monde au bord de l'apocalypse ni le lecteur, ni les survivants ne sont au bout de leurs surprises car "sauver la Terre ne suffira pas si l’homme n’évolue pas".

Sophie Loubière, auteure connue de polars, nous expédie 240 ans après le 1984 de George Orwell : en 2224, Big Brother est devenu écolo - bien obligé pour tenter d'enrayer l'extinction de l'humanité.
Mais on frémit bientôt à l'idée qui est au cœur de l'intrigue : ces femmes ménopausées, qui ne sont plus en mesure de procréer pour reconstituer l'humanité, et que l'on "retire" du circuit pour que les hommes puissent fonder une nouvelle famille. C'est la trame de cette dystopie : Obsolète.
Sauf que personne ne sait vraiment ce que deviennent les "retirées" quand elles partent. Bref on est très impatient d'apprendre ce qu'il advient des "retirées" ...


➔ Et enfin, dans la catégorie BD voici quelques bons albums découverts cette année :

Après le succès du Monde sans fin, voici Capital & Idéologie, cuisiné selon la même recette : sur le fond, la réflexion et la caution d'une grosse tête d'intellectuel progressiste (ce sera le tour de Thomas Piketty sur l'économie) et sur la forme, le travail lumineux de celles et ceux qui ont un don magique pour vulgariser les sujets les plus complexes (ce sera Claire Alet, journaliste et documentariste).
Benjamin Adam a mis ses talents d'illustrateur et de graphiste au service des deux économistes.
L'album est un véritable cours d'Histoire de l'économie occidentale.

Manu Larcenet met en bulles et en images La route, le roman culte de Cormac McCarthy qui avait obtenu le prix Pulitzer en 2007.
Un pari osé mais un album réussi et très fidèle à ce monument littéraire.
De toute évidence, la noirceur du dessin de Larcenet était faite pour illustrer ce sombre récit post-apocalyptique.
À noter : les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de ré-éditer le roman de McCarthy en version "collector" avec quelques planches illustrées tirées de la BD, histoire de doubler le plaisir avec la (re-)lecture du roman !

Après le très remarquable Fatale, on retrouve le dessinateur Max Cabanes et le journaliste Doug Headline pour une adaptation d'un autre roman de Jean-Patrick Manchette : La princesse du sang.
Avant d'être surpris par la grande faucheuse, Manchette amorçait avec ce roman un virage plus "géopolitique" dans sa carrière d'écrivain, qui annonçait une série d'autres aventures d'espionnage.
Doug Headline avait à cœur de terminer ce projet avec tout l'esprit post-soixante-huitard de ces néo-polars des années 70-90 quelque part entre anarchisme et pessimisme.


Il y a quelques semaines, on avait également préparé une liste de "cadeaux" pour les fêtes : vous y retrouverez le best-of ci-dessus bien sûr, mais également encore plein d'autres bonnes idées : Noël 2024.

Allez, bye-bye 2024, bonnes lectures, bonnes aventures et bonne nouvelle année 2025 !

mercredi 8 mai 2024

Norferville (Franck Thilliez)


[...] Un caillou de fer dans un désert de glace.

L'auteur, le livre (456 pages, mai 2024) :

Franck Thilliez est l'un des auteurs français de polars "mainstream" les plus en vue. La série des Sharko c'est lui. 
Des polars qui flirtent souvent avec le fantastique ou l'ésotérique mais dont la violence est hélas bien ancrée dans le réel.
Cette fois avec Norferville, il délaisse son Sharko fétiche et cède aux sirènes du grand nord après d'autres auteurs de polars français : Ian Manook en Islande, Olivier Norek à Saint-Pierre-et-Miquelon, ... qui ont suivi sur la neige les traces laissées par Olivier Truc ou Mo Malo

Le contexte :

Norferville a beau être un lieu imaginaire, on s'y croirait !
Comme de coutume, Franck Thilliez soigne le décor de son polar d'une plume très suggestive : nous voici tout au nord du Québec, à 700 kilomètres de Montréal, dans l'une des gigantesques mines ouvertes sur les terres des indiens Innus (le Nitassinan). 
Les colons blancs y sur-exploitent la Fosse du Labrador qui contient un minerai de fer de grande pureté. 
[...] Norferville restait ce qu’elle était : un caillou de fer dans un désert de glace.
[...] — Norferville, c’est un autre monde. Il faut le voir pour le croire. Un territoire de glace coupé de tout où des Blancs et des autochtones essaient de cohabiter avec, entre eux, l’exploitation d’une gigantesque mine de fer.
Dans ce lieu glacé difficilement accessible (et pas du tout en cas de tempête de neige : un endroit idéal pour un huis-clos à ciel grand ouvert !) cohabitent bien difficilement les communautés de blancs et d'indiens. 
Au milieu, les "Pommes" : rouges dehors, blancs dedans, les métis rejetés par les uns comme par les autres.
Il sera beaucoup question de violences faites aux indiens et surtout aux femmes indiennes : quelques blancs, tendance suprémacistes, sont adeptes de la "cure géographique" (starlight tour au Canada anglophone), une pratique que les femmes autochtones ne dénoncent pas toujours, par honte ou par peur.
[...] Un dicton dit qu’on a tous, ici, du sang indien. Si ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains.
[...] — Faut que je te dise… ça fait un petit bout de temps que les autochtones sont nerveux.
— Comment ça, nerveux ?
— Je perçois une tension, quelque chose de pas normal dans la communauté, mais j’arrive pas à définir quoi précisément. Un peu comme quand on sent qu’une tempête se profile, qu’un truc change dans l’air. Ils traînent moins dans les rues, ils viennent faire leurs courses et ils rentrent vite chez eux. Ceux que j’amène au poste décrochent pas un mot. C’est pas habituel.

Le canevas :

Dans la "ville" minière de Norferville, au fin fond des plaines glacées du Québec, une jeune française est retrouvée dans la neige, sauvagement assassinée et mutilée.
Son père Teddy Schaffran (un criminologue privé, tendance profiler, à qui il manque un oeil) débarque de France avec son passé tourmenté. 
Sur place, Noémie Rock, une fliquette métisse est chargée de l'enquête dans ce coin perdu où elle n'a pas de très bons souvenirs.
La rencontre de ce duo d'enquêteurs est prometteuse :
[...] Elle découvrit alors la face de marbre d’un homme qui semblait jailli du fond des âges. Grand, solide, le visage marqué de petites rides qui, avec les températures, formaient comme des crevasses. Elle scruta d’abord le rond de cuir et regarda finalement l’autre œil, peut-être plus noir encore que l’artifice côté gauche.
— Je suis Teddy Schaffran. Je veux voir ma fille.

♥ ♥ On aime beaucoup :

 Franck Thilliez arrive ici à nous faire ressentir le froid : "Je suis fasciné par le froid, par la manière de le décrire, parce que c’est vraiment une sensation particulière, d’autant plus quand il est omniprésent. C’est une façon d’emprisonner les personnages, et mes lecteurs. [...] J’ai toujours eu le fantasme d’écrire une scène de blizzard." En ce lieu idéal, l'auteur souffle le froid dans une nature déchaînée aussi violente que les hommes qui l'habitent et le lecteur frissonne (c'est un thriller !) en pestant contre ses moufles, pas très pratiques pour tourner les pages du bouquin.
[...] — Je crois que je ne m’habituerai jamais à ce froid polaire.
— Ne vous plaignez pas, il n’y a pas encore de couche de glace au bas des fenêtres. J’ai connu ça, dans ma jeunesse. Un record à moins 57 °C. Il n’y avait pas d’école, évidemment. Les habitants laissaient tourner les moteurs des voitures toute la nuit, sinon elles ne redémarraient pas le lendemain. On ramassait même des chauves-souris au pied des arbres, les pauvres étaient complètement givrées. Une sorte de fumée de mer arctique, mais partout dans la ville.
[...] — Moins 18 °C. C’est la température de la mort douce. Il paraît que, quand on reste sans bouger trop longtemps sous cette température, il y a, à un moment donné, quelque chose d’agréable qui vous enveloppe, votre cerveau se met à déconner et vous enlevez vos  vêtements sans vraiment vous en rendre compte.
On appelle ça le « déshabillage paradoxal »… Vous vous endormez et vous ne vous réveillez plus.
[...] — Ça pourrait faire un bon début de polar, nota Teddy pour tenter de détendre l’atmosphère. Un homme et une femme coincés dans une voiture au cœur d’un désert de glace, alors qu’une tempête approche.
— Ou une mauvaise fin.
 Comme à son habitude, Franck Thilliez lorgne du côté du fantastique en convoquant ici la légende du Windigo (qu'on connait depuis Joseph Boyden et d'autres), ce croquemitaine indien inventé peut-être pour faire peur aux enfants mais plus sûrement pour lutter contre le cannibalisme qui a pu sévir jadis en cas de famine.
[...] Les témoignages étaient cohérents et menaient tous à une entité unique  : le Windigo.
Chaque fois que le nom avait été évoqué, la jeune femme avait capté le même éclat dans les yeux de ses interlocuteurs. La peur, une terreur irrationnelle jaillie de légendes ancestrales. 
[...] La créature, mi-homme, mi-animal, a un cœur de glace. Elle vit dans les profondeurs de la forêt et se rapproche de nous lorsqu’elle est très en colère.
Elle se nourrit de tout ce qui vit, avec une préférence pour la chair humaine.
[...] D’après ce que j’ai lu, la légende serait née pour empêcher la pratique du cannibalisme dans les communautés autochtones. Il y a en effet déjà eu des précédents lors de famines extrêmes dues à l’isolement et à l’absence de gibier, surtout l’hiver. 
 La violence de la nature et du froid fait écho à celle des hommes. Des hommes qui n'aiment pas les femmes. Un polar très dur et sans concession - c'est du Franck Thilliez !

Pour celles et ceux qui aiment les croquemitaines.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fleuve.
Ma chronique dans le journal 20 Minutes et dans Benzine.

lundi 19 février 2024

L'Inuite (Mo Malo)


[...] L’histoire des enfants‑cobayes du Groenland.

L'auteur, le livre (416 pages, avril 2024) :

Mo Malø est le pseudonyme d'un auteur bien de chez nous : Frédéric Ploton ou Frédéric Mars (un autre pseudo encore). 
Un auteur que l'on connait depuis 2018 et sa série de polars qui nous ont transportés régulièrement au ... Groënland (la série des Qaanaaq).
Des polars ethnico-nordiques dans la même veine que ceux d'un autre frenchy, Olivier Truc qui, lui, nous faisait voyager en Laponie.
Mais revenons en Kalaallit Nunaat (la terre des hommes) pour y suivre Paninguaq Madsen, "un prénom purement inuit, un nom de famille danois –  comme la plupart des habitants du pays".
 [...] – Mais tout le monde m’appelle Panik, ajouta‑t‑elle. Elle sourit. 
– Parce que quand on fait appel à moi, en règle générale, c’est plutôt en urgence.
C'est elle L'inuite du titre, une sage-femme itinérante, une sanaji : là-bas, pas question d'aller en urgence à la maternité (ni où que ce soit d'ailleurs).
[...] Elle est une donneuse de souffle. Anirniq. Elle ne le vole pas, ce souffle ; elle l’offre. Elle permet que d’un rien hurlant encore englué de douleur, chose infime, se façonne un destin –  chasseur, pêcheur, chamane ou prince d’une contrée lointaine, peu importe.

Le contexte :

Mo Malø a pris prétexte d'une histoire-vraie pour bâtir son roman : dans les années 50, le gouvernement danois tente une "expérience" (Eksperimentet ce sera le mot officiel) pour une campagne de "danification" de sa colonie.
[...] L’histoire des enfants‑cobayes du Groenland, c’est ça ?
[...] L’exil forcé d’enfants groenlandais dans les années d’après‑guerre,
[...] Une expérience pilote sur une sélection de petits Groenlandais. Les fameux 22. « L’Expérience ». Tim avait déjà entendu le terme employé au sujet de ces enfants, comme s’il s’agissait de vulgaires souris de laboratoire.
[...] Quand, à cette époque, le gouverneur a décidé d’envoyer vingt‑deux petits Groenlandais pour les « rééduquer » au Danemark, ce sont les pasteurs qui ont servi d’agents recruteurs dans les différents villages concernés.
Il faudra attendre soixante-dix ans pour que la première ministre Mette Frederiksen présente des excuses officielles au nom du gouvernement danois.
Voilà une bien sombre histoire qui rappelle celle des enfants de la Creuse ou encore celle des enfants placés en Suisse pour ne citer que d'autres romans lus récemment, sans parler bien entendu des amérindiens ou des aborigènes.

On aime :

❤️ On apprécie toujours le ton des polars de Mo Malø, jamais horrifiques, toujours documentés et qui, au fil des épisodes, sont de plus en plus ancrés dans la réalité sociale et historique de ce territoire méconnu, plutôt que dans son aimable folklore.
❤️ Évidemment on est ici curieux d'en apprendre plus sur cette "Eksperimentet", cette terrible histoire des enfants du Groënland, symbole de l'attitude coloniale du Danemark envers son territoire d'outre-mer, un territoire qui devra attendre 1979 pour obtenir une relative autonomie par rapport à la Couronne Danoise. 
Cette "expérience" avec les enfants des années 50 va laisser des cicatrices douloureuses qui feront aujourd'hui la trame de ce polar ...
[...] Rien n’a changé dans les rapports entre le Danemark et le Groenland. Nous nous comportons encore et toujours comme des colons avec nos territoires d’outre‑mer. Et surtout, on fait l’impossible, y compris aujourd’hui, pour museler les victimes de nos mauvais comportements.
❤️ On aime l'unité d'ambiance et de ton de cette intrigue qui réserve son lot de fausses pistes et de rebondissements, notamment avec cette étonnante tradition inuite, l'ateq, qu'on ne détaille pas ici pour ne pas divulgâcher mais qui touche à la question du genre très à la mode en ce moment.

Le pitch :

La sage-femme itinérante Paninguaq Madsen, dite Panik, vient d'accoucher une très jeune fille.
Peu après on retrouve Nina Eliassen, la jeune maman, sauvagement égorgée, le bébé confié à des voisins.
Il y a quelques mois déjà, le grand-père Eliassen avait été retrouvé mort, ligoté sous la glace. 
Les Eliassen ont-ils le mauvais œil ? Ou bien est-ce Panik qui accomplit une vengeance venue d'un lointain passé ?
Le flic inuit local, Bjorn Westen, mène l'enquête sans trop se stresser.
[...] Avec ses auxiliaires empotés, ses méthodes d’un autre âge, son absence de rigueur et de moyens techniques décentralisés, il était le représentant d’une police dépassée. D’un ancien monde.
Les autorités danoises, soucieuses d'enfouir tout cela sous la neige, envoient sur place un autre flic, Tim Osterman de la PJ de Copenhague, dans une manœuvre qui ressemble bien à un piège pour éloigner un gratte-papier devenu encombrant et agiter l'épouvantail d'un exil administratif.
[...] – Ils vous ont menacé d’un placard, n’est‑ce pas ? 
– Pardon ? 
– Ça n’a rien de honteux. Ils l’ont fait pour chacun de nous, à l’époque.
Contre toute attente de leur hiérarchie, les deux flics vont finalement former une bonne équipe et mener l'enquête à son terme ou presque, il faut bien que ce pays garde quelques mystères sous la glace.
[...] Sans parler de camaraderie, le climat de défiance avait cédé le pas à une coopération raisonnée. Sans se l’avouer, chacun comptait sur l’autre pour le sortir de l’ornière promise en cas d’échec. Ça n’effaçait pas leurs différences ; cela gommait juste la tension entre eux.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens de traineau.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions de La Martinière.
Mon billet dans 20 Minutes.